Tlemcen - Andalous

Le Haouzi : un art poético-musical ancestral



Le Haouzi : un art poético-musical ancestral
Tlemcen était, certes, un bastion de cette culture véhiculée par la langue arabe qui a imprégné durant des siècles de grands théologiens, juristes, poètes et médecins de cette ancienne capitale berbère.

Cette langue cessera d’être au coeur de cette culture dans la région ou la période post-zianide laissera place aux dialectes avec l’apparition des poésies écrites dans la langue du peuple. Romantique, Tlemcen où les monuments sont partout, est aussi, une cité qui dégage une étonnante douceur de vivre.

Le genre poético-musical dit «haouzi» est né à cette période établissant ainsi un moment important de l’histoire de la vieille cité et de son évolution. L’éponyme «haouzi» est un terme référent qui désigne un genre poético-musical né à la périphérie de la musique andalouse. La connotation spatiale du terme trouve, à notre avis, son sens dans le rapport qu’il a avec la musique d’origine andalouse; le «haouzi» étant une expérience musicale d’extraction locale, pur produit des poètes et musiciens du cru de Tlemcen qui ne sera, d’ailleurs, que plus tard labellisée de genre dérivé à la musique andalouse.

La culture musicale est dominée, à Tlemcen, par une spatialisation irréductible avec la musique andalouse, souveraine au coeur de la cité, le «haouzi» à sa périphérie la plus proche, plus loin encore le «aroubi» ou le «bédoui» enfin, le «gherbi» et son espace qui désigne la culture des poètes et des musiciens du Gherb, c’est-à-dire le Maroc. Chacun d’eux est un référent spatial, un lieu d’écriture, à la riche et vaste littérature poético-musicale maghrébine, même si le terme «haouzi» soulève encore une ambiguïté et par-là, une quête de sens et de lecture, interminable chez les historiens de l’art musical.

La sédentarité (hadara), la cité avec son pendant, la citadinité (tamaddoun) sont au coeur de sa théorie de la civilisation chez Abderrahmane Ibn-Khaldoun. Les poètes du «haouzi» sont des citadins nés à Béni-Djemla, Bab Zir ou derb al-Méliani... des espaces symboliques au coeur de la citadinité tlemcenienne. Le «haouzi» est un produit de la culture arabe restée souveraine et qui a, pendant plusieurs siècles, imprégné les cités impériales du Maghreb et cela, dès l’expansion de l’Islam au début du 8e siècle, dans cette région appelée Occident musulman ou Maghreb.

L’histoire de Tlemcen a été, rappelons-le, jalonné par les grands évènements dynastiques qui ont stratifié le passé du Maghreb. En perpétuelle dynamique historique, elle sera, tout d’abord, capitale d’un royaume berbère kharidjite sous le roi ifrinide Abou Qorra au 8e siècle et ce, avant de tomber dans le giron des grandes dynasties qui ont, successivement, régné sur le Maghreb: les Omeyyade, les Idrisside, les Almoravide, les Almohade, les Zianide enfin, les Ottomans. Avec l’émiettement de l’empire almohade, elle sera, de nouveau, au Moyen Âge arabe, capitale (1236-1554) du royaume zianide dans l’espace maghrébin, occupé au même moment par les «Hafside», à Tunis, les «Mérinide», à Fès et les «Nasride», à Grenade. Tlemcen connaîtra, durant ce règne, la période la plus faste de son histoire. Au carrefour d’échanges commerciaux avec l’Afrique du sud du Sahara, elle sera un pôle culturel et scientifique rayonnant sur l’ensemble du Maghreb et au-delà, avec ses célèbres médersas: al-Yacoubiya, al-Eubbad, at-Tachfiniya, Ouled el-Imam... Ces centres, foyers irradiants de la science et de la culture, ont formé des générations de savants léguant un héritage lourd et sublime. La littérature y occupa une place importante d’où les noms de grands poètes: Affif-Eddine, décédé à Damas et son père Cheb Dharif, Mohamed ibn-Khamis mort à Grenade, Ibn-Hamdoun, al-Qaïssi al-andalussi, Abou-Hammou Moussa II, Abi Djamaa talalissi tilimsani, Daoudi al-Faroui... Avec la rime et l’ancrage de sa vieille tradition, les habitants de la cité des Djidars développèrent, non seulement une grande sensibilité poétique mais également rythmique et musicale. C’est ainsi qu’elle verra l’éclosion d’un riche patrimoine poético-musical, celui-ci sera au cours des siècles, constamment enrichi et renouvelé et cela, grâce au génie de ses poètes et à l’inventivité de ses artistes. Cette brillante période n’aura pas été sans laisser, bien sûr, des traces. La décadence des Zianide sera suivie d’une période de stagnation dont les germes apparaissaient déjà dès le 14e siècle, dans le Maghreb.

Concernant la poésie populaire l’historien Abderrahmane Ibn-Khaldoun (1332-14O6) signalera cette période, son existence, en faisant allusion à «aroud el-balad» ou métrique du pays. La naissance de cette poésie est, en effet, symptomatique d’une période qui, en Algérie, coïncida avec, à la fois, la fin définitive du règne des Zianide en 1554 et aussi, l’arrivée des Ottomans (1). Dans le Maghreb les formes poétiques classiques et élitaires voir le «mouwachah» et le «zedjal» ont été, longtemps, considérées comme l’expression la plus haute du langage poétique. Tlemcen est demeurée, cependant, très attachée à l’école andalouse et à ses lettres de noblesse. La poésie du style «haouzi», née bien plus tard, est le produit d’une langue simplifiée qui allait compenser l’arabe littéraire, utilisé dans la poésie lyrique classique. Ce genre de prose, qui a connu un prodigieux développement, nous donne une idée de la vitalité de la tradition poétique à Tlemcen. Toutes les littératures ont suivi le même processus qui voit la langue métrique céder le pas à la prose. Si la poésie du «haouzi» est simple, c’est parce qu’elle n’est pas soumise au joug de la versification classique. Les poèmes dont l’inspiration est, à la fois, épique, lyrique et mystique ainsi composés seront appelés «qaçida» et répondent au récit plus qu’à la forme.

La poésie dialectale utilisée dans ce genre musical ne tient pas compte des règles de versification classique connue dans la langue arabe. Il lui arrive, de ce fait aussi souvent, de mêler l’arabe classique vulgarisé et l’idiome courant avec ses mots d’origines diverses: arabe, romaine, turque... et leur orthographe phonétique qui embarrassent, aujourd’hui, son vocabulaire et également ses tournures de phrases, enfin, ses variétés d’expressions du beau langage populaire...

Le «haouzi» profitera, au plan mélodique de la forte influence de l’héritage musical andalou avec son système de symboles, de modes et de rythmes avec des formes, cependant, plus légères. Ce genre fait partie, aujourd’hui, de l’histoire générale de la musique maghrébine dite andalouse. En tant que source d’inspiration il en est un confluent qui a son importance, marquant, ainsi, l’évolution de cette musique.

Dans le «haouzi», terme qui n’apparaîtra qu’au 17e siècle et que l’on rencontre, pour la première fois, dans une des poésies de Ahmed Bentriqui, les poètes ont recours au dialecte parlé du pays pour aborder leurs thèmes variés. Contrairement à leurs homologues marocains du «melhoun», les poètes tlemceniens ont démontré moins de propension à traiter des thèmes de société ou d’éthique. Cet héritage littéraire, «melhoun» et «haouzi», d’essence populaire a, durant plusieurs siècles, incarné des valeurs d’art et de culture.

Une expérience esthétique originale

Dans le domaine de la musique, la naissance du genre poético- musical dit «haouzi» est un tournant dans l’histoire culturelle dans cette région. C’était là une nouvelle expérience poético-musicale qui allait enrichir le patrimoine musical de la chanson citadine dans le Maghreb. Le génie des poètes et musiciens populaires producteurs du «haouzi» allait ainsi s’exprimer et de la même manière que leurs devanciers, car l’histoire retiendra l’importante contribution des poètes et des musiciens de Tlemcen à l’enrichissement de la musique andalouse. Grâce à leur imagination et leur esprit inventif les musiciens de Tlemcen participèrent à une oeuvre inestimable visant l’intégration dans la «sanâa», des beaux textes littéraires rimés de poètes locaux tels: al-Qaîssi al-andaloussi, Abi Djemaa Talalissi, Saïd al-Mandassi ou encore Sidi Abou Madyan Choaib (12e siècle), ce soufi andalou ayant longtemps vécu à Béjaïa et dont la cité des Djidars en a fait , à sa mort, le saint paton, voir: «Tahiya bikoum» (zidane, hsin), «idou iliya al-wissal», «al-kalb elli yahouakoum» (inséraf hsin), «ida daka sadri» (btaihi, rasd dil), «lamma bada mitl el-koboul» (inseraf hsin)...

Il est reconnu que, dès le 15e siècle, avec le «melhoun», au Maroc, le «haouzi», en Algérie, les «zdjouls», en Tunisie, un mouvement intense de continuité de la tradition littéraire et musicale du «zedjal» dans le Maghreb où la tradition andalouse est restée vivace. Il est temps de comprendre le rôle joué par l’ancienne capitale zianide dans la transmission de la prodigieuse culture arabo-musulmane. A cette culture, elle y est restée attachée. Au plan musical les manuscrits découverts récemment aux 18 et 19e siècles, démontrent l’étendue de l’héritage que la mémoire faillible n’a guère permis de tout sauver, voir notamment des mélodies dont une partie a pu être conservée en se réfugiant ici et là, avec les musiciens et les hommes de l’art à Alger devenue la nouvelle capitale enfin, à Tétouan, Rabat... et cela au gré des évènements qui ont mouvementé l’histoire de la région après la chute du royaume des Zianides dans la transmission de la prodigieuse culture arabo-musulmane.

A cette culture, elle y est restée attachée. Au plan musical les manuscrits découverts récemment aux 18 et 19e siècles, démontrent l’étendue de l’héritage que la mémoire faillible n’a guère permis de tout sauver, voir notamment des mélodies dont une partie a pu être conservée en se réfugiant ici et là, avec les musiciens et les hommes de l’art à Alger devenue la nouvelle capitale enfin, à Tétouan, Rabat... et cela au gré des évènements qui ont mouvementé l’histoire de la région après la chute du royaume des Zianides. Avec le «haouzi», l’héritage musical andalou en sera aussi de nouveau enrichi, voir les chants: «rih achdjarek» (sika, arak), «lakaitou habibi», (inseraf sika, mokhlas) de Saïd Benabdallah al-Mandassi; «mal habibi malou» de Mohamed Benmsaib, «hark dhana mouhdjati», de Ahmed Bentriqui... Chansons reprises avec brio par celle qui a bravé les préjugés du monde, la désespérée Cheikha Tetma. La production du «haouzi» s’arrêtera au 20e siècle. Parmi les derniers poètes-musiciens dans ce style, nous citerons: Bellahcen Benachenhou, Kaddour Benachour, Mohamed Rémaoun auteurs d’un florilège de chansons avec respectivement: «Lillah ya bna-l.- ourchan», «ya ouelfi Mériem», «ya layami fi laïti»...

Les maîtres de la première école

Décrivant ce genre poético-musical, le professeur Abdelhamid Hamidou écrira: «Libre de ton, de fond, de forme, (elle) s’adresse au coeur et à l’oreille et un lien étroit semble exister entre elle et la musique. Tous les poèmes sont composés pour le chant; le mot dans les chansons est image et musique à la fois et le rythme poétique et le rythme musical s’y associent, s’y confondent intimement». Dans le «haouzi» les maîtres de la première école reconnaîtront, surtout, le modèle original élaboré: le haouzi matsanaa. Le poète le plus prolifique du chant «haouzi» Mohamed Benmsaib fait référence, dans certaines de ses poésies, au mode musical sous lequel le chant doit être exécuté. Le «haouzi» est l’oeuvre de poètes populaires de génie natifs de la cité de quartiers qu’ils citent eux-mêmes: derb el Méliani, Béni-Djemla, el-Kalâa, Safsaf... Saïd al-Mandassi, M’barek Bouletbag, Ahmed Bentriqui dit Benzengli (17e siècle ), Mohamed Benmsaib (18e), Boumédiène Bensahla, Mohamed Bendebbah (19e)... sont les poètes emblématiques de ce genre poético-musical de vieille tradition citadine.

Le «haouzi» en tant qu’espace poético-musical limitrophe à l’andalou, n’est pas à confondre avec le «haoufi» qui est un autre genre poétique, celui-là propre aux femmes. Les spécialistes y voient là, aussi, une vieille tradition littéraire andalouse. Anonyme, sans auteur, ni date, celle-ci fut d’introduction récente dans la chanson haouzie. «Souvent anonymes (les haoufi), pleines de goût et de railleries, très originales, d’une grâce badine et d’une franche gaîté, elles constituent une vive peinture des habitants de Tlemcen, le miroir de leur âme», écrit le professeur Abdelhamid Hamidou. Le «haoufi» est utilisé souvent comme «istikhbar» et ce, dans le but surtout de rompre avec la monotonie des longues odes ou «qacida», voir par exemple le chant «kif nouassi» de Saïd Benabdallah al-Mandassi.

Une autre tradition, aujourd’hui abandonnée, est celle qui consiste à interpréter, dans une même séance musicale, un bouquet de chansons des genres «haouzi» et «andalou», un exercice appelé «mezdj», dont les musiciens juifs, surtout, avaient la maîtrise de l’agencement. La musique andalouse s’est enrichie, plus tard, d’autres genres poétiques à l’appui de la musique dont également: le «gherbi». Ce style plus tardif que le «haouzi» est né, il y a, au moins trois siècles, de la rencontre de la poésie marocaine dite «melhoun» et de la musique andalouse de la sanâa. Plus récemment encore le «samaa» est le chant puisé dans le répertoire des poètes mystiques (Abou Madyan Choaib, Suchturi, Abi djamaa Talalissi, Mohamed al-Alaoui...) modulés sur des airs andalous. Le «haouzi», le «gherbi», le «samaa» font partie d’une culture spécifique assimilée, systématiquement, à la musique andalouse, lui empruntant ses formes mélodiques et rythmiques (ksid, bachraf, soufiane, darj...) Les rythmes nouveaux (goubbahi, berrouali) sont utilisés, aujourd’hui, dans une forme plus moderne en adaptation avec la simplicité des goûts et de la mode. Leurs oeuvres appréciées par les générations donnent la preuve que les maîtres fondateurs de ce genre avaient une conception très sérieuse et très noble de cet art.

Les genres «haouzi» et «gherbi» ont leurs propres paradigmes musicaux, une dizaine pour le premier et autant pour le second qui est connu également à l’origine par sa forme élaborée ou «gherbi matsanaa» par référence aux exigences de la «sanaâ» terme qui désigne la bourgeoisie corporatiste des «sanna’a», des maîtres-artisans détenteurs des savoirs professionnels. Dans les genres cités les interprètes associent le rythme syntaxique au rythme musical avec chacun son génie propre. Le poète-musicien révèle lui-même l’esprit de l’oeuvre qu’il créée, pour cela, il choisit la nuance musicale la plus efficace, car toute création implique un langage qu’il faut comprendre pour apprécier l’oeuvre». «Pour produire des sons, le musicien doit comprendre la matière qu’il travaille», expliquait cheikh Rédouane Bensari dans une interview. Certains «haouzi» sont exécutés sous plusieurs variantes de modes. Les mots et les chants doivent être ajustés à la mélodie. Il y a, en somme, un savoir-faire esthétique qui doit aboutir à créer la beauté en appliquant les principes d’alternance musicale. En cela, le musicien-interprète doit être doué, en utilisant subtilement aussi des joliesses. «C’est le poète, en lançant sa chanson, qui donne en même temps l’air sur lequel elle doit être chantée», écrira le professeur Abdelhamid Hamidou et d’ajouter: «chaque chanson est adaptée à un air, à une modulation spéciale de la voix». C’est au chanteur de choisir son istikhbar.

S’il est toujours difficile de fixer, d’une façon incontestable, la date de création du «haouzi» il est, par contre, possible de soutenir que les poètes Ahmed Bentriqui et Mohamed Benmsaib, Boumédiène Bensahla, parmi les plus représentatifs de ce genre, concevaient en même temps la poésie et la musique. Leur littérature est un compendium des arcanes et de la technique de cette musique, voir ses rythmes (ksid, berrouali..), ses modes, ses genres (sanaâ, haouzi, mahdjouz..) ses différents d’instruments traditionnels...

Le «haouzi» est considéré comme un stade d’évolution et de renouvellement des formes traditionnelles d’expression dans une aire qui, il y a longtemps, a opéré sa fusion culturelle et artistique. Dans l’interprétation de cette prose populaire musicale, locale à ses débuts, devenue maghrébine ensuite, se sont, ainsi, distingués des maîtres de renom qui ont exploité leurs talents pour l’expressivité de chaque chanson. Parmi ces derniers, nous citerons: Mâalma Yamna, Lazâar Dali Yahia , Rédouane Bensari, Abdelkrim Dali, Salah Benchaâbane, Dahmane Benachour, Sadek El-Bidjai, Tahar Fergani,... La communauté juive composée d’anciens juifs berbères et de juifs d’Espagne et de Majorque, ayant choisi de s’y réfugier à Tlemcen, accueillis dans ses quartiers intra-muros tel le célèbre Rab Ephraim Alnkaoua (14e siècle) ont trouvé là un moyen d’expression de prédilection d’où les grands noms aussi d’interprètes et leurs élèves: Saoud El-Wahrani, petit-fils du grand maître de la musique andalouse Makhlouf Rouch dit Makchich, Joseph Guenoun dit Zouzou, Lili Abassi, Ibihou Bensaid, Reinette Daoud l’Oranaise, Samy El-Maghribi...

Le genre poético-musical «haouzi» a, au cours des 18 et 19es siècles, enregistré un développement hors des frontières de la cité des Zianides, élargissant ainsi son aire géographique. Les chants du genre «haouzi» sont ainsi chantés partout à Fès, Rabat, Oujda, Blida, Constantine, Tunis.

Son patrimoine n’a pas aussi été sans subir le sort des cultures orales, avec des pertes qui n’ont, malheureusement, pas été compensées. Si l’inspiration musicale s’est tarie depuis, dans ce genre, des poésies continuent, par contre, souvent d’échapper à l’oubli, conservées, ici et là, dans de vieux «kounach» (manuscrits) détenus par les amateurs de poésies du cru maghrébin». «On croit, quelquefois, ces chansons oubliées, complètement disparues, lorsque tout à coup elles surgissent généralement dans les mêmes circonstances qui les ont engendrées», écrit le professeur Abdelhamid Hamidou. Les derniers poètes du «haouzi» remontent au 19e siècle: Moulay Ahmed Medeghri, Bellahcen Benachenhou, Ibn-Zaâtan, Mohamed Settouti, Mostéfa Bendimered, Mohamed Bensmaine, Abdelaziz Zenagui, Mohamed Rémaoun, Kaddour Benachour... chacun laissant environ une dizaine d’oeuvres chantées.

Ce même siècle enregistrera également plusieurs oeuvres de poètes venus d’ailleurs, entrées, elles aussi, dans la tradition du «haouzi». La langue du «haouzi» évoquée historiquement n’a pas fait l’objet d’une analyse approfondie aux plans syntaxique et sémantique. Celle-ci fait apparaître la langue arabe algérienne dans toute sa dimension littéraire, une langue qui n’a cessé de s’affirmer depuis, mais à laquelle il manque encore, malheureusement, une pleine reconnaissance.

Le «haouzi» est une porte entrouverte sur la réalité de cette période infiniment riche avec le dialecte élevé au rang de patrimoine. Porteur de la conscience nationale il a, de ce fait, aujourd’hui, besoin davantage d’être exploré. Il révèle un peuple sentimental et doux, peuple de poètes, de musiciens de savants et d’hommes d’esprit. Il est une incursion dans l’univers artistique, culturel du 16e au 19e siècles, période marquée notamment par la présence ottomane en Algérie.

Cette présence synonyme, à leurs yeux, de déchéance définitive de l’ancienne capitale sera, douloureusement, ressentie par la plupart des poètes dont Saïd al-Mandassi, Ahmed Bentriqui et plus tard, aussi, Mohamed Benmsaib, donnant souvent, lui-même, et dans plusieurs de ses poèmes, l’image d’un révolté.

Les poètes populaires qui n’avaient pas un regard châtré à l’égard du pouvoir ottoman et sur leur société eurent souvent à endurer des moments d’exil à Meknès, Oujda, Fès, Oran...

C’est ainsi les cas Ahmed Bentriqui, Boumédiène Bensahla... La déchirure mêlée de mélancolie a été le thème de belles chansons d’exil écrites avec délectation dans une langue sensuelle où les couleurs et la nostalgie des amours et lieux tiennent une grande place. Révolté par la présence ottomane dans sa poésie intitulée «Rabi qda aliha» (Dieu n’a voulu épargner pour elle (Tlemcen), le mauvais sort), Mohamed Benmsaib, dans son lien très fort avec sa ville natale, stigmatise souvent, dans ses poésies, le pouvoir de l’odjak turc à l’origine d’injustices intolérables. «La période ottomane est venue faire ombrage à son passé», disait-il, rappelant par là son rang en tant que métropole devenue l’un des plus brillants foyers de la civilisation arabo-andalouse. C’est, paradoxalement, pendant la période ottomane que la musique andalouse s’est aussi enrichie, à Tlemcen, d’adaptations inspirées des airs de parade militaire turcs voir notamment les enjolivements (zouakat, bacheraf,...) dont l’expression est toujours appréciée dans le «haouzi», le «gherbi»... et même dans la «sanaâ».

L’implantation ottomane à Tlemcen, au 16e siècle, coïncida avec l’installation massive de janissaires et de membres de l’odjak pour l’administration de la cité. Les convoitises de la part des voisins à l’Ouest, les Wattassides et les Saadiens rendaient la présence de ces troupes nécessaire. Le poète Mohamed Benmsaib, celui qui est considéré comme le plus prolifique et digne continuateur de la tradition du «haouzi» est, aussi, un panégyriste. Il sera reconnu plus tard avant sa mort, comme un modèle d’ascétisme.

L’inventivité et la sensibilité des poètes tlemceniens

Le «haouzi» a, sans contexte, apporté un sang nouveau à la musique de la tradition des vieilles cités. Des dizaines de poètes ont contribué à enrichir durant trois siècles ce genre. Cette accumulation de la richesse poétique et musicale rendait impossible, aux maîtres de l’andalou, de mémoriser tout le patrimoine avec la «sanaâ», le «haouzi», le «gherbi», le «medh», le chant bédouin ou «aroubi» introduit également dès le 19e siècle dans la chanson citadine, d’où l’originalité de l’oeuvre des musiciens de cette cité dans la production de l’art musical. Le patrimoine de la musique andalouse est, à Tlemcen, comme on l’a montré à la fois riche, original et complexe d’où l’immense compétence de ses maîtres de la chanson andalouse. Leur statut en tant que tel n’est, en vérité, établi que s’ils ont la maîtrise de tous les aspects techniques qui distinguent cette musique à savoir: les mélodies, les poésies et les rythmes. Ce dernier aspect est fondamentalement distinctif des autres écoles et constitue son originalité car chaque chant à Tlemcen, possédait son propre rythme. Ce n’est pas toujours le cas, aujourd’hui, pour tous les chants du patrimoine et cela, en raison des pertes subies par la mémoire musicale. A Alger par exemple, cette ville qui partage avec Tlemcen le même patrimoine, l’écueil du rythme est résolu par une simplification qui fait, qu’aujourd’hui, le même rythme est, à la fois, appliqué pour les m’ceddar, dardj et btaihi, ce qui a permis, sinon aussi, de sauver de l’oubli un grand nombre de mélodies. Cette érosion de la mémoire est relevée par Cheikh Rédouane qui, évoquant le souvenir de son père, disait «qu’à partir de l’année 1926 ,le grand cheikh Larbi Bensari jouait du rbab à peine une heure au cours des soirées», faisant allusion par là, à la «sanaâ» dont l’exécution est symbolisée traditionnellement par cet instrument très ancien joué sur une corde. Déjà, les chants lents et balisés de la «sanaâ», accessibles des seuls mélomanes étaient, de moins en moins, demandés par le public dont les goûts subissaient la métamorphose sous l’influence de la chanson moderne, plus légère.

L’oeuvre des poètes de la haute lignée des versificateurs du genre bédouin de la génération des Henni Benguenoun, Mostéfa Benbrahim, Youcef Bel-Abbès, parmi les plus connus, porteurs de l’humanité bédouine subissaient, certes, l’influence des grands aèdes de l’ancienne capitale du Maghreb central sous les Zianides. Musicalement, les musiciens de Tlemcen ont exprimé beaucoup de sympathie à l’égard du genre «aroubi» dont les grands aèdes ont eu la reconnaissance, voir les chansons: «Dhalma, Al guit ana ya khdat», «Fi waharan saqna ghazali»..._ intégrées, pour la première fois, dans la tradition du chant de la cité, par les musiciens de Tlemcen. Nous noterons que de nombreux poètes juifs ont versifié dans le genre poètico-musical populaire dit «haouzi», parmi lesquels nous citerons: Saadoni Ben Yachou, Ichoua Ben Hammou (18e siècle), Drai Makhlouf (19e)... L’histoire fascinante de Tlemcen, cette ville de vieille tradition culturelle qui a, du fait de son opulence et sa prospérité, stimulé le progrès de l’art et des savoirs, reste encore, de ce point de vue, très peu connue. Avec son lyrisme, ses enchantements le «haouzi» a gagné l’ensemble des pays du Maghreb, sans barrières, ni frontières, apprécié partout, porté comme un flambeau...

La culture, la poésie, la musique furent, certes, pendant plusieurs siècles, au coeur d’une véritable civilisation urbaine du goût et du bonheur dans le Maghreb. L’héritage poétique du «haouzi» est, sans doute, aussi d’une grande valeur ethno-historique.Il est un grand livre ouvert sur la langue du parler vivant du Maghreb, les arts et métiers, l’histoire et la mémoire topographique, enfin, les traditions en matières d’art culinaire, d’habillement,... La société maghrébine y est ainsi dépeinte à travers des poésies narratives d’un réel vécu avec, aussi, des personnages au féminin et leurs idylles entrées dans la légende: Mouny, Aïcha, Aouali dont aussi la célèbre Fatma el-hamiya bent el-hadar... C’est pour chacun des poètes du «haouzi» un peu l’itinéraire d’une vie avec ses déboires, ses plaisirs, jusqu’à la cinquantaine avant la repentance et la dévotion. En quittant le bercail tlemcenien le «haouzi» s’est ailleurs et autrement aussi estampillé (taba’a dziri, taba’a ksentini, taba’a oujdi...).

Les «diwans» soufis ont fleuri sous la plume de poètes natifs ou ayant vécu en Algérie: Abi Madyan Choaib, Afif Eddine, Ach-choudy al-Halloui, Abi Djamaa Talalissi... Dans le «haouzi» on lit un modèle, un goût, un savoir-vivre qui porte l’empreinte d’une incontournable touche bourgeoise du Maghreb de la civilisation. Les poésies du «haouzi» évoquent les traditions séculaires spécifiques de la société de l’époque parfaitement ordonnés, de métiers (sellerie, tissages... mais aussi, d’habillement et ses fantaisies de goût et de maintien: caftan, «ghelila», «abrouk», «frimla», «m’djounah», «ounaïs»... pour les femmes. Des mécènes, amis des arts et des lettres ont, pendant la période coloniale, déployé des efforts pour sauver de l’oubli la mémoire de cet héritage. Notre pensée ira à Mohamed Bekkhoucha, maître Kalaï, Mohamed Belhalfaoui et d’autres chevaliers de la culture populaire qui ont effectué un travail méritoire pour établir des corpus et anthologies, aujourd’hui d’une grande utilité pour les amateurs de poésies et d’arts populaires. Cette poésie et ses joies artistiques traduisent, avec la force d’une langue pure, avec ses mots et ses expressions, les sentiments de bonheur, de passion et de fascination d’une société dont elle est le reflet vivant et une peinture fidèle. Avec ses traditions de littérature, de musique, d’art, Tlemcen ce haut-lieu de la polis maghrébine, cette ville qui a fasciné les poètes, célébrant les beautés naturelles et les facettes multiples et captivantes, a réussi jalousement à conserver cette expérience d’un patrimoine qu’elle a adulé, faisant partie de ses lieux de mémoire, au même titre que les beaux monuments qu’elle a, tant bien que mal, su protéger jusqu’à aujourd’hui. Dans sa transmission, le patrimoine poétique populaire a subi des dégradations et, pour de nombreux spécialistes les chefs d’oeuvre légués par nos poètes, sont à défaut d’une transmission rigoureuse, en péril. «Le haouzi avec ses enchantements, ses fleurs, ses idylles, est l’expression d’une vieille tradition artistique mais aussi d’un mode de vie de la vieille société citadine», écrira Si Mohamed Bekhoucha auteur de plusieurs anthologies des poètes populaires maghrébins.

Notes :

1- À Tlemcen, la naissance de la poésie dans sa forme parlée est née pendant l’époque zianide. Elle est liée à un personnage mythique appelé «Rouh al-gharib» qui, selon la légende fut martyrisé après avoir été surpris indiscrètement à regarder de loin les ébats de princesses dans les cascades d’El-Ourit, nom qui dérive du mot d’origine arabe «al ouarta» qui veut dire précipice. La légende créera autour de ce supplicié qui n’avait d’autres moyens que de plaider prosaïquement sa cause et de raconter ses péripéties et aussi, de faire des oracles gratifiés de pouvoirs magiques en rapport avec les djinns, un peu comme les devins et que la tradition de l’imaginaire a rassemblé dans un cycle de contes entrés dans la littérature populaire.



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