«Le désert nest pas seulement dans lespace, il est également dans le temps», mavait confié un jour mon ami, le regretté Djelloul Benkhalfate, lhomme qui eut linsigne honneur de lancer la première université populaire et de présider aux destinées de la société musicale Gharnata de Tlemcen. La longue traversée des siècles ce désert ne fut pas épargnée à ceux qui transportaient à Tlemcen daujourdhui le message musical andalou, arrivé de Cordoue dès 1236. Ce voyage de presque huit siècles fut entrepris comme une course de relais par des hommes admirables qui, recevant le témoin, en loccurrence la musique classique algérienne dun maître, préparaient de jeunes disciples qui, à leur tour, continuaient la ronde du temps.
Ces messagers du passé qui ont pour noms Berrahma, Lazzouni, Baghdadli, Mekhchiche, Dib, Boudelfa, dautres, bien dautres encore, perdus dans lanonymat de loubli et le désert des siècles, insistait Si Djelloul, ont droit à toute notre reconnaissance, à toute notre gratitude.
Ils ont réussi à accrocher au brouillard du temps infini un des plus beaux fleurons de notre culture. «Il faut, martelait mon défunt interlocuteur, les compter parmi les bâtisseurs de notre personnalité, de notre entité nationale.»
Ainsi, il est des hommes qui gravent dans la mémoire du peuple le souvenir de sa grandeur, et dans la conscience le devoir continuel de la rétablir. Certains dentre eux, soulignait dans un remarquable essai Koceïl Amazigh, telles des balises dans la tempête, semblables à des repères indestructibles, demeurent les gardiens vigilants de notre patrimoine. Décéda le 25 juillet 2002 à Casablanca au Maroc, cheikh Redouane Bensari était de la trempe de ces grands maîtres, un de leurs disciples parmi les plus e n vue.
Je suis de ceux qui ont eu le privilège de le rencontrer, en 1990, au Maroc, à loccasion du Festival de musique andalouse de Fès. A la faveur dune soirée intime qui avait regroupé autour de lui le grand ensemble de Tlemcen, la société musicale Al-Andaloussia dAlger ainsi que quelques personnalités influentes de lancienne capitale mérinide, cheikh Redouane, alors âgé de 76 ans, nous gratifia dune soirée mémorable. Un grand moment, une très grande émotion, des larmes surtout
Une soirée inoubliable, convient-il de souligner, qui donna loccasion au grand maître de faire des variations instrumentales et vocales dont le moins que lon puisse écrire est quelles défièrent les âges. Une très grande maîtrise du luth comme du violon-alto du reste, une virtuosité peu coutumière à un âge aussi avancé et une voix digne dun rossignol eurent raison de nous tous, particulièrement de maître Mohamed Debbagh, alors député et vice-président de la municipalité de Fès, principal animateur du festival en question.
Ne tarissant pas déloges, séduit quil était par autant de majesté, de beauté et de sérénité dans lexécution comme dans linterprétation de celui qui sut, très tôt, frapper aux portes de la renommée et de la consécration, ce mélomane particulièrement averti ne comprenait vraiment pas pourquoi une telle bibliothèque vivante était vouée à lanonymat et à lindifférence. Et ce nest pas sans raison sil proposa à cheikh Redouane de sinstaller à Fès où un logement décent et une mensualité confortable pouvaient lui être assurés. Drapé dans sa dignité, le fils de cheikh Larbi Bensari déclina gentiment loffre respectueuse, les larmes aux yeux
Navons-nous donc aucune dette, me confia un jour mon confrère El-Hassar Bénali, à légard de ceux qui ont exalté le chant profond de notre être : «On apprécie sans doute la cassette qui nous rapporte lécho de la voix de Redouane, mais on ne réalise pas souvent le vécu dramatique de lhomme. Il est vrai que les artistes ont souvent un destin tourmenté, mais la vraie tourmente, la plus cruelle, nest-ce pas celle des hommes qui se soucient fort peu de leurs artistes ?»
A lombre de la culture de loubli et de lindifférence
Je ne sais pas pourquoi mais une envie folle mincite à revisiter le cinéaste espagnol Luis Bunuel, plus précisément son film LAnge exterminateur. Une uvre qui puise sa cohérence dans labsurde et sa réalité dans le franchissement des limites de la raison. Le thème de lêtre humain enfermé dans ses propres valeurs, étouffé par son identité, opprimé par le groupe social auquel il appartient nest certes pas nouveau pour un cinéphile averti et très au fait de la filmographie du réalisateur. Mais ici il sélève telle la statue de lange et se déploie à lencontre du temps dans un monde éternellement absurde. Celui qui se répète à linfini, assailli par lenfer et ses souvenirs, prisonnier de ses actes obsessionnels et quotidiens qui, non content dinterdire le moindre affleurement des sentiments inconscients, tente de les mater et de les ensevelir pour toujours.
Pour autant, je suis tenté de paraphraser mon ami Omar Dib. Surtout lorsquil écrit dans Les Actes de la Société détudes et de recherches historiques de Tlemcen (SERHT) que certains artistes semblent accomplir ce quil conviendrait dappeler «la destinée de la rose» : tout dabord ils façonnent leur manière dêtre, chacun à sa guise, selon son goût et ses aptitudes ; puis au printemps de leur vie, ils sépanouissent. Pour le directeur de la publication de la SERHT, à la fin, telles ces fleurs au soir de leur existence, perdant de leur éclat ils dépérissent le temps les ayant flétris pour sen aller disparaître dans lindifférence, parfois oubliés par ceux qui les ont auparavant adulés ou acclamés.
A limage de son frère Mohamed, décédé dans la solitude à lautomne de lannée 1982, cheikh Redouane vit de peu mais possède, cependant, la noblesse de cur et laffabilité des gens sobres et bien élevés ainsi que lart daimer la vie. Tout comme le défunt, il respire laustérité et semble adopter une sorte dascétisme singulier que souligne la bienséance de sa tenue, de son maintien. Calme par nature autant que par tempérament, pourrait même écrire à son sujet Omar Dib, il donne limpression de vivre sans souci : «Comme un bienheureux dans un jardin perpétuel et exubérant de beauté ! Animé de sentiments propres à lartiste qui a choisi de sexprimer à travers une démarche que guident linstinct et sans doute le rêve, il ne se sent certainement pas investi dune mission.»
Mais comme pour Mohamed, la même source pourrait toujours invoquer lidée qui consiste à dire que son âme et sa conscience sont chargées dune lourde hérédité : «Celle accumulée en chacun de nous depuis des millénaires ; toute sa vie durant, il cherchera le meilleur moyen de restituer ce quil avait appris, de transmettre ou mieux encore de partager avec autrui cette merveilleuse richesse quil possède.»
Il ne peut en être autrement à mon sens, nonobstant le bouleversement des valeurs et les menaces qui pèsent dangereusement sur les repères de la culture citadine. Il ne peut en être autrement, car cheikh Redouane, de son vrai nom Ahmed Sari, né le 8 avril 1914 à Tlemcen dans le derb Sidi Kalî, se trouve être une bibliothèque vivante la seule et la plus fidèle sagissant du patrimoine musical classique tlemcénien. Bien quéloigné physiquement de sa terre nourricière, pris quil est dans lengrenage de son exil casablancais, il demeure la référence inépuisable autant que salvatrice des nombreuses associations musicales de lécole de Tlemcen qui nhésitent pas à faire dincessants déplacements au Maroc en vue de sabreuver à la meilleure source.
Lhommage appuyé de la diva de la chanson arabe
Au risque de me tromper, je crois que ce que disait à lépoque cheikh Mohamed Dib au sujet de la dimension créative du musicien sapplique parfaitement à Cheikh Redouane : «Exécuter une touchia, ce nest point ressasser dune façon monotone un mouvement jusquà le rendre paradoxalement figé ! Mais il fallait, tout au contraire, y mettre beaucoup de son âme, de son génie, recréer en quelque sorte luvre comme si chaque exécutant la composait lui-même pour la première fois.»
Rejoignant en cela lillustre maître (1851-1915 ), le fils de cheikh Larbi Bensari insiste toujours sur le fait que si la nouba est une construction architecturale qui obéit le plus souvent à des règles tonales particulièrement strictes, il reste que le musicien a toute latitude de revendiquer une liberté dinspiration en adéquation avec son génie propre. Du moins, cest ce qui ressort des nombreuses interventions telles que rapportées tant par le film que lui a consacré la société musicale Nassim al-Andalous dOran que par la série en deux parties produites par la station régionale de lENTV grâce à une réalisation de Abdellatif MRah. Bien que programmée dans un créneau horaire en complète rupture avec la dimension et la notoriété du maître, ladite série a le mérite singulier davoir proposer un éclairage nouveau tant sur ce musicien hors du commun que sur les rapports quentretenaient avec lui les associations musicales de lécole de Tlemcen dont il est devenu, du moins pour certaines dentre-elles, la seule source fiable, le passage obligé. Sollicité pourtant, à deux reprises, pour patronner lhommage à cheikh Redouane Bensari en juillet 1993, Hamraoui Habib Chawki, alors ministre de la Communication et de la Culture, aura raté loccasion, une fois nest pas coutume, dapprécier à sa juste valeur leffort titanesque et de qualité déployé par les jeunes sociétaires de Nassim el-Andalous.
Nest-il pas merveilleux lorsque, à ladversité, à lindifférence et/ou à lincompétence des clercs, des jeunes opposent la persévérance, la créativité, la citadinité et le raffinement ! Il ne peut en être autrement tant le grand maître honoré était un monument du patrimoine musical classique et traditionnel. Un artiste de dimension arabe qui aura charmé, lors du Congrès de musique arabe (Le Caire, avril 1932), la grande diva de la chanson orientale, Oum Kaltoum dont il interpréta un des grands succès Oua hakita anta el-moula. Séduit par la virtuosité instrumentale et la belle voix du jeune artiste, le directeur du Conservatoire de la capitale égyptienne proposa à cheikh Larbi Bensari de laisser son fils évoluer en Egypte, lui prédisant même une fabuleuse carrière. Bien sûr, loffre fut déclinée par le patriarche surtout que lenfant prodige constituait la pièce maîtresse de lorchestre de lancienne capitale des Zianides.
Pour peu recevable quelle soit, lattitude de cheikh Larbi Bensari était dominée par des considérations humaines. Surtout que le maître incontesté de lécole tlemcénienne de musique classique algérienne avait toujours pressenti que son enfant était né pour la musique et que cétait finalement à lui quincombait la mission de lui inculquer les meilleurs fragments dun patrimoine plusieurs fois centenaire. Un talent inné que mon ami Omar Dib met en valeur ainsi : «Lenfant avait un don dassimilation singulier auquel sajoutait une grâce exquise. Redouane était comme fasciné par la musique. A lâge de six ans il maîtrisait le chant. A dix ans il avait déjà enregistré des disques ! Il finit par abandonner lécole où, de laveu même de ses proches, il se sentait comme cloîtré. Nayant que peu de temps à consacrer aux enfants de son âge, il trouve une sorte dexutoire en même temps quun refuge dans son art.»
Un digne personnage de la tragédie grecque
Agé de douze ans, Redouane intègre lorchestre de son père où il va se distinguer en jouant du violon, du luth et de la mandoline. Il fallait voir, rapporte quelques sources proches de la famille, comment cheikh Larbi tirait une grande fierté des prestations de son fils.
Il faut aussi rappeler que le nom de Redouane figure dans les Nouvelles littéraires dHenri de Montherlant qui, faisant une halte à Tlemcen en 1928, décrit une scène publique où un enfant vêtu de costume traditionnel et dune coiffe turque entonnait un air émouvant de beauté, au milieu dun orchestre de vétérans, et devant un public fasciné «Une soirée à Tlemcen, ville de vieille culture arabe où, dans un café maure, le fils du cheikh Larbi, quatorze ans, chantait des chants andalous Tout Tlemcen était là, les consommateurs coude à coude tant au dehors du café quà lintérieur, le portefaix en haillons à côté des élégants Kouloughlis, et une foule massée dans lavenue, qui navait pu trouver place. Redouane chanta dabord le Goumri..., morceau célèbre dont lassistance reprenait en chur le leitmotiv. Puis il chanta les vieilles lamentations sur la perte du royaume de Grenade, les yeux clos sous sa chéchia bleu lavande qui lui touchait les sourcils, sa mandoline sur les genoux. Ce nom de Redouane signifie celui qui ouvre le paradis. Redouane les ouvrait en effet. Le miracle était indéniable En face de moi, un adolescent avait le visage décomposé par lémotion, ses larges yeux noyés, hors du temps et de lespace. Je guettais le moment inévitable où ses pleurs allaient se former. Enfin, ils apparurent, sous les palmes des cils, les sources étincelantes des larmes Jai appris plus tard que le garçon qui pleurait était cordonnier »
Né le 8 avril 1914 à Tlemcen, fils cadet de Hadj Larbi Bensari, un dynaste de la musique gharnatie de Tlemcen, Redouane pour beaucoup dinitiés dans le domaine musical est le «Mozart» de la rive méridionale de la Méditerranée. Cest du moins ce que soutient lassocation Er-Roudouanya, créée en France en hommage au grand maître : «Des musicologues avisés parviennent à restituer aujourdhui, grâce à des moyens dinvestigations modernes que permet linformatique, la ligne mélodique de certains modes de la Sana arabo-andalouse, ainsi que des repères modaux antérieurs sur lesquels sest bâti le système modal médiéval arabo-méditerranéen, à savoir par exemple, les modes phrygien, dorien, lydien, etc, de lantique Mésopotamie. Le génie de Redouane, qui na aucune culture musicale académique et qui a toujours baigné dans la tradition orale, vient de ce que souvent, dans ses prestations en solo (ud alto rebab) instrumental et vocal, il a eu lintuition de ces lignes mélodiques originelles, tout à fait altérées, au cours des âges, au point où, dans certaines écoles de musique, on ne distingue plus aujourdhui de différences entre le tab raml et le tab zidane, par exemple.»
Cheikh Redouane, en nous quittant à jamais un 25 juillet 2002, a laissé un vide immense derrière lui, une rupture brutale de la chaîne des solistes qui se sont succédés au cours des générations passées, estime Er Roudouanya : «Cette chaîne sest rompue définitivement, déjà avec la disparition dAbdelkrim Dali, un autre monstre sacré, puis avec ce troubadour de fin de siècle, décalé, naviguant en solitaire, en marge de lactivisme musical institutionnel ambiant, et qui a chèrement payé le prix pour lui et pour les siens, de cette longue traversée du désert menée de surcroît, ces six dernières années dans une grande solitude, aggravée par lâge, la maladie et linfirmité.»
Redouane, cest aussi au-delà du «vu de renoncement», le pari tenu dune constance face à un art quil a toujours pratiqué comme un art martial. Quiconque a observé Redouane chanter et jouer dun instrument découvre sur son visage une lueur faite à la fois de souffrance et de jouissance. Sa posture est toujours dune gravité qui suggère demblée les personnages de la tragédie grecque, renchérit la même source.
Posté Le : 31/07/2006
Posté par : hichem
Ecrit par : Abdelhakim Meziani
Source : www.lesdebats.com