Au carrefour des thèmes chantés, toutes les voies vives de la poésie populaire maghrébine se rencontrent harmonieusement.
Remontant au xiie siècle, disent les spécialistes, c’est là incontestablement un fait historique d’un intérêt culturel capital, non seulement pour l’art poétique de notre patrimoine maghrébin, mais très certainement aussi pour l’enracinement de la langue arabe, particulièrement dans notre pays face au système éducatif colonial qui, dès 1832, a voulu mettre en place des «méthodes expérimentales», entre autres, celles de Pierre Genty de Bussy. Par parenthèse, il me paraît bon de rappeler ce qu’écrivait, cet intendant civil d’Alger de 1832 à 1835: «Il est bien plus pressant de mettre les indigènes en possession de notre langue que pour nous d’étudier la leur. L’arabe ne nous serait utile que pour nos relations avec les Africains; le français non seulement commence leurs rapports avec nous, mais il est pour eux la clef avec laquelle ils doivent pénétrer dans le sanctuaire; il les met en contact avec nos livres, avec nos professeurs, c’est-à-dire avec la science elle-même. Au-delà de l’arabe, il n’y a rien que la langue; au-delà du français, il y a tout ce que les connaissances humaines, tout ce que les progrès de l’intelligence ont entassé depuis tant d’années (De l’établissement des Français dans la Régence d’Alger et des moyens d’en assurer la prospérité, Paris, 1839, tome 11, page 205).» Rappelons aussi que «la première école maure-française fut fondée à Alger, en 1836 (Jean Mirante: Cahiers du Centenaire de l’Algérie - Livret XI- La France et les oeuvres indigènes en Algérie, 1930, p. 75).»
La démonstration du début de l’un des aspects de la préservation de notre patrimoine immatériel ancien nous est indirectement faite par l’universitaire algérien Mohammed Souheil Dib, spécialiste en anthropologie culturelle, qui publie une anthologie de la poésie populaire algérienne sous le titre Le Trésor enfoui du malhûn (*). Par ce titre, il fait allusion à «l’ouvrage très rare intitulé Al-kanz al-maknûn fi ash-shi’r al-malhûn» dont il a trouvé une copie. Il s’agit d’un certain nombre de textes rassemblés par le Qâdî Mohammed, «un fin lettré d’Algérie» qu’il a pu publier en 1928 à Alger, «un an après la parution de la fameuse anthologie de Al-Hâdî Mohammed ez-Zâhirî consacrée aux Poètes algériens (d’expression classique)». Qâdî Mohammed justifiait ainsi sa publication: «J’ai intitulé mon travail Al-kanz al-maknûn fi ash-shi’r al-malhûn (Le trésor enfoui de la poésie malhûn) en raison de son incontestable valeur pour celui qui jouit d’un goût raffiné et nourrit une passion authentique pour la langue arabe. L’ouvrage est d’un intérêt capital et c’est en ce sens qu’il vaut bien plus que l’or et la pierre précieuse. Trésor secret parce que les perles qu’il contient étaient disséminées dans la mémoire des citoyens de Mazouna, de Tlemcen, dans la mémoire aussi des villageois et des nomades...Que la prière du lecteur aille à la mémoire de ces maîtres qui ont ciselé ces poèmes!»
Ce maître a également eu ce jugement autant étonnant pour l’époque que militant pour nous aujourd’hui: «A l’origine, la poésie arabe empruntait la langue classique, littéraire et normative par ses mètres et ses rythmes. Mais lorsque la maîtrise avait grandement diminué dans notre patrie, l’on n’appliqua plus correctement ses règles d’écriture. Mais comme l’art poétique est naturel aux Arabes, mêlé en quelque sorte à leur sang, il lui fallait se manifester d’une manière ou d’une autre. Ce fut le malhûn qui se constitua comme voie nouvelle d’expression. Comme une source d’eau souterraine qui chercherait par tous les moyens à apparaître à la surface du sol. [...] Rendons grâce à Dieu d’avoir inspiré aux Arabes deux langues, l’une littéraire et normative, l’autre populaire et plus relâchée. Ce qui illustre le proverbe bien connu: le pêcheur peut se contenter d’utiliser un simple bâton en guise de ligne. Car si le malhûn n’existait pas sur le sol d’Algérie, bon nombre de nos compatriotes seraient restés muets et leurs poitrines embarrassées.»
Ce patrimoine populaire, M.S.Dib nous le présente avec beaucoup de soin dans la traduction, le commentaire et la note explicative, tout en «se limitant aux auteurs algériens», sans prendre «en compte le malhûn marocain évoqué dans l’ouvrage [de Qâdî Mohammed], ni l’oeuvre de certains auteurs.» Aux huit poètes évoqués, M.S.Dib associe «vingt bardes de différentes régions d’Algérie mais ne figurant pas dans le Kanz de Qâdî Mohammed afin de brosser un tableau plus large des maîtres du malhûn.» Néanmoins, dans ce «travail forcément sélectif», ainsi que le précise l’anthologiste, il y a un charme évident, plutôt caché qu’enfoui, qui se révèle à notre sensibilité. Il y a la poésie religieuse ou el-medh (celle d’un Abû Madian Shu‘ayb ou d’un Ben Khlûf Lakhdar), la poésie courtoise ou el-ghazal (celle d’un Ben Gannûn al-Habïb), la poésie de la résistance à l’envahisseur espagnol ou français, el-mouqâwama (celle d’un Ben Msayeb Mohammed), la poésie dans l’éloge funèbre ou er-ritha (celle d’un Ben Guitûn Mohammed avec sa célèbre Hyziyya),...M.S.Dib poursuit sa présentation sous les intitulés suivants: le thème du voyage; la poésie descriptive; la poésie sur la vie sociale et les moeurs; récit, aphorismes et morale. Il clôt son anthologie par des indications biographiques suffisantes des poètes et place en annexes, sous le titre général Patrimoine populaire: Art et Histoire, des articles personnels à lire avec profit.
En terminant, je voudrais ajouter que malhûn ou malhoûn a, en arabe, pour racine l-h-n formant le verbe (2e forme) lahhan, psalmodier, lire en chantant, d’où lahn, modulation de voix. Malhoûn est ce qui est modulé, ce qui est chanté, un poème chanté, par exemple. Quelques courtes indications encore: l’origine du malhoûn remonte au xiie siècle, probablement à l’époque almohade où de nombreuses productions maghrébines et andalouses du zadjal (genre créé par le philosophe-musicien Ibn Badja) ont vu le jour, selon Ibn Khaldoun. Il se développe sous une forme littéraire (el-qacida). Ses modes, inspirés de la musique arabo-andalouse, ont ravi les Maghrébins, ahl el-balad. Ce genre se répand à Fès par l’Andalou Ibn ‘Oumayr, puis à Tlemcen par Ali Ben Al-Mouadhdhan, puis progressivement dans toute la région et les grandes villes voisines. Par la suite, le malhoûn ne cessera de connaître chez nous, sous des formes et des appellations quelque peu différentes, une belle fortune allant de l’Ouest à l’Est et du Nord au Sud, constituant la plus élaborée des formes poético-musicales en arabe parlé...
(*) Le Trésor enfoui du malhûn de Mohamed Souheil Dib, Éditions ANEP, Alger, 2010, 339 pages.
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Posté Le : 12/01/2011
Posté par : hawzi
Ecrit par : Kaddour M’HAMSADJI
Source : www.lexpressiondz.com