Les vingt-cinq premières pièces de poésie, qui figurent dans ce petit recueil, appartiennent à un même genre, qu'on désigne couramment à Tlemcen sous le nom de haufi. Ce genre est essentiellement populaire. Jamais il n'est venu à l'idée d'un chanteur de profession de lui accorder une place dans son répertoire. Jamais le haufi n'est nasillé dans les concerts des cafés maures comme le sont l'a’rübi et les autres genres de poésie vulgaire, avec accompagnement de guitares et de tambourins. Les gens sérieux en sourient, quand on leur en parle comme d'un divertissement sans conséquence. Il n'a les préférences que des tout jeunes gens et des femmes. C'est le produit d'une muse anonyme; on ne cite pas de compositeurs de haufi, tandis que les noms des « chikhs » auteur de qasida sont dans toutes les bouches. C'est en outre pour ainsi dire un chant de grand air, une poésie de jardins. Pendant l'été le jeu de la balançoire est la grande distraction des femmes de Tlemcen. Cette balançoire est fort simple : une corde attachée à la branche solide d'un figuier offre dans sa courbe un siège improvisé ; et le haufi, chanté dans un mouvement très lent, accompagne le va et vient de cette escarpolette primitive. Enfin le haufi a une place d'honneur dans les parties de plaisir dont, comme au temps de Nausicaa, la lessive est encore aujourd'hui l'occasion pour les Tlemcéniennes.
Le genre est connu dans quelques autres localités de la province d'Oran et d'Alger. Néanmoins, on considère généralement Tlemcen comme la terre classique du haufi, sa patrie d'origine. C'est ainsi que beaucoup de lettrés algériens veulent absolument que, dans le troisième vers du dicton bien connu de Sidi Ahmed ben Yousef sur Tlemcen, la véritable leçon soit làeL~ S au lieu de 1.bLL-j . Il faudrait alors traduire « la façon qu'ont ses femmes de chanter le haufi ». Au reste plusieurs des pièces de ce genre qu’on trouvera plus loin accusent par leur contenu même une origine strictement tlemcénienne. Deux sont consacrées aux charmes de Tlemcen la haute (II et Ill) ; une autre chante la cascade toute voisine de Lourit (IV); deux autres enfin glorifient des saints locaux (V et VII). Dans d'autres encore de ces pièces, il est fait allusion à certains quartiers du vieux Tlemcen (VII), au jeu de la balançoire qui, comme je l'ai dit, est intimement lié au chaut du haufi (VII et IX). Enfin l'amour et le mariage entre cousins, l’amour entre voisins, toutes choses qui jouent un rôle important dans la vie courante des filles et des garçons de Tlemcen, trouvent aussi leur expression dans quelques-uns de ces petits poèmes (IX, X, XI, XII).
Le nom même de haufi n'est pas un inconnu pour quiconque s'est occupé de poésie arabe vulgaire. lbn Khaldoun dans les Prolégomènes cite le haufi parmi les genres de mawwal. Il ne donne au reste ni éclaircissements ultérieurs, ni exemples, et cette sèche mention a été laissée sans explications par de Slane et par Dozy. On s'est d'autant moins préoccupé de déchiffrer l'énigme du haufi que l'édition de Boulac remplace ce nom mystérieux par celui bien connu de la ~~. Peut-être faut-il voir dans cette substitution même l'indice de l'embarras où se sont trouvés nombre de copistes des Prolégomènes en présence d'un terme complètement ignoré d'eux. Faut-il chercher à identifier le moderne haufi tlemcénien avec le haufi d'Ibn Khaldoun ? c'est ce que je n'oserais trop faire d'une manière ferme. Cependant, quoique la structure du morceau soit différente dans le haufi de ce qu'elle est dans les genres connus de mawwâl, le nombre des vers dans les deux genres reste sensiblement le même (quatre, six, ou sept dans le haufi, tantôt avec une rime uniforme, tantôt avec deux rimes, l'une pour la première moitié de la pièce, l'autre pour la seconde). Ce qui offrirait un point de rapprochement plus sérieux, c'est que beaucoup des vers du haufi donnés plus loin, paraissent, en tenant compte des licences de la poésie vulgaire, pouvoir se scander sur un mètre basit ainsi constitué : - - È - l - È - ll - - È -l - - (rarement - - È - l - - ll - - È - l - - l). Or cette variété de basit est précisément le mètre le plus fréquemment usité dans les divers genres de mawwâl. Une telle scansion s'applique, par exemple, parfaitement à la pièce II qu'on peut considérer comme ancienne, de ce fait qu'il y est question du Sultan qui réside à Tlemcen.
Dans d'autres plus récentes, le mètre basit est par contre fort difficile à rétablir, et aucune scansion un peu régulière ne parait pouvoir s'appliquer. Telle est, par exemple, la pièce consacrée aux mérites des marabouts d'Aïn el Houts et où il est parlé d'un personnage mort à la fin du XVIII° siècle (pièce Vl). C'est que peut-être à une époque relativement moderne, les règles du genre primitif étant perdues, les amateurs de haufi, les femmes surtout, ont continué à assembler de façon plus ou moins boiteuse, sur l'air classique de ces poèmes, des successions de lignes rimées.
Aujourd'hui, l'on m'assure qu'on ne compose plus de haufi, et comme je l'ai dit plus haut, l'on ne cite pas non plus, pour le passé des noms d'auteurs. Cependant le souvenir légendaire de l'inventeur du genre s'est conservé dans un récit que tout le monde ici connaît. Ce personnage que l'on désigne sous le nom énigmatique de rouh el gherib « l'âme de l'étranger » aurait erré sur Ies hauteurs qui dominent le ravin de Lourit. Un jour, le Sultan de Tlemcen aurait interdit à tous ses sujets d'approcher du bassin naturel que forme en cet endroit la cascade du Mefrouch, parce que ses femmes allaient s'y baigner. Rouh el gherib désobéissant aux prescriptions royales n'aurait pas quitté son habituel séjour. Sur l'ordre du prince, on l'aurait saisi, et il aurait eu les tendons des jarrets coupés. C'est alors qu'il aurait exhalé sa douleur dans un haufi le premier du genre : et ce serait celui que l'on trouvera plus loin à la pièce n° I. Il n'y a, je crois, rien à tirer de cette légende, sur l’origine véritable du genre. Elle offre le thème bien connu de l’interdiction pour les sujets de voir les femmes du prince allant au bain ; l’autre thème de l'invention poétique ou musicale sous le coup de la douleur. Mais le nom même de haufi demeure ici encore énigmatique ; et des considérations précédentes, je conclurai simplement qu'une dénomination obscure, donnée par Ibn Khaldoun à un genre de poésie vulgaire, en désigne un aujourd'hui encore dans la ville où le grand Maghribin résida à plusieurs reprises au cours de son existence aventureuse.
Ces textes, dans mon esprit, doivent essentiellement être des chawahid du dialecte vulgaire tlemcénien. (…)
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Posté Le : 31/05/2019
Posté par : tlemcen2011
Ecrit par : William MARÇAIS Ancien directeur de Médersa de Tlemcen (« Le Dialecte Arabe parlé à Tlemcen », Paris 1902)
Source : tlemcen-online.net