Dans son atelier qui remonte à plus de deux siècles, B. H., la cinquantaine bien entamée, passe pour être un des derniers artisans de Tlemcen. Le local est situé à la médina, au rez-de-chaussée d'une vieille bâtisse arabo-berbère. Le local ressemble à une grotte taillée dans la roche. L'intérieur est sombre et dégage l'air d'un capharnaüm. Partout traînent des morceaux de carton découpés d'une manière précise pour être montés sur les caftans dits Fergani, costumes confectionnés pour être portés par les femmes surtout dans les cérémonies et les fêtes de mariage. La dure loi du paraître local contraint la gent féminine à l'avoir impérativement dans leur trousseau. Comme on pourrait le croire, B. H. ne coud pas les caftans, il produit seulement à l'intention du fabricant les pièces de carton destinées à être insérées sous le tissu pour le faire durcir à l'endroit de la poitrine. Il est dans ce qu'on appelle dans le jargon local un «ferrad». Mais un ferrad auquel manque le panache d'antan. «Le métier ne nourrit plus son homme. J'y travaille uniquement les samedis ; les autres jours de la semaine je suis à l'entreprise. Je suis salarié comme tout le monde», dit-il. Il a appris le métier auprès de son père qui l'a appris auprès de son grand-père, quoique le père, aux dires de B. H., fut aussi artiste-peintre. Il s'agit de Benhadji Serradj Mohamed el-Habri, un nom qu'on eut dit tiré de la trilogie de Mohammed Dib. Deux très belles toiles de sa main, mais mal entretenues, ornent les murs de l'atelier. On est à Bab Ali. L'atelier fait face à un terrain vague entouré d'une clôture. «Autrefois, ce terrain était plein de bâtisses, on a tout démoli, et maintenant, il reçoit un chantier qui isole notre quartier de celui qui le jouxtait, ce qui fait que ce qui était autrefois une voie de passage est devenue aujourd'hui une impasse», regrette B. H. Et de lâcher sur un air de confidence : «Vous savez, ce terrain vague, on le doit aux années du terrorisme. Une bombe a explosé et des maisons se sont alors écroulées ; elles étaient occupées par des femmes qui pratiquaient le plus vieux métier du monde.» La médina a subi depuis l'Indépendance un déclassement social sans précédent. Ses premiers habitants ont massivement investi la ville européenne tandis que l'artisanat jadis première ressource de la cité a reculé. Ce sont les gens désœuvrés de la campagne qui sont venus par la suite habiter la vieille ville. Démunis sur le plan matériel et culturel, les nouveaux arrivants ont laissé petit à petit la cité dépérir. Le système des habous qui prévalait avant la colonisation permettait d'entretenir la vieille ville. Le dispositif de protection traditionnel a aujourd'hui volé en éclats. Le réseau associatif qui pouvait suppléer à l'extinction des habous s'est avéré inapte à prendre les choses en main. La crise du logement aidant, tous les regards se sont alors braqués sur la ville moderne. Petit à petit, la médina devient la cité du chômage, la cité de ceux qui ont tout perdu : travail décent et confort. A la longue, c'est à peine que si l'on s'est souvenu que la cité en question est ce qui reste de la ville islamique.
Au commencement
les Idrissides
La fondation de la ville musulmane remonte à l'époque des Idrissides, vers l'an 765. Elle prit place sous le nom d'Agadir (remparts en amazigh) sur les ruines de la cité romaine de Pomaria (Les vergers). Quand les Almoravides s'emparèrent d'Agadir en 1069 et avant que leur pouvoir ne s'étende de l'Atlantique jusqu'à Alger, ils créèrent un nouveau quartier : Tagrart (Campement en amazigh). On doit du reste à cet empire qui annexa l'Andalousie, la construction d'une grande mosquée, laquelle fut achevée en 1136, ainsi que du Qsar el bâli, l'administration et la demeure du gouverneur. La majeure partie de la ville basse se forma à cette époque. Ainsi devaient émerger les quartiers de Bâb Ali, Bâb Zîr, Derb Nâîdja, Derb Sensla, Beni Djamla, Djamâa Echorfa, Sebbânîne et El Korrân. Après avoir détrôné les Almohades les Zianides sous la conduite de Yaghmoracen (1236 – 1282) amorcèrent l'élargissement de la ville vers le sud-est. Apparurent alors les quartiers Derb Ech Choûlî (environ du cinéma le Colisée), Hammâm al Ghoûla (Hârat Errma), Derb Halâwa (Rue des Fatimides), Derb M'Lâla, Derb Aktoût, Derb Sidi El Abdellî et Derb El Kâdi. Quant aux quartiers de Bâb el Djiâd, R'Hîba, Derb El Foûki et Derb Es Souroûr près du site d'El Mechouar, ils avaient accueilli les Andalous. C'est Yaghmoracen qui fit construire le Mechouar, sa demeure royale, où des siècles plus tard Barberousse s'y était retrouvé assiégé six mois durant par les Espagnols. Le mausolée de Sidi Boumediène, du nom d'un mystique andalou Choïb Abou Mediène, fut édifié en 1196 à la mort de celui-ci. Né à Cantillana près de Séville, après un pèlerinage à La Mecque, Sidi Boumediène fit halte à Bougie où il enseigna le Coran. Implanté dans le village d'El-Eubbad, devenu un quartier de Tlemcen, le mausolée est devenu une des attractions cultuelles les plus marquantes de la «nouvelle Grenade».
Démolition française
A l'arrivée des Français, la médina était organisée en communautés : les Hadars (citadins), les Kourdoughlis (issus de mère algérienne et de père turc) et les Juifs. Ils étaient évalués en 1842 respectivement à 1900, 2100 et 800. Sous la colonisation, il a fallu bien sûr raser des pâtés de maisons de la vieille ville pour percer les grands boulevards.
L'histoire est presque identique à celle qu'a vécue La Casbah d'Alger, à la différence près que la médina de Tlemcen n'a pas été retenue comme patrimoine mondial de l'Unesco. Une promenade dans les «derbs», les venelles tlemceniennes, nous a édifiés. L'ancienne cité menace désormais ruine. Le site qui s'étend sur 40 hectares environ abriterait 1.449 vieilles maisons. Beaucoup ont subi des transformations qui ont pris la forme de greffes réunissant l'ancien bâti et des constructions de type moderne. «Une architecture diglossique» a pris forme chahutant ainsi l'identité séculaire de la cité. Mais les maisons, malgré les fissures et les lézardes, sont restées pourtant belles avec leurs patios et leurs arcades. N'empêche, à la suite d'effondrements successifs, des trous béants se sont creusés entre les pâtés de maisons. Par la force des choses, les ordures s'y sont amoncelées… Certes, une enveloppe financière a été dégagée pour la restauration mais il semblerait que celle-ci ne concerne que des édifices ciblés et isolés les uns des autres, à l'instar du Mechouar et de la mosquée Er-rahma. Paradoxalement, c'est le centre moderne qui semble exercer de la fascination sur les pouvoirs publics. On construit 4 musées pour y conserver des objets de la ville alors qu'à l'autre bout, ce sont des pans entiers d'histoire qui agonisent. L'argent mobilisé, déplorent les gens que nous avons approchés, sert à ravaler les façades, à refaire le revêtement des ruelles et à peindre les murs à la chaux. L'on est en droit de se demander pourquoi l'instance internationale qui a la charge d'homologuer les villes appelées à devenir les capitales de la culture islamique l'année durant n'a-t-elle pas obligé les villes candidates à élargir la restauration à l'ensemble du réseau urbain qui compose leur centre historique respectif ? B. H. pense qu'«il n'y aurait aucun bénéfice à restaurer la médina, ce n'est pas rentable». Et d'ajouter : «S'il y avait des sous à en tirer, on aurait beaucoup investi dedans.»
L. G.
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Posté Le : 03/04/2017
Posté par : patrimoinealgerie
Photographié par : Hichem Bekhti
Source : ENVOYE SPECIAL A TLEMCEN, LARBI GRAINE - Publié dans Le Midi Libre le 26 - 02 - 2011