Tlemcen - Abou Medien Choaib

Sidi Boumediene : LE PROFESSEUR DE LA SCIENCE MYSTIQUE



Sidi Boumediene : LE PROFESSEUR DE LA SCIENCE MYSTIQUE
Photo : BEKHTI Hichem - Journées d’étude internationales sur "Sidi Boumediene: Pôle de l’Occident musulman à Tlemcen



Abou Mediene Chouaïb ben El Hossein El Anssari naquit dans la région de Séville vers 520/1126, d’une famille plutôt modeste. Son père mort, il fut élevé par des frères aînés, gardant leurs troupeaux avant d’apprendre le métier de tisserand. Quand il voyait quelqu’un lire, il s’approchait de lui et ressentait une angoisse de ne pouvoir en faire autant ; lorsqu’il passait devant une mosquée ou une école son coeur palpitait. Il s’échappait pour aller au cours des professeurs. Ses frères étaient opposés à cette vocation. L’un d’eux le menaça un jour de son épée ; Chouaïb para le coup avec son bâton, et le fer se brisa. Interdit, le frère le laissa aller. Le jeune homme rencontra, au bord de la mer, ou du Guadalquivir, un vieillard, vêtu seulement d’un cache-sexe, qui pêchait à la ligne (un clou tordu au bout d’une ficelle), qui écouta son histoire et lui conseilla d’aller à la ville commencer sa quête de Dieu par l’étude de la science.
Chouaïb traversa le détroit, vécut à Tanger et à Ceuta avec le pêcheur, se rendit à Marrakech, où il fut accueilli par ses compatriotes andalous qui voulurent l’inscrire sur les rôles de la milice.

C’est à Fès qu’il se fixa un certain temps et finit par trouver ce qu’il cherchait après s’être assis dans maint et maint cercle d’étudiants. C’est o d’Aboul-Hassan Ibn Harzihim (mort à Fès en 559/1165) qu’il reçut pour la première fois un enseignement vivant, car ce maître parlait "pour Dieu" et non pas du bout des lèvres, touchait l’esprit et le coeur, non seulement les oreilles. Par lui, Chouaïb prit contact avec les écrits des maîtres Soufis, spécialement Mouhasibi, et sans doute aussi Al Ghazali, que le cheikh admirait vivement.

Ayant entendu parler d’Abou Yaza, Chouaïb Abou Mediene alla le voir dans son désert de Taghia. C’est de ce rude montagnard berbère qu’il déclarait avoir reçu l’initiation à la voie Soufi (Tasaouef) remontant, par Jounaid de Bagdad, à Sari as-Sagathi, à Habib et Ajami et à Hassan al Bassri. On cite aussi parmi ses maître Ali ben Ghalib (mort en 592/1166) qui fut surtout un érudit, Aboulhassan ach Chawi ou Salaoui, et surtout Abou Abdalah ad Daqqaq de Sijilmassa, mort à Fès, qui semble avoir été plutôt un illuminé qui lui aurait donné le froc Soufi et la licence d’enseigner.

Plusieurs biographes assurent qu’il rencontra à La Mecque le grand Abdelqader Jilani et que c’est de lui qu’il reçut la khirqa avec beaucoup de secrets (asrar).
Sur le chemin du retour, il fit un détour en Palestine où il aurait participé avec Saladin à une bataille importante contre les Croisés.

Moins probables sont les rapports qu’il aurait eus, en Orient, avec Ar-Rifai (mort en 578/1182), le fondateur des derviches hurleurs, bien qu’on précise que les deux mystiques échangèrent leurs manteaux et que celui d’Abou Mediene était teint au kermès. Il s’agit plus vraisemblablement, comme le dit Al Badisi d’une certaine affinité spirituelle.

Quoi qu’il en soit, nous voyons qu’Abou Mediene concentra en lui les enseignements initiatiques dérivés d’Al Jilani, d’Abou Yaza et d’Al-Ghazali (par Ibn Harzihim et par Abou Bakr Ibn al Arabi, maître d’Abou Yaza), toutes (silsilas) chaine, qui dérivent elles-mêmes de Jounayd et de l’Ecole de Bagdad, et qu’il transmit à Chacizil, par l’intermédiaire de Moulay Abdesselam Ibn Machich.

Après avoir accompli le pèlerinage et le classique voyage d’études en Orient, Abou Mediene se fixa à Bougie. Il avait pensé se retirer dans la solitude, mais un songe survenu à l’un de ses amis l’avait averti que sa vocation était d’enseigner dans les villes. Petit port peuplé surtout d’Andalous au milieu du XIè siècle, Bougie (Bijaya en arabe, Begaït en berbère) était devenue la capitale des Beni Hammad, qui s’y maintinrent jusqu’à la conquête almohade en 1152. Elle resta centre intellectuel jusqu’ au XV’ (1). En 1184, elle fut occupée quelque temps par les Banou Ghaniya, aventuriers almoravides venus de Ma Majorque, qui essayèrent en vain d’arracher la Berbérie orientale à la dynastie almohade. Abou Mediene, cantonné dans l’enseignement et la dévotion, ne semble pas avoir joué un rôle politique, comme le feront les Jazouli, les Ben Youssef et maints autres chefs d’ordre. Ce n’est qu’à la fin de sa vie qu’il devint, on ne sait pourquoi, suspect au calife. Andalou, lui-même, il trouvait à Bougie des compatriotes nombreux en même temps qu’un milieu intellectuel favorable. L’admirable site de cette petite ville lui semblait disposer favorablement l’âme à jouir des bonheurs licites de ce monde. On passait souvent par Bougie pour se rendre d’Espagne en Orient. Tel fut le cas de Mohyieddîn Ibn Arabî, qui avait épousé à Séville une pieuse femme, Mariem, issue de la grande famille bougiote des Ibn Abdoun.
Les anecdotes rapportées par les biographes, les recueils des sentences et les poèmes d’Abou Mediene peuvent nous donner une idée de ses méthodes, de ses enseignements et de sa " voie Il avait le don d’intuition et de lecture des âmes.

Il connaissait la physiognomonie, le sens profond et les correspondances des formes, des attitudes et des gestes avec l’état présent et futur de l’âme, au point de pouvoir annoncer en voyant un de ses élèves remuer comment il tournerait vingt ans plus tard. Un autre de ses élèves s’était disputé avec sa femme et songeait à la répudier. Le maître vit sa colère et son intention " écrites sur son burnous ". Le prenant à part, à la fin du cours, il lui dit : " garde ta femme et crains Dieu (Coran, XXXIII. 37)... Comment l’un de vous peut-il se laisser aller à la colère au point de casser sa propre vaisselle comme tu l’as fait cette nuit ? Remplace ce que tu as cassé et ne recommence plus. ".

Il avertissait bien ses novices qu’il ne suffisait pas de faire de belles phrases, que l’effort s’imposait pour trouver le sentier, et que pour suivre ce dernier il faudrait aller de tourment en tourment. Pour suivre son enseignement, il fallait se présenter pur extérieurement et intérieurement, le corps propre, l’esprit net et disponible. Il semble avoir été plutôt méfiant à l’égard des grandes effusions. Ses disciples devaient d’ailleurs insister sur cette " nuit obscure de l’étroitesse ", Leilat al qabdh au sein de laquelle Dieu se révèle mieux que dans les grâces sensibles et les consolations même spirituelles ; les adversités, non seulement mortifient l’amour-propre et répriment les passions, mais encore poussent l’âme à ne chercher refuge qu’en Dieu, inspirent une adhésion à sa volonté qui vaut mieux que tous les exercices de dévotion.
L’originalité ne l’effrayait pas pour autant, et il se souciait assez peu des critiques. Deux savants ayant entendu parler de ses connaissances exotériques et ésotériques, s’étonnaient, car ils avaient aussi appris qu’il n’avait pas dépassé dans le Coran la Sourate de l’Empire, la soixante-septième. Ils vinrent s’asseoir dans l’une des deux mosquées de Bougie où il professait, attendirent qu’il ait fini de parler et le saluèrent. Il les appela par leurs noms, connus intuitivement, et répondit à leur question, qu’en effet. il n’avait pas dépassé la Sourate de l’Empire. Elle était pour lui le comble de la magnificence, le lotus de sa limite (Coran LIII, 14). Il eut, en allant plus avant, été brûlé par la splendeur de la Face du Généreux. Puis " il marmotta sur eux une formule à la manière Soufi, pointant le doigt à droite, puis à gauche, et disant : Biya qoul alaya doul fa ana al koul ", phrase énigmatique qui signifie sans doute : " Parle par moi et indique-moi : Je suis le tout. " Les deux juristes partirent convaincus qu’il était un grand initié doué d’intuitions dépassant toutes connaissances acquises.

A défaut d’ouvrage en forme, Abou Mediene a laissé des recueils de sentences soigneusement ciselées, denses, parfois d’une obscurité peut-être voulue, sur lesquelles se sont exercées la sagacité et l’ingéniosité des commentateurs. Les unes sont pleines de bon sens, les autres comme systématiquement paradoxales. " C’est la corruption du peuple qui enfante les tyrans et c’est à la corruption des grands qu’est due l’apparition des fauteurs de troubles " est une maxime qui fait penser à la phrase de Joseph de Maistre sur les abus et les révolutions. " Qui se connaît soi-même ne se laisse pas séduire par les flatteries... La prétention vient de la sottise... Celui qui regarde les créatures avec concupiscence perd l’expérience et le profit qu’il pourrait tirer d’elles... ". Il insiste surtout sur la nudité spirituelle, la libération de tout le contingent. " N’arrive pas à la liberté parfaite celui qui doit encore quelque chose à son âme... Le cœur n’a qu’une direction ; quand il la prend, il s’éloigne des autres... Quand la vérité apparaît, elle fait tout disparaître... Celui qui a la réalité de la dévotion ne prend au sérieux ni ses actes, ni ses états, ni ses propos... Toute vérité qui n’efface pas la marque et les traces de l’être n’est pas une vérité... Le signe de la sincérité, c’est la disparition du créé lors de la contemplation du Réel (Al-Haqq). "

Abou Mediene était parfois l’objet des critiques des ulémas littéralistes, des juristes exotériques, et sans doute ne les convertissait-il pas tous à la " connaissance nécessaire ", comme il avait fait pour Abou Zahr. Fonctionnaire enrichi qui avait distribué ses biens aux pauvres. Certains le dénoncèrent au calife almohade, insinuant que son prestige pourrait l’inciter à se présenter comme mahdi. Le mahdi est le personnage ’qui doit paraître à la fin des temps, faire triompher la religion et aider Jésus à vaincre l’antéchrist. L’inspirateur de la dynastie almohade, au début du siècle, Ibn Toumert, s’était intitulé mahdi. La fin du monde n’était pas venue ; Abdelmoumène et ses héritiers s’étaient fortement installés dans ce monde et avaient réalisé le plus brillant des empires maghrébins, allant d’Espagne à Tunis. Après avoir favorisé la pensée libre et encouragé les philosophes, Yakoub et Mansour, engagé dans la guerre, avait jugé nécessaire de s’appuyer sur ce qu’on appelle les forces spirituelles, et il avait sacrifié les philosophes, Averroès, et même les mystiques, au clergé des uléma et des Foqaha ennemis de la spéculation. De ce revirement date sans doute le principe de la décadence intellectuelle du monde musulman qui eut tout juste le temps de passer la philosophie à l’Europe, tandis que le Soufisme s’abritait dans les organisations confrériques.
Le calife Yakoub fit donc dire à Abou Mediene de venir au Maroc, ordonnant au goum de Bougie de l’accompagner avec égards. Comme ses amis s’affligeaient, il leur dit que sa mort était prochaine mais qu’elle devait survenir ailleurs qu’à Bougie. Vieux et infirme, il n’avait plus guère de force pour bouger ; aussi le Tout-Puissant lui avait-il fourni une escorte pour le conduire au lieu de son repos. Il mourrait d’ailleurs avant d’atteindre le Sultan, lequel ne tarderait pas à le suivre. Plusieurs de ses amis, apaisés par ses paroles, partirent avec lui.

Comme ils arrivaient aux bords de l’Isser, non loin de Tlemcen, au lieu dit Aïn Taqbalet, le vieillard se sentit fatigué. Voyant au loin le fort (Ribath) d’El Eubbâd, il murmura : " Que ce lieu est propice au sommeil. " Il descendit de sa monture et l’on installa le campement. Après avoir râlé trois heures, il fit la chahada et dit : " Ailalhou al Haqq. Dieu est la Vérité " et mourut. Son corps fut transporté à El Eubbâd où les Tlemcéniens lui firent d’émouvantes funérailles.
C’était en l’année 594 de l’Hégire (13 novembre 1197 - 3 novembre 1198) et il avait environ 85 ans. Abou Youssouf Yakoub al Mansour mourut en 595 (1199) après quatorze ans de règne. Averroès, que le calife avait rappelé à sa cour, mourut lui aussi, en route, comme Abou Mediene, la même année 594.
Sources :

HAFNAOUI, Tarik al khalef, 1909.

ABBE BARGES, Tlemcen, 1859, pp. 260-317. — Vie dag, célèbre marabout Cidi Abou Medien, autrement dit Bou-Médin,

fr.wikipedia.org/wiki/Abou_Madyane

EL Watan 14 février 2008.

Publications sur Abou Mediene.

- Miguel Asín Palacios, Šâdilîes y alumbrados , Libros Hiperión, Madrid, 1990, págs. 30-37

- Terry Graham, “Abu Madian : Un sufí español representante de la gnosis del Jorâsân”, in : Sufí nº 3, Editorial Nur, Madrid, primavera de 2002, pp. 34-41. (Nota de la Redacción)

- Ibn Qunfud (Abu-L Abbas Ahmad) Uns al-Faqir wa Izz al-Haqir, Rabat, Université Mohammed V, 1965,

- Text in Arabic, ed. by Mohammed El Fassi and Adolphe Faure with an introduction in French : Enquête sur la vie, les maîtres et les disciples de Sidi Bu-Madian et voyages à travers le Maroc. Contribution à l’étude de l’Histoire religieuse du Maroc. ( Levi-Provençal " les Manuscrits arabes de Rabat N° 385 et E.I. - III - 867 )

- Un saint de première grandeur, Sidi Abou Madian, Edition Sekkal

- Mohamed Souheil Dib, La nourriture de la passion, sur la pensée de l’œuvre d’Abû Madian (Essai) - Éditions Âl-Ouns, Paris, 2003

- Sid-Ahmed Sekkal, Un saint de première grandeur:Sidi Abou Madian الوالي الصالح سيدي أبي مدين, Éditions Sekkal, Tlemcen, 1993

Pour les sentences et poèmes d’Abou Mediene, outre les ouvrages cités en notes, voir :

BIDAYAT AL MOURIDIN, Ms 938, Bibliot. Nat. Alger.

OUNS AL WAHID, Ms 2-105 (8) fol. 337-343, Bibliot. Nat. PARIS, édité au Caire 1301-1884, avec un commentaire de Ahmed Bâ’chan.

TAHFAT AL ARIB, pub. et trad. en latin par F. de DOMBAY, Vindobonae. 1805, Ebn Médirai Mauri Fessani Sentenciae quaedam arabicae.
DIWAN, édit. Chaouar de Tlemcen, Damas, 1357-19 Voir aussi : Bibliothèque Nationale Paris, Ms Arabes 1230, 3410, 4585, 5320. Bibliothèque Nat. Alger. Mss 59, 376, 1859.


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