Tlemcen - Parutions de livres de littérature


Mohamed Dib: retour posthume au pays natal
La trilogie Algérie de Mohamed Dib est désormais disponible dans une édition algérienne. La Grande Maison (1952), L’Incendie (1954) et Le Métier à tisser (1957) ont été publiés par Barzakh en un seul volume, augmenté de photographies inédites de l’auteur (1). La réédition de cette fresque romanesque de «l’Algérie indigène» peut être considérée comme un événement. Mohamed Dib n’a presque jamais été publié dans son pays (2), dont il a été expulsé en 1959, en pleine révolution armée, et où, après l’indépendance, il ne fera que de brefs séjours.

En Algérie, les œuvres d’un des écrivains francophones les plus prolifiques ne sont généralement disponibles que dans des éditions françaises (Le Seuil, Sindbad, Albin Michel, Gallimard). Leurs traductions arabes sont importées de Syrie, d’Egypte ou du Liban et se limitent, malheureusement, aux tous premiers romans, notamment la Trilogie. Dans un entretien avec Amine Zaoui (Algérie, des voix dans la tourmente, Le Temps des cerises, 1998), Mohamed Dib a assuré que maintes fois, en 1965 comme en 1979 ou en 1981, il a proposé à des éditeurs publics algériens la co-édition de ses livres: «Je n’ai jamais reçu de réponse. […] Chaque fois, on me disait qu'"on allait étudier la question"».

Rupture avec l’Algérie?
A l’indépendance, Mohamed Dib a considéré l’heure de l’engagement nationaliste passée. Il a évité toute prise de position politique sur l’actualité de son pays pourtant si mouvementée. Pas plus qu’un autre électron libre de la littérature algérienne, Yacine Kateb, il n’a intégré cette intelligentsia officielle qui, dès 1964, s’est appropriée l’Union des écrivains, la transformant en une «antenne culturelle» du régime.
L’indépendance a également marqué, pour Mohamed Dib, la fin d’une période littéraire féconde, celle d’une écriture dite «réaliste», dont La grande maison, L’incendie et Le métier à tisser sont les produits les plus purs. En 1962, il en était fini de l’auteur qui, en 1958, déclarait à Témoignage Chrétien: «Nous, jeunes écrivains algériens, cherchons à traduire avec fidélité la société qui nous entoure. [...] Il nous semble qu’un contrat nous lie à notre peuple. Nous pourrions nous intituler "écrivains publics".» Un autre auteur était né qui, en 1971, dira à une journaliste de L’Afrique littéraire et artistique: «Un écrivain doit avant tout fidélité à son œuvre, c’est en elle que se résolvent les problèmes.»
Qui se souvient de la mer?, une description de la guerre fantastique plutôt que réaliste, a paru l'année même de l'indépendance. Ce roman est considéré comme le prélude d’une nouvelle période littéraire qui durera jusqu’à la mort de l’auteur, en 2003. «La dimension fantastique envahira l’univers romanesque [de Mohamed Dib], lui donnant une coloration mystérieuse et une portée symbolique, voire mystique, qui en rendirent l’accès, de toute évidence, malaisé», écrit Naget Khadda dans son introduction à la Trilogie Algérie. Cependant, souligne-t-elle, il s’agit d’une mutation plutôt que d’une rupture, en ce sens que l'éclatement du carcan réaliste était déjà latent dans les trois premiers romans de l'écrivain, notamment L’Incendie: «La Trilogie est le laboratoire où se sont mis en place les soubassements de la poétique [dibienne], où se repèrent rétrospectivement les germes en attente de l’œuvre à venir.»
En cette seconde période du parcours de Mohamed Dib, la présence de l’Algérie dans ses écrits prendra des formes plus discrètes, plus elliptiques. Elle ne se réaffirmera sous un jour plus ou moins «réaliste» que dans les années 90, dans La Nuit sauvage (nouvelle, 1995) et Si diable veut (roman, 1998). «Le choix des modalités néoréalistes de ces deux œuvres est dicté, comme dans la première Trilogie, par la nature collective et angoissante des drames qui y sont relatés. Il s'agit d'une Algérie que nous voyons tous à travers le même prisme: celui de la tragédie historique», commente une spécialiste de l’œuvre dibienne, Beida Chikhi (3).

L’Algérie honorera-t-elle l’héritage de Mohamed Dib?
L’exil de Mohamed Dib et son abandon du code romanesque «réaliste-engagé» se sont conjurés pour qu’il demeure méconnu dans son pays, où il n’a été distingué qu’une fois, en 1963, lorsqu’il a reçu le «Prix national de littérature». L’Algérie indépendante ne devait le connaître que par ses premiers romans. La Trilogie Algérie y doit sa renommée, aussi relative qu’éphémère, à son inscription dans les manuels scolaires après l’indépendance. Elle la doit, surtout, à l’adaptation de L’incendie à la télévision, dans les années 70.
Le feuilleton réalisé par Mustapha Badie a été un succès populaire. Il a fait connaître le nom de Mohamed Dib à de nouvelles générations. En revanche, il n’a pas été bien apprécié par certains conservateurs de la culture officielle. Un critique de cinéma, Ahmed Bedjaoui, a témoigné, peu après la mort de l’auteur, de l’accueil mitigé sinon hostile qui lui a été réservé dans le gotha culturel proche du pourvoir en place (4). Lui-même, affirme-t-il, a essuyé les «fermes remontrances» du ministère de l’Information pour en avoir présenté le dernier épisode dans son émission télévisée, «Télé Ciné-club».
La polémique soulevée par le feuilleton de Mustapha Badie prouve au moins qu’à une certaine époque, Mohamed Dib faisait débat ailleurs que dans les facultés de lettres, où l’intérêt pour son œuvre ne s’est jamais relâché. Depuis les années 70, de l’eau a coulé sous les ponts. Non seulement cette œuvre a rarement été rééditée mais les manuels scolaires en ont été discrètement expurgés. Quant au cinéma algérien, il s’intéresse peu à l’adaptation de productions littéraires: rares sont les romanciers qui, comme Mouloud Mameri (5), ont eu la chance de voir leurs romans portés à l’écran.
Dans son dernier ouvrage publié à titre posthume, Laëzza (Albin Michel, 2006), Mohamad Dib s’interrogeait avec amertume sur ce que deviendrait le legs qu’il laisserait à la postérité après sa disparition: «A franchement parler, je ne vois pas la France prenant en charge un legs pareil. L’Algérie? Elle compte parmi cette catégorie de nations anhistoriques, exonérées de mémoire.» L’Algérie saura-t-elle démentir cette prophétie pessimiste? Probablement. Les hommages annuels rendus à l’auteur de La Trilogie se résument à un hommage simple et unique, la réédition de l’ensemble de son œuvre, si peu connue en son pays natal.

Notes:
1 - La Trilogie Algérie, Alger, Barzakh, 2006. Introduction: Naget Khadda. Post-face («Qui se souvient du vieil homme»): Mourad Djebel. Le livre comprend également une nouvelle intitulée «L’ami» considérée comme le premier texte public de l’auteur (publiée pour la première fois en 1947).
2 - Une de ses rares œuvres rééditées en Algérie est L’aube d’Ismaël, poème paru chez Barzakh, en 2001 en bilingue (traduit à l’arabe par Miloud Hakim).
3 - Le Matin, 8 mai 2003.
4 - Le Matin, 8 mai 2003.
5 - L’Opium et le bâton a été porté à l’écran par Ahmed Rachedi (1969) et La Colline oubliée par Abderahmane Bouguermouh (1995).


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