Le culte des saints est apparu d'assez bonne heure dans l'Islam. Les populations musulmanes du Maghreb particulièrement lui ont fait une place capitale dans leur vie religieuse(1). Les tombeaux des personnages vénérés sont devenus les habituels sanctuaires vers lesquels se tourne, au moins autant que vers les mosquées, la piété de nombreux fidèles. Les femmes surtout, dans l'Afrique du Nord, n'ont guère d'autre religion que la vénération des saints, d'autre culte que la visite pieuse de leurs tombeaux et l'accomplissement des actes quasi-rituels, sacrifices, combustion de bougies et de benjoin, aspersions d'eau de rose, dont l'ensemble constitue la ziyâra. Comme l'a remarqué Edmond Doutté, la densité de ces sanctuaires, les uns strictement locaux, les autres célèbres dans tout le Maghreb, va en augmentant au fur et à mesure qu'on s'avance davantage vers l'Ouest(2). La campagne voisine de Tlemcen est particulièrement riche en tombeaux vénérés. Chose curieuse, un seul d'entre eux est attribué par la tradition à un personnage de sang royal, celui de la Sultane à Sidi Yaqoûb. Tous les autres contiennent les restes d'ascètes, de savants, de faiseurs de miracles, nullement d'anciens maîtres du pays. « Tlemcen, dit Brosselard, qui a conservé et entretenu avec une sorte d'idolâtrie, à travers les âges, les sépulcres blanchis de ses marabouts, a perdu jusqu'à la trace des tombeaux de ses rois(3). »
La banlieue tlemcenienne tout entière est parsemée de tombeaux de saints. On en trouve non seulement dans les cimetières anciens ou nouveaux de la ville, mais un peu partout dans la campagne, en pleins champs, au bord des chemins, dans les vergers. Néanmoins, il est à noter que trois sortes d'endroits semblent pour ces sanctuaires des emplacements de prédilection.
Tout d'abord, le voisinage immédiat des portes de villes est généralement occupé par des tombes de personnages très vénérés(4). Les cimetières dans l'Islam ont fréquemment été placés aux portes des villes; la tombe d'un marabout, conservée par la piété populaire peut marquer l'emplacement d'un ancien champ des morts, abandonné depuis plusieurs siècles. Il peut arriver aussi qu'un saint personnage ait été inhumé à la porte d'une ville, sans qu'aucun cimetière existât antérieurement à cette place, pour assurer à cette porte la bénédiction d'un pieux voisinage. Le marabout est alors une sorte de génie protecteur de la localité ; la garde de l'entrée, voisine de son tombeau, est confiée à son pouvoir tutélaire. Il doit en écarter l'ennemi et empêcher le malheur de pénétrer par elle au cœur de la cité : « Le sultan de Tunis, arrivé devant Tlemcen, dit le Bostân, tint conseil avec ses vizirs : « Par où, dit-il, entrerai-je dans la ville? — Par où il vous plaira, répondirent-ils. — Combien la ville a-t-elle de portes? » — Ils lui en indiquèrent le nombre. — Alors il demanda: « Quel est le wali qui protège Bâb-el- Jiâd? — C'est, lui répondirent-ils, Sidi Bou-Médyen. — Et Bàb el-Aqba? — Sidi Ahmed ed-Dâoudi. — Et Bâb-ez-Zâwiya ? Sidi El Halwi. — Et Bâb-el-Qermâdln, qui la protège ? — Aucun walî. — Eh bien donc, leur dit-il, c'est par cette porte-là que j'entrerai. » Et la légende ajoute qu'il fallut que le wàli encore vivant Sidi Abdallah ben-Mançour prit Bâb el-Qermâdin sous sa protection, pour empêcher la perte de Tlemcen(5). De même, une porte du vieil Agadir avait pour saint protecteur le très ancien Sidi Wahb enterré auprès d'elle(6) ; et l'entrée occidentale de Tlemcen, Bâb-Kechchout était flanquée intérieurement du tombeau de Sidi Mamar ben-Âliya et extérieurement du tombeau de Sîdi Boudjemâ(7). Au cours des âges, il arrive fréquemment que la porte perde son ancien nom, et prend celui de son patron vénéré. Bàb-Wahb est mentionnée à une époque déjà ancienne. Bâb-el-Aqba, Bâb-Ali, Bâb-Kechchout, dans leur dernier état, étaient couramment désignées sous les noms de Bâb-ed-Dâoudi, Bâb-el-Halwi, Bâb Sîdi-Boudjemâ. Parfois il a pu arriver aussi que des inhumations postérieures faites dans le voisinage immédiat du saint, et « pour rechercher sa bénédiction » (tabarrouk) fissent apparaître de petits cimetières aux portes des villes, dans des endroits jusque-là non affectés aux sépultures. Il est naturellement assez difficile de discerner en l'espèce quel est l'antécédent et quel est le conséquent des deux faits, inhumation du saint, et groupement des sépultures dans les parages de son tombeau. Toujours est-il qu'à Tlemcen, deux des cimetières les plus anciens sont situés dans le voisinage immédiat des qoubbas de vieux saints locaux : la petite nécropole dont les tombeaux de Sidi Wahab et de Sîdi Yaqoub sont le centre, et le terrain semé de lombes qui entoure le sanctuaire de Sîdi'd-Dâoudi. C'est à ces deux endroits, à notre avis, que des fouilles auraient le plus de chance de mettre au jour d'anciennes inscriptions funéraires.
En deuxième lieu, les hauteurs sont encore des endroits souvent affectés à la sépulture des saints maghrébins. De la colline ou de la montagne où il est inhumé, le marabout, comme une vigie, surveille le pays qu'il a à ses pieds et le protège.
Ceux qui cheminent dans la plaine se sentent sous sa garde aussi longtemps qu'ils aperçoivent sa blanche qoubba. A Tlemcen, Lalla-Setti, « celle qui regarde sur le pays », comme l'appellent les chansons locales, est inhumée sur le plateau rocheux qui, au Sud-ouest, domine la ville(8). Sidi Bou-Médyen a son tombeau vénéré sur le versant Nord de la pente du Méfrouch. A Aïn-el-hout, Sidi Abdallah ben-Mançour, le patron de la localité, est également inhumé à mi-flanc de colline. Enfin le grand saint musulman Sidi Abd-el-Qader El-Jilâni auquel ses nombreux sanctuaires, situés pour la plupart sur des éminences, a fait donner le nom d' « oiseau des vigies(9) », a également un maqâm (monument commémoratif) (10) haut placé, à très peu de distance de Tlemcen.
On rencontre enfin, très fréquemment, des tombeaux de saints dans le voisinage immédiat des mosquées. On enterre volontiers les ascètes et les savants auprès des oratoires qu'ils ont fréquentés pendant leur vie. Tel fut le cas de Sidi Mohammed ben-Merzouq qui fut inhumé par l'ordre de Yarmorâsen près de l'angle Sud-ouest de la Grande Mosquée. De l'autre côté de l'édifice, la petite chambre sépulcralede Sidi Bel-Hasen El-Ghomàri s'ouvre sur la face occidentale de l'hospice d'incurables qui porte le nom de ce saint personnage. Mentionnons encore parmi beaucoup d'autres Sidi Abdallah ben-El-Balad qui fut, disent les textes, enterré auprès du mesjid es-çâlih à El- Eubbâd.
Un autre cas également fréquent est celui où la mosquée est élevée après l'inhumation du saint auprès de son tombeau, devenu un lieu de pieux pèlerinage. L'anathème que la tradition fait porter au Prophète lui-même contre ceux qui prennent pour oratoires les tombeaux des saints et des hommes vertueux n'a rien pu dans le cours des siècles contre cette tendance naturelle de la religiosité humaine(11). Son tombeau même à Médine est maintenant à l'intérieur d'une mosquée(12), et dans le Maghreb les exemples de celte pieuse hérésie sont particulièrement fréquents. Citons à Tlemcen la mosquée de Sidi Bou-Médine qu'une cour étroite sépare seule de la qoubba du saint, la mosquée de Sidi Lahsen er-Râchidi voisine de la chambre sépulcrale de ce personnage, la mosquée de Sidi El Halwi dominée par le tombeau du saint éponyme, enfin les cas de Lalla-Ghariba et de Sidi Yeddoun, enterrés sous les voûtes même des oratoires qui portent leur nom.
Les tombeaux vénérés sont d'importance et de genres très divers. Les uns sont le résultat de la collaboration spontanée de nombreux fidèles. D'autres sont des œuvres plus officielles, fondations de princes ou de gouverneurs. Certains n'ont que des murs en pierres sèches blanchis à la chaux par les mains pieuses des femmes qui, chaque vendredi, vont leur rendre visite; ce sont les hawîta. D'autres, maçonnés mais à ciel ouvert, offrent des enceintes circulaires ou rectangulaires, souvent ornées aux quatre angles de merlons grossièrement découpés, ce sont les haouch(13). Les plus importants enfin affectent la forme consacrée de la qoubba et en portent le nom.
Cette forme est aussi fréquente dans les tombeaux d'Orient(14). Au Caire les tourba, ou sépulcres, sont recouverts de coupoles pointues. A Tlemcen les dômes en sont sphériques ou polygonaux. La forme ovoïde appartient plutôt au Maghreb oriental. Le dôme est parfois enduit de plâtre, parfois couvert d'un toit do tuile, comme la qoubba qui, dans les mosquées, précède le mihrâb. Cette forme traditionnelle a très peu varié à travers les âges. De plus, l'ornementation intérieure des qoubbas, comme nous l'avons indiqué pour la plus riche d'entre elles, celle de Sidi Bou-Médine, a été sans cesse remaniée par les générations successives (15). Il s'ensuit que les plus vénérées sont celles dont l'état primitif est le plus méconnaissable. L'adoption dans la construction de formules consacrées d'une part, les restaurations constantes et parfois indiscernables de l'autre, font que la grande majorité de ces édifices n'offre qu'un très médiocre intérêt archéologique. Aussi nous bornerons-nous à étudier quelques-unes seulement des innombrables qoubbas tlemceniennes.
NOTES :
1- L'ouvrage capital pour le culte des saints dans l'Islam est le mémoire de Goldziher, die Heiligenverehrung im Islam ap. Moham. Studien, 11. p. 275-378 ; pour le Maghreb particulièrement, il faut consulter Doutté. les Marabouts (extrait de Revue d'histoire des Religions, 1900).
2- Cf. Doutté, les Marabouts, p. 1 et 8.
3- Tombeaux des Emirs Beni-Zeiyan, p. 7.
4- Les exemples sont innombrables ; c'est ainsi que deux portes de Damas se disputaient l'honneur de posséder le tombeau de Bilâl. le moueddin du prophète (Tahdib el-asmà, p. 178 ; — cf. id., p. 134, 592; — Maqqari, Analectes de l'histoire d'Espagne, 1, p. 480, in princ, etc).
5- Cf. Bostan, notre ms., p. 274 et suiv: — comp. Revue africaine, janvier 1862, p. 13.
6- Cf. supra, p. 14.
7- Cf. Sur ce dernier personnage et son tombeau, Brosselard ap. Revue africaine, mai 1860, p. 252-258.
8- Cf. Sur cette sainte, Tlemcen ancienne capitale, p. 131, 132, 309; — de Lorral, Tlemcen, p. 309, 310.
9- Cf. Doutté, les Marabouts, p. 65.
10- Comp., sur le sens dd ce mot, Van Berchem, Matériaux pour un corpus, p. 115, note 2.
11- La discussion à laquelle cette tradition a donné lieu se trouve ap. Qastal-làni, Commentaire sur Bokhari (édition de Boulaq, 1304 de l'hégire). II, p. 437, 438 ; on pourra consulter aussi Coldziher, Le culte des ancêtres et le culte des morts ap. Revue d'histoire des Religions, 1884. 11. 356-357.
12- Cf. Qastallani, ap. cit, 11, p. 430; — et Burton, A pilgrimage to Mecca and Médina, II, p. 75.
13- Cf. Basset, Nedromah et les Traras, p. 38, note 1 : — Haouch en Egypte « enclos funéraire d'une famille » (Van Berchem, Matériaux pour un Corpus, 271, note 2).
14- Cf. Van Berchem, Notes d'archéologie, 1, 73,74;— La qoubba apparaît comme un dérivé de la kalybe syro-byzantine (Cf. de Vogué, Syrie centrale. 1, p. 41 et suiv).
15- Cf. suprà, p. -230 et suiv ; on comparera a ce que raconte l’lstiqça de la réédificalion des qoubbas de Idris 1 et de Idris II à l'époque de Moulai Ismâïl (Istiqça, IV. p. 46 el 47).
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Posté Le : 17/11/2011
Posté par : tlemcen2011
Ecrit par : Georges et Wiliam Marçais
Source : Les monuments arabes de Tlemcen - 1903