Cette mosquée occupe une place d'honneur dans la série des monuments tlemceniens ; elle a, de plus, le grand avantage d'être datée avec précision par deux inscriptions qu'elle renferme. La première est gravée en beaux caractères andalous sur une plaque d'onyx vert, encastrée dans la paroi Ouest de sa muraille. Elle a été publiée et traduite par Brosselard(2). Elle contient le texte des habous de la mosquée, et indique en outre que l'édifice a été construit en 696 (1296 de l'ère chrétienne), pour l'émir Abou-Amer Ibrahim, fils du sultan Abou-Yahya Yarmorâsen ben-Zehân, après son décès. L'autre, qui s'étale en coufique fort orné sur deux panneaux de plâtre sculpté, aux deux côtés du mihrâb {fig. 30), reproduit exactement le même renseignement. Cette mosquée date donc des débuts de la dynastie abd el-wâdite, exactement du règne du sultan Abou-Said Otsmân (1283-1303) (3). L'émir Abou-Amer, fils de Yarmorâsen, dont ces inscriptions contiennent le nom, est un personnage historiquement très bien connu. Ibn-Khaldoun nous renseigne sur son rôle politique, et ajoute que, dans diverses entreprises il acquit de grandes richesses(4). A notre avis, la curieuse formule « bâtie pour l'émir Abou-Âmer après son décès », indique clairement que l'édifice fut élevé, conformément à une disposition testamentaire du prince, et pour lui assurer dans l'autre vie les mérites attachés à la fondation d'une mosquée.
Cependant cette mosquée ne porte pas son nom. C'est que dans l'orthodoxe capitale des Beni-Zeiyan, les siècles ont presque constamment donné le pas à la gloire religieuse des savants et des saints sur la gloire politique des monarques et des émirs(5). De fréquentes substitutions de noms pour les édifices en sont résultées. Quant au personnage vénéré dont aujourd'hui l'oratoire bâti pour l'émir Abou-Amer porte le nom, il n'est pas connu avec certitude. Les textes sont naturellement muets sur ces changements de dénominations, opérés par la piété populaire, et dont l'évolution a dû être fort lente. Brosselard présume qu'il s'agit d'Abou'l-Hasan (Bel-Hassen) Ben-Yakhlef et-Tenesi, qui fleurit sous le règne d'Abou-Said Otsmân; nous nous rallions à cette opinion très plausible.
Le plan. — Le plan général, très simple, s'indique â l'extérieur par trois toits de tuile parallèles, accostés à l'angle Sud-est par le minaret. A l'intérieur, deux rangées de colonnes d'onyx, réunies entre elles par des arcades en fer à cheval, divisent en trois nefs la salle de prière.
Bien qu'elle ne comporte pas les dépendances habituelles de ce genre d'édifice, la cour(6), le bassin, les portiques, nous avons peine à croire que le plan primitif en fut très différent du plan actuel. Ses proportions mêmes semblent peu conciliables avec les dispositions ordinaires des mosquées maghrébines. De plus l'acte de habous parle de six boutiques placées contre le mur Nord et dont la porte donne du même côté. Un tel voisinage laisse peu de place pour une porte centrale dans l'axe des nefs. — Selon toute apparence, il faut y voir, plutôt qu'un temple destiné à recevoir les fidèles d'un quartier commerçant, un petit oratoire luxueux (adjoint peut-être à quelque établissement préexistant) (7).
Les arcades, au nombre de six et les quatre murs de ce petit monument étaient entièrement revêtus d'une décoration sculptée somptueuse et délicate, maintenant bien attaquée par le temps, victime de la négligence des beys et, il faut bien le dire, du vandalisme des premiers occupants français, qui le choisirent comme magasin à fourrages (8):
Le mihrâb. — Le mihrâb, dont l'ouverture n'est à la base que de 1 m 13, est une merveille de fantaisie et de goût. La petite voûte à stalactites de la niche repose sur de minces colonnettes, engagées aux angles du plan polygonal. Les colonnettes s'appuient sur la corniche qui règne à la naissance de l'arc d'ouverture. Cet arc est un fer à cheval plein cintre que soutiennent deux colonnes d'onyx engagées. Un admirable encadrement l'entoure qui, revêtant le mur à partir de 1 m ,60 du sol, se compose de la manière suivante :
Une première bordure circulaire simulant des claveaux est inscrite entre l'arc d'ouverture et un second arc de cercle plus grand dont le centre est placé au-dessus du premier. Le centre d'appareillage des claveaux n'est plus ici placé à la naissance de l'arc, mais au milieu de la ligne des centres. Une deuxième bordure en forme de cavet portant une inscription cursive encadre le cintre dans un rectangle large et forme avec lui quatre écoinçons inégaux. Ces écoinçons sont garnis d'arabesques; les deux plus grands (ceux de la partie supérieure) sont ornés à leur centre de deux boutons spiraux, rappelant certains coquillages. Une troisième bordure se compose de bandes d'inscriptions coufiques(9) enlacées d'arabesques et de carrés à décor géométrique marquant les angles. Trois fenêtres en plein cintre garnies de combinaisons géométriques repercées à jour forment un deuxième étage, qui se relie au premier par deux nouvelles bordures étroites et garnies d'inscriptions cursives.
Les murs. — Le décor des arcs de la colonnade a presque entièrement disparu. De fausses arcades dentelées assez bien conservées décorent les murs ; les écoinçons en sont revêtus de motifs à répétition inscrits dans des losanges (fig. 27), ou d'arabesques à feuilles lisses et larges. De petites fenêtres en plein cintre les surmontent, garnies de combinaisons géométriques; un décor régulier remplit les vides {fig. 33 C) des inscriptions cursives forment bordure. Une frise géométrique court tout autour de la salle.
Le plafond. — Un plafond de cèdre, dont il ne subsiste que quelques mètres, garnissait la charpenterie des nefs. Il est d'un travail ingénieux et logique. Nous étudierons à Sidi El-Halwi un spécimen plus complet de ce mode de décoration.
Le style. — La composition des panneaux, celle du mihrâb surtout, suit, comme on le voit, la formule généralement adoptée, et que la Grande Mosquée présente déjà. Cette composition est, comme le plan même du monument, élégante de proportion et clairement distribuée. Quant aux éléments qui remplissent les surfaces, ils témoignent d'un art savant et subtil, presque complètement libéré de toute influence byzantine, d'une invention pleine de souplesse et de ressource. Cet oratoire des Beni-Zeiyân, l'un des plus anciens monuments de Tlemcen et l'ancêtre de presque toutes les parties subsistantes de l'Alcazar et de l'Alhambra, porte la trace d'une culture artistique qui ne sera guère dépassée. Non seulement il mérite d'être étudié en lui-même, comme l'une des plus séduisantes créations de l'art musulman, mais il offre encore à l'archéologue un exemple important, sans remaniement, et de date certaine, des détails de la belle époque moresque. C'est d'ailleurs de tous les monuments de Tlemcen celui qui se rapproche le plus des palais espagnols : le décor épigraphique et la flore établissent leur évidente parenté(10).
L'arabesque y est foisonnante à l'excès, et plus peut-être que dans aucun autre monument du Maghreb et de l'Andalousie. La garniture des larges bandes de la cimaise y est formée de trois niveaux différents de motifs épigraphiques ou de palmes ; mais ces trois guipures se superposent sans se mélanger; chacune d'elles conserve d'un bout à l'autre son caractère propre, son épaisseur et son modelé, et l'inscription coufique qui en est le prétexte reste au dessus net et lisible.
Les chapiteaux. — Les chapiteaux de stuc, plus larges que ceux que l'on rencontre généralement à l'Alhambra, ne sont pourtant pas sans analogie avec eux, avec ceux surtout de la cour de l'Alberca et de la salle qui la flanque à l'Ouest. — Ils sont de deux modèles différents : le premier (fig. 28), décoré de l'invariable méandre inférieur et d'enroulements de palmes lisses entourant une coquille centrale, supporte les grands arceaux de la nef; le second, plus petit, où les feuilles ciselées de nervures et d'ornements entourent, outre la coquille centrale, un court fragment de bandeau, surmonte les colonnes engagées du mihrâb. Tous deux sont d'un style touffu et inférieur, comme composition, à ceux
La coupole. — La coupole à stalactites part d'un plan octogonal pour arriver à une coupolette supérieure à seize cannelures. Elle a beaucoup de ressemblance avec celle des monuments de Grenade et de Séville, mais ne fait cependant pas intervenir, comme la plupart de ces dernières, le rectangle recourbé. L'étude en sera facile, grâce au relevé géométral que nous donnons d'après Duthoit (fig. 29) et à la vue perspective d'un des angles d'après notre croquis [fi g. 5).
Elément épigraphique. — On trouvera également jointe à cette étude la reproduction de fragments épigraphiques [fig. 30). Le coufique y est d'un style très ornemental, voisin des exemples que l'on rencontre à l'Alhambra et à l'Alcazar. Les formules de bénédiction y sont employées comme motifs décoratifs avec une ingéniosité qui ne sera jamais dépassée. Parfois elles forment des ornements de centre et se mêlent à l'entrelacs floral (écoinçons) (fig.27 33 B) parfois elles servent en se répétant de bordures découpées (arcades près du mihrâb); parfois elles sont, le point de départ de réseaux divisant les surfaces (claveaux, bordures des fenêtres au dessus du mihrâb).
Élément géométrique. — La géométrie joue un rôle assez important dans le décor. Les frises, les angles de bordure, où l'on rencontre Le vieux polygone étoilé à huit pointes et les combinaisons qu'il engendre, mais où apparaissent aussi les rosaces à seize pointes, les petites fenêtres supérieures surtout [fig. 31 et 32), soit complètement ajourées, soit simulées par des tables de plâtre décorées de réseaux en relief et où les surfaces peintes alternent avec les noirs des défoncements, les fins quadrillages repercés remplaçant le croisement régulier des rubans de la Grande Mosquée à l'entour des panneaux, tels sont les judicieux emplois de la combinaison géométrique, auxquels vient s'ajouter le décor mosaïque du minaret.
Elément floral. — Le décor floral est celui par qui la parenté de notre petite mosquée avec les monuments andalous se décèle de la manière la plus frappante. L'élément invariablement employé n'est encore ici que la palme simple ou double; mais, au lieu de se présenter, découpée par des nervures comme à la Grande Mosquée, ou lisse comme dans les monuments mérinides, elle est souvent ornée de remplissages variés, de divisions, sans rapport avec ses divisions naturelles, et dont les décors espagnols offrent à chaque pas des exemples.
Nous présentons ici {fig. 33) trois spécimens de ces palmes à ornements. C'est d'abord (F) une palme divisée par des recoupements de palmes secondaires s'échappant le plus souvent de la nervure principale ; une autre (D) porte une succession régulière de petites dents en triangle qui, suivant généralement le bord extérieur, indiquent le souvenir des découpures delà feuille. Une troisième (E) qui se rencontre déjà à Sainte-Marie la-Blanche de Tolède, est revêtue de rinceaux dont l'élément principal semble être le trèfle à trois ou quatre feuilles arrondies (un examen un peu attentif de la flore de Cordoue en montrerait, croyons-nous, l'origine). Une quatrième palme assez souvent employée n'est qu'une interprétation ornementale de la feuille de la Grande Mosquée. Cette dernière feuille, déformation évidente de l'acanthe byzantine.se rencontre aussi, mais très réduite et servant toujours de remplissage (fig. 21). Quant à la feuille lisse, sans occuper la place que lui réservent les décorateurs mérinides, elle joue cependant un rôle fort honorable à coté des feuilles à décor mentionnées plus haut (fig. 26, 27, 33).
Le minaret. — Le minaret est d'une hauteur médiocre, mais d'une jolie proportion. Comme son ancêtre de la Grande Mosquée, il ne se décore que d'un grand réseau d'arcades à festons soutenues par deux pilastres embryonnaires et deux colonnettes engagées, d'une galerie supérieure formée do trois arcades lobées semblablement posées sur des colonnettes. Le décor céramique en trois tons (vert, brun, blanc) est formé de combinaisons très simples qui semblent caractéristiques des minarets de cette époque et dont la base est le damier à losanges. On y trouve aussi des fragments incrustés dans le réseau de brique. Enfin les éléments les plus curieux de cette décoration sont les seize petits chapiteaux qui soutiennent les arcs fig. 34) ; ils sont revêtus de mosaïque de faïence, modelant et dessinant l'astragale, le méandre, les volutes et même la ligature médiane ; ils constituent un décor logique d'un charmant effet et l'un des seuls exemples de céramique habillant des reliefs que l'Occident nous ait laissés(11).
NOTES :
1- Cette mosquée, après avoir servi d'école arabe française, a été récemment convertie en salle du musée. Les belles mosaïques de faïence à décor géométrique qu'on peut voir, dans notre photographie, appliquées contre les murs, proviennent du palais du Méchouar. — Une vue extérieure de l'édifice alors qu'il était aménagé en école, des vues intérieures et un plan assez peu exact ont été publiés avec une notice par Raguenet {Petits édifices historiques, août 1893).
2- Cf. Les Inscriptions arabes de Tlemcen (Revue africaine, février 1859), p. 162 et suiv.
3- Serait-ce la mosquée «située en face de Bàb el-Bonoud » dont Yahya ben- Khaldoun mentionne la construction précisément en 1296? {Complément, p. 31, in princ).
4- Cf. Histoire des Berbères, 111. p. 366, 368, 399, 400.
5- Comp. Brosselard, Tombeaux des émirs Beni-Zeiyân, p. 13. Revue africaine, février 1830, p. 166; — sur ce personnage : histoire des Beni-Zeiyân, p. 25; — le Bostân (notre manuscrit, p. 129).
6- Une courette fort simple et contenant des latrines et des bassins à ablutions existait autrefois à l'Ouest de l'édifice, à l'emplacement aujourd'hui occupé par les arrière-salles du musée.
7- Barges, qui ne la visita pas intérieurement, propose de l'identifier avec l'oratoire de ta Médersa Yaqoubiya (Tlemcen, ancienne capitale, p. 387), mais nous savons aujourd'hui que l'oratoire de la Médersa Yaqoubiya était la mosquée de Sîdi-Bràhiin.
8- Cf. Brosselard, Revue africaine, février 1259, p. 102. — Dans son arlicle sur Tlemcen, paru en 1893, Ary Renan réclamait la restauration entière de « ce petit écrin, la mosquée de Belhacen», et sa transformation en musée.
9- Les trois derniers versets de la sourate VII, habituels sur les mihrabs.
10- Cf. suprà, Introduction (p. 37. ce qui a été dit des ouvriers demandés en Espagne.
11- Nous devons la communication du dessin géométral que nous en donnons à Si Mohammed-Ben-Kalfate, qui a su rendre au petit minaret de Bel-Hassen sa parure céramique, très endommagée par le temps.
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Posté Le : 14/08/2011
Posté par : tlemcen2011
Ecrit par : Georges et Wiliam Marçais
Source : Les monuments arabes de Tlemcen, 1903