Tlemcen - 08- La guerre de libération

Le 1er novembre 1954 Entre rupture et continuité



Le 1er novembre 1954 Entre rupture et continuité
Dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954, une série d'attaques coordonnées par le Front de Libération Nationale (FLN) ont été lancées sur l'ensemble du territoire algérien. Cette insurrection menée par un groupe de militants nationalistes révolutionnaires marquait le lancement de la Révolution algérienne (1954-1962). Suite à près de huit ans d'une lutte acharnée, cette révolution triompha d'une des principales puissances coloniales de l'époque, la France, qui colonisait l'Algérie depuis cent trente-deux ans. Mais si cette révolution fut une rupture avec la légalité coloniale, elle s'inscrivait dans la continuité d'une longue histoire de résistance à la domination française.

Le 1er novembre 1954
Entre rupture et continuité

Rupture avec la légalité coloniale

L’insurrection du 1er novembre marque une rupture avec la légalité coloniale qui faisait des Algériennes et des Algériens des êtres diminués, des « sous-hommes », car les attributs de l'humanité étaient réservés aux seuls Européens, « la race des Seigneurs » du monde colonial. La législation coloniale soumettait les Algériennes et les Algériens à une législation spécifique, le Code de l'indigénat adopté en 1881, qui faisait des colonisés des « sujets français » privés de liberté et de droits politiques. Ainsi, le Code de l'indigénat interdisait aux Algériennes et aux Algériens les réunions sans autorisation, les départs du territoire de leur commune de résidence sans permis de voyage ou les actes dits « irrespectueux ». En revanche, les Algériens pouvaient être punis d'amendes ou d'une peine d'internement administratif pour une durée indéterminée. La responsabilité collective s'appliquait aux Algériens sous forme de séquestre des propriétés ou d'amendes collectives qui pouvaient être infligées à des villages entiers. Toutes ces mesures iniques visaient à maintenir l'ordre colonial en infériorisant les Algériennes et les Algériens.

Élue pour la première fois en avril 1948, l'Assemblée algérienne exprimait par sa simple composition l'inégalité raciale entre colons et colonisés. Cette assemblée se composait de deux collèges de cent-vingt députés : soixante députés pour le premier collège désigné par les citoyens français, c'est-à-dire essentiellement les colons, et soixante députés pour le deuxième collège désigné par les « citoyens de statut musulman », c'est-à-dire les colonisés. Les soixante élus du premier collège représentaient 860.000 français alors que les soixante élus du second collège représentaient 7.700.000 algériens. L'organisation de l'Assemblée algérienne était une manifestation des hiérarchies raciales à l’œuvre en Algérie où la voix d'un Européen valait celle de dix Algériens.

L’insurrection du 1er novembre s'inscrit donc en rupture avec cette légalité coloniale qui faisait des Algériennes et des Algériens des sous-hommes. Mais elle s'inscrit également en rupture avec les pratiques des organisations politiques et religieuses qui remettaient en cause le système colonial tout en respectant la légalité coloniale. Ces organisations revendiquaient l'obtention de droits nouveaux et le respect des libertés fondamentales ainsi que l'application de la législation commune pour les Algériens afin de faire évoluer le statut de l'Algérie vers l'autonomie ou l'indépendance. L'action de ces différentes organisations a constitué une étape nécessaire dans l'histoire du mouvement national algérien car elles ont permis l'affirmation politique et culturelle du peuple algérien. Cependant, l’insurrection du 1er novembre s'inscrit en rupture avec l'action de ces organisations qui apparaissait comme une impasse suite notamment au trucage systématique des différents scrutins par les autorités coloniales à partir des élections à l'Assemblée algérienne d'avril 1948. Ainsi, dans un tract diffusé le 1er novembre 1954, la branche armée du FLN, l'Armée de Libération Nationale (ALN), dénonçait « la faillite de tous les partis politiques ».

L’insurrection du 1er novembre était donc une action révolutionnaire armée mais également l'expression d'une volonté de désigner un pouvoir constituant capable d'établir une légalité nouvelle. Comme l'écrit le juriste allemand Carl Schmitt, « celui qui s'arroge le droit de désigner l'ennemi s'arroge également une légalité nouvelle, qui lui est propre (1) ». En désignant et en attaquant le pouvoir colonial, le FLN posait les bases de l'établissement d'une légalité nouvelle propre à une Algérie souveraine où les Algériennes et les Algériens recouvreraient leur pleine humanité niée par la colonisation.

Continuité avec le mouvement du jihad

Si l’insurrection du 1er novembre chercha à fonder une nouvelle légalité en rompant avec la légalité coloniale, elle s'inscrivait également dans la continuité de la résistance à la colonisation. Dès 1830, la résistance à la colonisation s'est organisée sur l'ensemble du territoire algérien. Cette résistance se bâtit en s’abreuvant à la source de la spiritualité musulmane et en faisant appel au jihad contre la puissance colonisatrice. Ce jihadcontre la colonisation fut porté par différentes personnalités, en différents lieux et à différents moments de 1830 jusqu'au début du XXème siècle. L’Émir Abdelkader (1832-1847), Ahmed Bey dans l'Est de l'Algérie (1830-1848), cheikh Boumaza dans le Dahra (1845-1847), cheikh Bouziane dans l'oasis de Zaâtcha en 1849, Lalla Fatma N’Soumeur en Kabylie (1849-1857), Mohammed al-Mokrani et le cheikh al-Haddad (1871) dans l'Est ou cheikh Bouamama dans l'Ouest (1881-1908) furent les principales figures de cette résistance contre la colonisation française.

A la tête du mouvement du jihad contre la colonisation, ces hommes et ces femmes étaient souvent liés aux nombreuses voies soufies algériennes qui se mobilisèrent contre l'envahisseur. Ce fut notamment le cas de l’Émir Abdelkader lié à la Qadiriyya, de cheikh Boumaza mystique reconnu de tous, de cheikh Bouziane moqadem de la confrérie la Tarqawiya, de Lalla Fatma N’Soumeur adepte de la Rahmaniyya qui était dirigée en 1871 par le cheikh al-Haddad ou de cheikh Bouamama partisan de la Chaykhiyya.

A la suite de la répression du mouvement du jihad, l’esprit de résistance fut transmis aux générations postérieures en entretenant la flamme du souvenir et en rappelant le refus du renoncement face à l’occupation. Porté par certaines voies soufies, cet esprit de résistance fut transmis au mouvement nationaliste révolutionnaire qui se développa à partir des années 1920. Figure de proue de ce mouvement, Messali Hadj avait grandi à Tlemcen dans le giron de la Darqawiyya dans laquelle son père était moqadem. Le dirigeant nationaliste fut ainsi initié dès son plus jeune âge à l'esprit de résistance au sein d’une des voies soufies les plus radicalement opposées à la colonisation.

Au fil de l'évolution du mouvement nationaliste révolutionnaire, l’esprit de résistance initié par le mouvement du jihad du XIXe siècle fut transmis aux hommes qui déclenchèrent le 1er novembre au sein de l’Organisation Spéciale (OS) du Parti du Peuple Algérien (PPA). Fondée en 1947, l’OS était une organisation clandestine agissant en dehors de la légalité coloniale. Strictement sélectionnés au sein du PPA, les hommes de l'OS, qui prêtaient serment sur le Coran de respecter le secret et d’obéir à leur commandement, étaient chargés de s’entraîner et de collecter des armes en vue de préparer une lutte de libération nationale armée. Durant ces trois ans d’existence, l’OS a ainsi formé dans ses rangs les hommes qui déclenchèrent l’insurrection du 1er novembre. Dans son tract du 1er novembre, l'ALN faisait d'ailleurs référence à « 1950 avec son fameux complot », c'est-à-dire au démantèlement de l'OS par la police française au printemps de cette année.

La référence musulmane comme continuum historique

Ce rapide rappel historique permet de reconstituer l'esprit qui anima la résistance algérienne depuis les débuts de la colonisation jusqu'au déclenchement de la Révolution algérienne. Au fil des années, la référence musulmane constitua le continuum historique de cette résistance. Ainsi, l'historien Aboul Kassem Saadallah affirmait que « l’épine dorsale de tous les mouvements de résistance, qu’il s’agisse du mouvement du jihad, qui dura tout le siècle dernier, ou de la lutte politique depuis la Première Guerre mondiale, est le facteur religieux (2) ».

Cette référence musulmane se retrouvait dans l'article 1 de la déclaration du 1er novembre 1954 qui proclamait comme objectif de la Révolution algérienne : « La restauration de l’État algérien souverain, démocratique et social dans le cadre des principes islamiques ». Le 1er novembre 1954, le tract de l'ALN affirmait que « Dieu est avec les combattants des justes causes », c'est-à-dire avec ceux qui luttent pour la libération nationale de l'Algérie. Ces références aux « principes islamiques » ou à Dieu marquent l’inscription de l’insurrection du 1er novembre dans le continuum historique de la résistance algérienne dont l'islam fut la référence axiologique.

Dans la pratique, les combattants de l'ALN se nommaient moudjahidin, c'est-à-dire ceux qui mènent le jihad, et l'organe du FLN s'intitulait El Moudjahid. Les étudiants algériens choisirent d'exprimer leur identité musulmane en nommant leur syndicat l'Union Générale des Étudiants Musulmans Algériens (UGEMA). Sur le terrain, le FLN donnait par exemple des consignes à la population algérienne comme aux moudjahidin pour qu'ils s'abstiennent de consommer du tabac ou de l'alcool. La référence musulmane était donc présente au sommet comme à la base de la Révolution algérienne.

Au niveau populaire, la référence musulmane fut l’un des deux éléments fondamentaux de ce que Malek Bennabi appelait le « tacite fondement idéologique » de la Révolution algérienne. Selon lui, l’Algérien qui a pris les armes durant la Révolution, le moudjahid, agissait « pour se lier à la promesse majeure [l’islam], il voulait mettre ainsi son militantisme, sa lutte, sa révolution, sa vie et sa mort en rapport avec une vieille promesse majeure qui date de quatorze siècles. […] la promesse majeure […] était le plus fort stimulant de la révolution non pas la promesse mineure. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il faille négliger le rôle de la promesse mineure dans l’éclairage du chemin et de l’objectif. Le moudjahid savait qu’il luttait pour l’indépendance de son pays. L’indépendance de l’Algérie était la promesse mineure. Alors que la promesse majeure liait les moudjahidines avec […] les générations passées dans leur lutte et leur combat (3) ».

La référence musulmane constitua ainsi la référence axiologique de la résistance algérienne au cours des cent trente-deux ans de colonisation française. Cette référence musulmane permettait de mettre à distance la puissance coloniale en s'appuyant sur un fondement spirituel et civilisationnel spécifique.

Youssef Girard
Paru dans le n°27 de la revue Le Jeune Musulman


Notes
( ) Carl Schmitt, La notion de politique & Théorie du partisan, Paris, Flammarion, 1992, page 204
(2) Aboul Kassem Saadallah, « Le facteur religieux dans le mouvement national algérien au cours des années 1920 », Trad. Souad Khaldi, in. L’Étoile Nord-Africaine et le mouvement national algérien, acte du colloque du 27 février au 1er mars 1987, Paris, Ed. Centre Culturel Algérien, 1988, pages 283-291
(3) Malek Bennabi, « Planification et idéologie », Conférence prononcée le 21 janvier 1973, devant les élèves officiers de l’École militaire interarmes de Cherchell. In. Malek Bennabi, La réalité et le devenir, Alger, Alem el Afkar, 2009, pages 88-89


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