Tlemcen - RELIGION

TLEMCEN et ramadhan



Tlemcen n’est-elle pas la ville
de la tradition, la cité aux
trente-trois minarets ? N’estelle
pas habitée, entourée et gardée
par une gamme fort étalée de saints
et de mausolées ? Lorsqu’on évoque
la ville de Tlemcen, l’image qui
vient brusquement s’imposer à l’esprit
reste incontestablement celle des
monuments et sites historiques ainsi
que autres «aw’lya» et qoubbas.
Mais au-delà de ces reliques,
Tlemcen possède d’autres particularités
et d’autres traditions notamment
durant le mois de Ramadhan,
où la ville connaît une parfaite transmutation.
Depuis les temps immémoriaux,
le mois de Ramadhan est
vécu à Tlemcen dans les mêmes traditions
et dans la même ferveur. Nul
étonnement, dès lors, à ce que toutes
les fêtes et cérémonies ici donnaient
lieu à mille scènes délicieuses
de couleur locale, en l’occurrence
durant le mois sacré de Ramadhan,
notamment au sein des quartiers
de la vieille médina, tels que
El-Medress, avec ses dépendances
qui donnent vers Ras El-B’har, Sid
El-Yeddoun, derb N’idja, Bab Ali,
Sid El-Djebbar, Bab Zir, R’hiba avec
derb Sid El-Ouazzane et derb El-
Fouqi, Bab El-Djiad avec Ars Didou
et derb El-Qadi, Bab Sidi Boumediène,
R’bat, Agadir, Sidi Yacoub,
Sidi Daoudi, Bab El-Aqba, Riat El-
Hammar, sans oublier El-Eubbad,
Bab El-Hdid, El-Qalâa, Sidi Chaker,
Aïn El-Hout, Ouzidane... Tous ces
quartiers et villages indigènes affichaient
le même décor traditionnel
et baignaient dans la même ambiance
festive et spirituelle.
Et pour cause ! Le mois de Ramadhan
était le plus grand évènement
de la vie quotidienne
tlemcénienne. Plusieurs mois à
l’avance, on en parlait. Dès radjeb,
nos vieilles mères, comptant
sur leur doigts, disaient : «Le mois
prochain, c’est chaâbane, le suivant
Ramadhan. Nous jeûnerons.
Santé et paix sur nous.»
Quinze jours avant l’arrivée du
Ramadhan, on se prêtait à la traditionnelle
Chaâbana (en référence
au mois de Chaâbane) à travers des
visites familiales roulantes dites
«darate», marquées par le copieux
couffin de légumes qu’on offrait à
cette occasion aux parents nécessiteux,
notamment les veuves. Les
aubergines étaient très prisées, en
vertu de l’adage tlemcénien «El-brania
fi dar El-Klouche fama» (c’est un
prestige que de manger un ragoût
d’aubergine chez la famille Klouche),
se rappellera feu Ba’Hammou
Abbas lors d’une émission radio
(Tlemcen FM), «Tilimcen ayam zamène
». Ce vieil artisan évoquera
également, avec son accent typique,
les festins organisés dans le site bucolique
d’El-Ourit.
Il arrivait enfin ce mois tant attendu.
A quelques jours du mois de
jeûne, une activité intense règne au
centre-ville. Nos veilles mères
n’oubliaient jamais de renouveler à
cette occasion les ustensiles de cuisine.
Ainsi El-Medress et El-Mawkef
étaient tout indiqués à cet effet.
On s’approvisionnait de chez Dekkak
(poterie), Saïdi (ferblanterie),
Bentchouk (céramique) et Abbès
(articles de sparterie comme la t’biqa,
plateau en alfa, et l’indispensable
couscoussier pour l’étuvage)

Assurément, nulle ville en Algérie mieux que Tlemcen n’aura
maintenu les coutumes, les fêtes religieuses et en général
toutes les cérémonies publiques et privées dans le cadre
ancien, avec toute la philosophie et toute la pratique
qui se rattachent aux choses de l’Islam.
nettoyage de fond en comble des
chambre «n’fid» et le badigeonnage
du patio étaient aussi de mise
pour l’accueil de l’illustre «hôte»,
tradition oblige.
Les rideaux «hdjoub Benkalfat» et
la literie des alcôves (couvertures,
couettes, tapis ou natte) étaient remplacés
ou lavés pour la circonstance.
Destination : Saf-Saf, El-Ourit ou
Diar Essaboune à Bab el-Qarmadine.
Ceci côté cour (matériel). Côté
jardin (immatériel), tout le monde
était prêt pour le jour J, c’est-à-dire
au rendez-vous de l’astre des nuits.
«Celui qui observera la lune jeûnera
un mois», répétait-on solennellement.
Ce qui expliquait l’effervescence
qui régnait dans la ville à la
veille du jour du doute. Jamais coucher
de soleil n’était attendu avec
une aussi grande impatience.
Autrefois, nous racontera non
sans nostalgie El-Hadj Bensenane,
l’illustre imam de la mosquée Sidi
El-Yeddoune, la station dite d’El-
Koudia, appelée à l’époque Aïn El-
Moudjadala (la source de la polémique),
constituait un site de prédilection
extra-muros pour l’observation
de la jonction de la lune. Là,
un majestueux cheval barbe, harnaché
pour la circonstance, attendait
son cavalier, en l’occurrence le messager,
pour le prendre jusqu’en haut
de la dite colline légendaire, d’où
ce dernier envoyait, à l’instar des Indiens
d’Amérique, les signaux de
fumée annonçant le Ramadhan.
Voilà un exemple fort intéressant de
«point haut «(relais militaire stratégique)
initié alors par roi almohade
Abdel Moumen Ben Ali El-Koumi.
Plus tard, ce fut le pittoresque village
de Zelboune qui prit la relève en
la matière : «Zelboune hach’date»
(a failli), allusion à la précieuse nouvelle
qui tardait à parvenir à la population
de Tlemcen (version paraphrasée,
en guise de dérision, de la
fameuse défection politique).
Quant à la situation intra muros,
elle se caractérisait par un branlebas
de combat, notamment au niveau
de la place d’El-Medress. Une
véritable touiza «médiatique» s’organisait
spontanément, tacitement
pour la circonstance.
El-Hadj Abdesslem Lachachi,
homme de grande culture, industriel
de son état, nous relatera à ce
sujet : «On se pressait devant le
bureau du mufti Bendahmane (suivi
de cheikh Senouci Abdelkader)
qui siégeait au niveau de Djamaâ
el-Kebir (la Grande Mosquée), assisté
pour la circonstance du cadi
Douadji (représenté éventuellement
par un «adel»), chargé pour sa part
de la validation juridique des témoignages
des témoins oculaires. Dans
ce contexte, El-Hadj Mohamed Lachachi,
négociant à la rue Khaldoun,
et le docteur Kara, tous deux
notoirement connus à Tlemcen,
étaient pour leur part instamment
sollicités dans ce cadre, car ils possédaient
le... téléphone, un appareil
rarissime, qui leur permettait,
grâce à leurs relations personnelles
ou professionnelles, de consulter,
de s’informer auprès de leurs correspondants
résidant dans d’autres
villes, d’autres régions du pays, toujours
selon notre interlocuteur.
Auparavant, et lors de la prière du
vendredi précédant la nuit du doute,
l’imam de Djamaâ el-Kebir (à
la tête duquel se succéderont par
la suite Hadj Benosman, qui fut assassiné
dans sa maqsoura lors des
massacres du 4 juin 1957, et Moulay
Benabdellah), Si Hmida Hadjadj
donnait le ton en invitant les
fidèles à observer ce rituel, à savoir
l’observation de la lune. Nonobstant,
dès 1946, et avec l’avènement
de Radio-Alger, la population
était informée via les ondes par
la grâce de l’«officiel» centre de
Bouzaréah. Des «échos» parallèles
continuaient cependant de parvenir
de Ouargla, Bou Sâada, pour
tempérer un tant soit peu le scepticisme
ambiant (culturel et cultuel)
des croyants. Dès la confirmation
de la date «sacrée», le crieur public
(berrah) entrait en action en répercutant
la nouvelle à travers les quartiers
de la ville, notamment la vieille
médina. La voix «off» rôdée des
Belkaïd, Bali et Alaoui pénétrait
gracieusement dans les demeures,
rompant l’état d’expectative.
Les mosquées, qui bénéficiaient
d’une toilette particulière effectuée
par les soins de la municipalité ou
prise en charge par les bienfaiteurs,
s’apprêtaient à accueillir les prières
surérogatoires, c’est-à-dire les
tarawih que dirigeait Si Mansour,
ainsi que le « tahadjoud». La Grande
Mosquée, notamment, abritait
des «colonnes» (cours de charia et
de fikh donnés en arabe dialectal)
après la prière de dohr, dont celle
animée par cheikh Larbi El-Hassar.
Une retraite de dix jours - dite I’tiqaf
- était observée par certains fidèles
qui restaient à ce titre cloîtrés
dans l’enceinte de la mosquée suscitée,
absorbés par la lecture du Coran
ainsi que les «nafilate».
A travers tous les foyers, les femmes
se rencontraient au cours de la
soirée pour préparer une pâte roulée
appelée « m’qatfa», tout en fredonnant
le fameux chant de « Tamtam
Ya Tamtam, Yadjamaâ Sidi
Ramdane». N’échappant pas à ce
rituel, cette traditionnelle pâte de
«langues d’oiseaux» était préparée
une semaine à l’avance ou quelques
heures avant la cuisson, filée avec
le bout des doigts experts des
grands-mères, les «drihmate»
ou «tarechta» cohabitant en alternance
avec la chorba ou la hrira (prisée
chez les familles koulouglies).
Dans le périmètre de la vieille médina,
plus particulièrement à El-Medress
(où était situé le marché indigène)
et la souiqa, les mères de famille
ne rataient pas l’occasion
d’acheter les épices et les herbes
aromatiques de province, notamment
«el-qousbour» (persil frisé)
pour le chorba ou la hrira spécial
Ramadhan. On faisait ses provisions
de thé, café, épices, condiments et
conserves (tomates et poivrons). Le
mortier avec son pilon (mehrez)
était à l’honneur pour la mouture
des («qraïss») pour l’obtention de
l’indispensable «yebzar». Le pain de
seigle «zraâ» et le «matlou» étaient
préparés à la maison. Les galettes
de pain de mie décorées d’anis (sanoudj)
et badigeonnées de safran
(zaâfrane) étaient expédiées au four
(ferrane) du quartier chez les ammi
Boumediène (Sid El-Djebbar), Boumédiène,
La’mèche (Bab Ali), Dali
Ali (Hart R’ma), Bendahma (derb
El-Hadjamine), Boufeldja (R’hiba),
Kherris (Bab El-Djiad), Benselka
(derb Béni Djemla), etc., qui donnaient
la veille un bon coup d’entretien
à leur four pour assurer une
bonne cuisson aux galettes de pain
de leur clientèle.
Les sorbets «charbet», concoctés
à base de citron, d’extrais d’eau de
rose et de sucre, tenaient lieu de limonade
traditionnelle.
La boisson «gazouze», «L’Exquise
» de Rahmoun aurait été
une hérésie (alimentaire) à table.
Le ragoût aux marrons «qastal»
était un plat très prisé, aux côtés
des pruneaux ou des raisins secs en
guise de «z’yada». On préparait
même à cette occasion des couronnes
de gimblette, «kaâq». Quant à
la fameuse z’labia, elle provenait de
chez Tounsi, de la rue Belle-Vue,
ou de chez Benaouda Kaïd Slimane,
installé à la rue Benziane (là où
l’auteur de ces lignes est né et a
grandi), sans oublier les Dali (rue
Lamoricière, en bas du cinéma Colisée),
Chiboub (souiqa), Djziri (El-
Hartoun), Khodja Bacha (Bab el-
Hdid), Belatri (El-Medress), Benabbou
dit «Sordo» (El-Medress), Ennedroumi
(rue Kaldoun), ainsi que
Sbaïhi (rue Benziane) et Feroui
(Bab Ali) qui vendaient en alternance
la zalabia et le karen.
A ce sujet, il faut savoir que la
zalabia, une confiserie d’origine andalouse,
est une spécialité turque,
selon le professeur Mahmoud Kahouadji,
qui nous citera trois anciens
fabricants koulouglis, en l’occurrence
Dali, Khodja Bacha et
Sbaïhi. Quant à la «hrissa» (spécialité
chamia), une seule adresse
pour l’acheter : le kiosque de
David (un commerçant de confession
juive) situé sur la place de la
Mairie, se rappellera le libraire El-
Hadj Sari Djillali. Après l’indépendance,
c’est Mokhtar (Haïcha) qui
vendait cette pâtisserie traditionnelle
à côté du café Tizaoui, au
niveau d’El-Medress. Pour la confiserie
orientale «halwet Miliana»
(halva turque), on allait s’approvisionner
chez les Tabet Aouel (Moulay
Ali, Benseghir et Belhadj) à El-
Medress (rue Pomaria).
Jadis, le mois de Ramadhan était
vécu beaucoup plus en communauté
dans des maisons traditionnelles,
à l’exemple de « Dar Sbitar» (maison
Kara à Bab El-Hdid, et plus
exactement à derb Ouled El-Imam
(ndlr), décrite par l’écrivain Mohammed
Dib dans son célèbre roman
autobiographique « La Grande
Maison»(1952). Comme Dar Sbitar,
il y en avait des centaines à Tlemcen.
On peut citer dans le quartier
d’El-Medress Dar El-Bekkaï, Dar
El-Haddam, Dar Benmrah, Dar
Kouider Saïb, Dar El-Ghosli, Dar
Korti, Dar Bentabet, Dar Sekkal,
Dar Ould Abbès (maison familiale
du ministre), Dar Allal El-Haddad
(le prestigieux commissaire)..., à
R’hiba Dar Chahba, Dar M’red, Dar
Bali, Dar Nedjar, Dar Meziane, Dar
Benkazi, Dar Bouali, Dar Chaïbdraâ,
Dar Lagha, Dar Benkalfat,
Dar El-Korso..., à Hart R’ma Dar
Dali, Dar Fardeheb, Dar Tabet,
Dar Benchenafi, Dar Chaouche
Ramdane, Dar Kheira Bent Benseghir
(où Bouteflika, tout enfant, venait
passer ses vacances), etc.
Des familles entières vivaient en
communauté. La plupart des maisons
étaient dotées de puits trônant
au milieu de l’édifice qui sont nettoyés
par des ouvriers marocains
en contrepartie d’un repas. La précarité
des conditions sociales imposait
ce mode de vie. Dans ces quartiers,
les familles ne vivaient pas
toutes dans le farniente. Les produits
de première nécessité étaient
achetés chez les Ammi El-Mesli,
Ben Aboura, Hadj Bendraâ (Bab
El-Djiad) ou Belkhodja, Si Djelloul
Bentabet (rue Benziane),
Ammi Mlouka et Ba’Benamar
(Bab Ali) qui accordaient crédit,
tout en mentionnant dans leur
petit carnet rouge à ressort les produits
pris par leur clientèle.
L’increvable Boufeldja tenait lui
un four traditionnel à R’hiba,
jouxtant le sanctuaire de Sid El-
Mazouni. Tôt le matin, il découpait
et rangeait des morceaux de
bois pour son four. Boufeldja
avait une drôle de façon de dire «
echwalda» (l’argent) en raison
d’un défaut de langue.
De l’autre côté de R’hiba, Ammi
Omar tenait lui une carrosse de «karen
», (un gratin au pois chiche),
alors que son alter ego Sbaïhi était
installé à El-Medress. Avant la rupture
du jeûne, des enfants formaient
une file interminable devant nos
deux «restaurateurs» ambulants, tenant
entre les mains une assiette
pour acheter ce mets d’origine espagnole
(kalenti signifie chaud,
d’où «el-hamia» chez les Oranais).
En guise de « bonus», Ammi Omar
ou Sbaïhi offrait à ces jeunes une
« abassia», un morceau gratuit du
fameux gratin. On n’oubliera jamais
sur ce registre «Papa» (casse-
croûte chez Papa) et son frère
(Boughazi) de R’bat, Feroui de
Bab Ali et Sahraoui (frère de
Omar) d’El-Blass...
A propos de dégustation, ce qui
poussait les enfants à rompre le
sommeil pour prendre part au
s’hour, c’est le «qarqouch», cette
croustillante «galette» gisant au
fond du tadjine (plat en terre cuite),
de seffa (qu’on mettait sur des
braises à feu doux juste après le
f’tour), que ces derniers adoraient
racler avec leur cuillère en bois.
Le dit plat de couscous au beurre
«smène essahra» (conservé dans
une outre appelée «oukka» ou celui
dérivé du lait de vache) et aux
raisins secs, était chauffé sur des
braises (brasero) juste après le
ftour. Le lait caillé (ou petit-lait)
s’obtenait au moyen d’une outre
en peau de chèvre ou d’un récipient
de ferblanterie; sinon on se
le procurait de chez les laitiers ruraux
de Béni-Snouss installés devant
Jamaâ Sidi El-Benna ou
Ba’Omar de Sid El-Djebbar.
La rupture du jeûne «adhan eliftar
» était annoncée concomitamment
par le muezzin (marguillier),
la sirène juchée sur le toit de l’hôtel
de ville d’El-Blass et une salve de
coups de canon (medfaâ) tirés à
partir du plateau de Lalla Setti
El-Hadja Mansouria évoquera pour nous
ce moment chargé de «suspense» : assis
sur une «a’tata» (margelle ou rebord) devant
Djamaâ Sidi El-Yeddoun, nous guettions, filles
et garçons, le muezzin, cheikh Benmansour.
Dès qu’il apparaissait en haut du minaret,
nous criions à l’unisson : «Haoua tla’ elmou’addane
! Haoua tla’ el-mou’addane!».
A quelques minutes de la rupture du jeûne,
tout le monde était accoudé sur les remparts
«d’essor» de R’hiba ou la place d’El-Medress
pour entendre le signal du medfaâ. Après le
ftour, des grappes de jeunes se dirigeaient vers
le centre-ville pour occuper une bonne place
au café de la JSMT ou au «Café Riche» et
s’adonnaient à leurs jeux de cartes favoris,
tandis que les enfants se donnaient à coeur
joie aux jeux, notamment le «carnaval» masqué,
le visage enduit de marc de café (telwa)
ou couvert d’un masque acheté chez «Djillali
cycliste» (Kara) de Bab El-Djiad.
On se ruait vers les dédales pittoresques de
derb N’idja, derb Si El-Djebbar, derb
Sensla, Ras El-B’har, Ars Didou ou derb El-
Kadi. On s’enivrait de la mélodie irrésistible
de cette chanson fétiche: «A’ tchico marinazoudj kilos faréna ! A’ tchico marina, zoudj
kilos faréna !», en parcourant les venelles entrelacées
de la vieille médina.
Leurs aînés amateurs de jeux de société se
donnaient quant à eux rendez-vous au pittoresque
café «Romana» (décrit par Mohammed
Dib dans «La Grande Maison») de la rue
Basse pour des parties de dominos, agrémentées
d’un thé à la menthe préparé par Ammi
Zoubir (Khelil), ou au café Bensalem d’El-
Medress pour la ronda en écoutant les langoureuses
chansons (disques) de cheikha Tetma
aux côtés des cafés Douidi, Tizaoui, L’Espérance,
Benkazi (Blass), Kazi (Tafrata),
Tchouar (Bab Sidi Boumediène)...
A la rue Basse et sur la place légendaire
d’El-Medress, c’est pratiquement le même
décor. Les enfants, au moyen de la «roulma»
(genre de planche à rouler qui repose sur des
roulements à billes, un jouet «automobile»
qu’on retrouve même en Amérique latine et
qui est «exporté» dans certaines cités maghrébines
en France), dévalaient la rue Benziane,
Bab El-Djiad, R’bat, El-Qissaria ou la pente
du cinéma Le Colisée où Charlot (qui habitait
Boudghène), un autre repère de Tlemcen
décédé dans l’anonymat le plus complet, exposait
sur les abords du trottoir des livres, des
bandes dessinées du genre «Akim», «Zembla»,
«Blek le Roc»... ou vendait occasionnellement
des billets de cinéma au noir quand la salle
affichait complet (peplum, western...).
En face, à côté du café bar La Coupole,
l’inamovible Briyedj (Bendimered), le vendeur
de jus de citron, l’été, baignant dans de
la glace (dont il achetait des blocs à la rue de
la Paix) («adrab lim rak m’serkel», dixit Briyedj,
allusion à une descente de paras français),
et «homoss kemoune», l’hiver (pois chiche cuit
à la vapeur), vantait son produit dans une
ambiance bon enfant... Aujourd’hui, Tlemcen
a perdu complètement ce beau décor,
même «Qahouat Erromana» (café traditionnel)
qui était tenu par Ammi Zoubir a fermé
ses portes pour devenir à son corps défendant
un dépôt pour les trabendistes, alors que
les cinémas Rex, Le Colisée et Lux, qui sont
dans un état de délabrement avancé, ne sont
devenus que de vieilles reliques comme les
épaves du «Titanic» qui somnolent dans les
profondeurs de l’Atlantique, au moment où
El-Medress abrite dans l’anarchie la «bourse»
du pain de maison, alors que Blass El-Khadem,
El-Qissaria et Sidi Hamed sont pris en
otage par le trabendo et que R’hiba est littéralement
investie par les (taxis) clandestins...
Trêve de jérémiades nostalgiques et revenons
à Ramadhan fi zamane. Quant à l’appel
au shour, c’est toujours le mou’addane
(muezzin) qui se chargeait de cette tâche, contrairement
à certaines régions, comme Hennaya
où c’était un crieur public (ou
berrah) (appelé neffar au Maroc et
saharati en Egypte), qui réveillait les gens
pour se sustenter avant la rupture du jeûne.
Ainsi, une heure avant l’«imsek» (soit l’adhan
du sobh), cheikh Bendi Allel de Djamaâ El-
Yeddoun ou Si Chaïbdraâ de Djamaâ El-Kebir
psalmodiaient les appels répétés à la prière
: «Qoumou qoumou ! Hada oua’at elkheir
djaquoum, li sala, sala rassoul, ouana
l’a dellal el-kheir, oula djenna ma’ha ya djri,
ya djri, oua Allah lima sala el-fedjr ma ya
chroub mine maha...». D’autres chants
profanes figuraient au répertoire ramadhanesque
des enfants, tels que «Ya wekkal
ramdane, ya khasser dinou», vociféré par les
enfants à celui (ou celle) que l’on surprenait à
rompre sans motif légitime le jeûne sacré du
Ramadhan, ou «Tamtam ya tamtam, ya djamaâ
sidi ramdane...». Ainsi que «A’ tchico el
marina...». Pendant ce temps-là, les soirées
musicales battaient leur plein avec cheikh
Larbi Bensari au café Benhadj Allal, son fils
Redouane au Marhaba et Hadj Benguerfi, dit
Azizou, au café Andalou, puis La Coupole.
Après l’indépendance, le café de l’Espérance
accueillait Nekkach Nedroumi avec son fameux
guénibri, celui du marché Mellouk, l’hôtel
El-Moghreb cheikh Benzerga, le café Kazi de Tafrata
cheikh Brixi avec Benkbil. D’Oudjda (Maroc)
étaient conviés les chouyoukh tels Salah,
Moulay El-Habib, Bouchnak... C’étaient les lieux
de (pré)dilection des vieux après les taraouih.
On n’évoquera jamais assez les «qaâdate» conviviales
et les «mamawil» mélodieux au luth avec
l’inénarrable boute-en-train Hadj Baba Ould
Fréha de Triq Ettout. Une communion entre le
spirituel et le temporel, une cohabitation du sacré
avec le profane...
D’Alger, se déplaçaient à cette occasion la troupe
théâtrale de Bechtarzi ainsi que Serri pour
des spectacles au cinéma Colisée ou au Lux (ex-
Mondial). Que ce soit au cinéma Le Colisée, Lux
ou Rex, c’est le même décor magique et envoûtant
qui était offert quotidiennement.
Par ailleurs, le premier jeûne d’un enfant, une
sorte de baptême de carême, donnait lieu à un
cérémonial particulier : tenue traditionnelle: «qachabia
et araqia» pour le garçon et «caftan chedda
» pour la fille. Et les voilà partis pour une longue
tournée chez les voisins et auprès de la famille
(proches parents) qui ne se montraient pas
avares en congratulations, baisers et autres récompenses
(argent) en pareilles circonstances.
A cette occasion, le studio Meghelli de la rue
Clauzel ou celui de Jouve (Zmirli) de la place
des Victoires étaient des passages obligés pour
immortaliser ce baptême de jeûne.
En ce mois de piété et de compassion, la solidarité
n’était pas un vain mot. Et pour cause.
Dar Sidi-Belhacène El-Ghomari, qui abritait le
fabuleux «qaout el-qouloub» (resto du coeur),
constituait sans conteste le centre caritatif névralgique
de la capitale des Zianides.
Tous les dons des bienfaiteurs, en l’occurrence
les repas, étaient dirigés vers la rue des Sept
Arcades. De là, des bénévoles les distribuaient à
domicile aux familles indigentes dans une dis-
Tlemcen
La zalabia de Sordo, la chamia de David et le medfaâ de Lalla Setti
Suite et fin
crétion totale et un respect de la dignité, éthique
philanthropique oblige, selon M. Baghli Mohamed,
chercheur en legs immatériel. Après l’indépendance,
cet hospice a abrité un restaurant
(cuisine) destiné au «a’bir çabil» (voyageur de
passage à Tlemcen), géré par des volontaires du
CRA sous la houlette de l’infatigable Si Merzouk.
Même les pauvres «bougres» comme Hamou,
Salamane, Nori d’El-Eubbad, Salah «Laqat
Soualah», Tchao étaient pris en charge durant
ce mois en recevant des offrandes. Même le médecin
français d’origine grecque Foutiadis, dont
le cabinet trône à hauteur de Bab El-Djiad, soignait
gratuitement les démunis pendant ce mois
de jeûne. Il y avait une sorte de solidarité collective
qui n’était pas un vain mot et n’avait pas
besoin d’être «institutionnalisée» pour venir à
bout de la précarité qui était la particularité des
citoyens d’alors.
Les fellahs d’El-Ourit, OUZIDANE, Aïn El-Houtz,
Sidi Daoudi participaient eux aussi à cette «touiza
» alimentaire spécial Ramadhan en offrant généreusement
mais discrètement des légumes ou
des fruits aux pauvres. Les commerçants de Bab
Sidi Boumediène, El-Mawkaf ou El-Medress
baissaient les prix des produits alimentaires ou
vendaient au prix d’achat, faisaient crédit à leurs
clients nécessiteux ou épongeaient carrément
leurs dettes à cette occasion. Un élan de solidarité
sans pareil. Une véritable communion dans
la charité. Le Ramadhan était ponctué par deux
«nefqas» (aumône), celle dite nefqat «Ennass»,
intervenant le quatorzième jour (moitié) du mois
sacré, et celle du vingt-septième jour, coïncidant
avec Leilat el-Qadr». La première, correspondant
à peu près à la fête patronale waâda, était marquée
par des aumônes, les distributions de viande
et de semoule aux pauvres. Une «sadaqa» en
fait en l’honneur des morts récents de la maison,
se traduisant par ailleurs par des visites au
cimetière Sidi Senoussi. Sur le plan culinaire (gastronomique),
le repas de l’iftar était marqué par
un menu spécial dit «hlou» (ragoût aux coings,
marrons, prunes ou raisins secs).
La seconde fête était célébrée dans la piété et le
recueillement.
En dehors des aumônes et des sacrifices ordinaires,
les Tlemcéniens faisaient cette nuit-là brûler
dans les maisons des parfums de sept espèces
différentes, dits les «sbâa bkhour» (les sept
parfums), contenus dans de petits cornets de
papier, achetés au Mawkaf (la place de la Sikak)
ou à la rue Khaldoune, chez les apothicaires (herboristes)
nommés Nedjar, Baba Ahmed, Dekkak,
Sekkat... C’était la pâture (jawi) donnée
aux génies malfaisants, les djenoun, appelés par
euphémisme «el-moumnine» (les croyants) et
«mosslimine» (les musulmans) ou «hadouq
eness» (ces gens-là), affamés depuis un mois
qu’ils étaient enchaînés par les anges et enfin
rendus à la liberté, pour qu’ils ne fassent aucun
mal aux gens de la maison.
Les plus superstitieux attendaient candidement
que le ciel s’ouvre cette nuit-là, dans l’espoir de
«découvrir» leur destin. Les zaouïas n’étaient pas
en reste. En effet, les Habriya de Sid El-Djebbar,
El-Alaouiya de Hart R’ma (rue des Forgerons),
Derkaouiya (cheikh Ben Yellès) de Arss Didou,
Qadiriya de derb Sebbanine, Mamcha de derb
Sidi Amrane faisaient «salle» comble, affichant
complet cette nuit-là, où on achevait la récitation
du Coran, c’est-à-dire «Khetm el-Qor’ane»
du dhor jusqu’au sobh, soit en 24 heures.
Cette fête «Nefqat sebaâ wa ouchrine» était, par
ailleurs, propice à la circoncision des enfants.
Destination : le salon de coiffure de Charif, le
fameux barbier de la rue de Mascara (El-Qissariya),
en face de derb Messoufa. L’acte chirurgical
de notre «hadjam» (scarificateur) s’accompagnait
invariablement du rituel (simulacre) de
l’«oiseau» fictif : «Hawa zawech !», désignait-il
d’un geste théâtral un point au plafond. Un dérivatif
ou plutôt une diversion toujours efficace,
puisque la circoncision s’opérait comme par enchantement,
en un clin d’oeil. Charif fera un
émule en la personne de Mahmoud Soulimane
qui exerça au niveau d’El-Mawqaf.
A cette occasion, la fête se faisait parfois en
musique. Le soir ou le lendemain, les femmes
amies de la maison venaient à leur tour voir le
nouveau circoncis (el-mtahhar) et chacune lui
remettait quelques pièces de monnaie destinées
à la mère. On entendait de la musique, on dansait
ou on regardait danser et la fête se terminait
par des youyous stridents et des voeux genre
«o’qba larassiya» (meilleurs voeux pour ses «futures
» noces). La traditionnelle séance de henné
faisait partie des préparatifs de la cérémonie :
les pieds de l’enfant étaient badigeonnés de
henné et la paume des mains frappée du
«douro» symbolique contre le mauvais oeil.
La dernière semaine du Ramadhan était consacrée,
tradition oblige, à la préparation des gâteaux.
On s’entraidait entre voisines ou entre parentes.
Chacune mettait la main à la pâte, c’est
le cas de le dire. C’était le credo de la twiza. Les
«qobbas» se transformaient pour la circonstance
en fournil. L’odeur de cuisson des maqrout,
griwech et samsa s’exhalaient des maisons, envahissant
les derbs, embaumant les moindres
recoins du quartier. Quant aux qa’âk et ghroubiya,
ils étaient portés sur des plateaux empruntés
au ferrane du coin (ou sur des planchettes)
au four banal du quartier dont le préposé prélevait
tacitement à la fin de chaque cuisson une
quote-part, pour vraisemblablement apprécier le
goût des gâteaux et, par ricochet, le savoir-faire
de chaque famille. N’oublions pas que le «terrah
» était l’alter ego de la «tayaba» (préposée au
bain maure) en matière de recommandations
matrimoniales. Le parfum des gâteaux et les effluves
de la cuisson rivalisaient avec l’odeur alléchante
de la chorba. La meïda (table basse) commençait
alors à montrer des signes de «carence
», se dégarnissant de jour en jour, perdant son
lustre initial des trois premières semaines.
En bon astre, respectueux de l’alternance calendaire,
le Ramadhan s’apprêtait alors à plier
bagage pour céder augustement la place à
son pendant festif, l’Aïd Sghir, qui aura lieu
cette année le 1er Chawel 1429, correspondant
au jeudi 2 octobre (le 1er jour du
Ramadhan ayant été fixé le 2 septembre),
selon le calendrier des correspondances
«Mirath» (lunaire hégirien/solaire grégorien/
solaire traditionnel), établi par le professeur
Si Mohammed Baghli, chercheur en legs universel...



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