Bien qu'aucun document historique ne vienne déterminer l'âge de ce petit monument, le style très archaïque des dispositions architecturales et des fragments de sculpture qu'on y observe permet, croyons-nous, de le rattacher à la première période de l'art tlemcenien.
Situé dans le quartier Nord-est de la ville, au bord d'une ruelle étroite et tortueuse qui réunit la rue de Mascara à la rue Khaldoun, il conserve toujours son ancienne destination, et voit chaque jour, comme au temps des Beni-Zeiyàn, de nombreux habitués venir s'étendre en devisant sur les couchettes de sa salle de repos. Aux salutaires effets du « médecin muet(1) » s'ajoutent, suivant la croyance populaire, d'inappréciables bénédictions célestes. Le pieux Sidi Bel-Hassen El- Ghomàri le fréquentait. On montre encore la place où il s'asseyait d'ordinaire ; et ce saint personnage est devenu comme un génie protecteur du monument(2).
Aujourd'hui, il nous apparaît mutilé, ayant reçu des aménagements sensiblement différents de sa disposition primitive. Cependant il n'est pas impossible de reconstituer approximativement le plan général de l'édifice, au moment de son entière splendeur. Du côté Nord, un vestibule A précède l'établissement; c'est une salle voûtée, munie de banquettes, et dont toute une partie a été consacrée à l'installation sans doute récente de latrines. De ce vestibule, on pénètre dans une salle carrée B, de 5 mètres de côté. Suivant la formule habituelle, une coupole couvre cette salle. Elle est établie sur des colonnes monolithes, et est flanquée de quatre galeries voûtées. Deux de ces galeries sont relevées de 0 m,68 au-dessus du pavé central, et deux marches y donnent accès. Cette salle, dont une double vasque rafraîchit l'atmosphère, correspond à l’apodyterium des Latins(3). C'est là que l'on quitte ses vêtements et que l'on vient, après le bain, se reposer et s'étendre sur des matelas disposés à cet effet dans les galeries surélevées. A l'Alhambra, cet apodyterium est revêtu d'une décoration exubérante : quatre colonnes y supportent une tribune, peut-être réservée à des musiciens, et des alcôves profondes, garnies de mosaïques de faïence s'enfoncent à quelque hauteur du sol, sur deux faces de la salle(4).
Une porte ouverte à gauche donne immédiatement accès dans l'étuve, le caldarium antique. Cette porte est double ; elle conserve la température de l'étuve et l'isole de la chambre de repos. L'étuve, la plus longue salle de l'édifice, porte, comme une des salles intermédiaires de Grenade, une colonnade à chaque extrémité et se trouve ainsi divisée en trois parties d'inégale grandeur : la première C, au Nord, a 2 m ,50 environ de longueur; sur sa muraille occidentale, elle montre la trace encore visible d'une porte, aujourd'hui bouchée, dont nous verrons tout à l'heure la destination primitive(5); sa muraille orientale est percée d'un cabinet assez profond. La deuxième partie C, centrale, la plus grande des trois, présente en 3 pénétrant dans la muraille Est, un vaste réservoir d'eau chaude. L'eau y est amenée par un conduit courant dans la muraille, au fur et à mesure qu'elle s'élève de la chaudière, placée en 7 sous le dallage de l'étuve(6). En outre, des trous percés dans la muraille à quelques centimètres au-dessus du conduit, laissent pénétrer dans la salle la vapeur d'eau qui s'en échappe. Cette partie centrale de la salle est ainsi de beaucoup la plus chaude. Enfin, une troisième partie C2, de dimensions plus réduites que C1, est à moitié occupée par une cuve carrée, où une canalisation amène de l'eau froide(7). C'est dans cette salle que le Kayyâs, masseur arabe, masse, frotte au gant de crin et arrose d'eau chaude le corps du baigneur.
Trois autres salles plus petites complètent le bâtiment, pièces accessoires, fréquentes dans les bains maures, et qui n'ont pas une destination bien précise ; essentiellement ce sont des chambres de repos(8), mais la simplicité des mœurs arabes les transforme généralement en dépôts de matériel. L'une est placée en D au Nord de l’apodyterium entre le vestibule et l'étuve; une autre est au Midi, en E. Une troisième, au Nord-Ouest, en F, présente une disposition curieuse : une entrée sur plan carré précède un cabinet barlong, qui, sur une face, porte deux colonnes engagées, sur l'autre deux niches rectangulaires assez profondes qui peuvent servir de resserres(9).
Une chose frappe tout d'abord lorsqu'on examine l'actuelle disposition de ce bain maure. C'est l'absence complète de la salle intermédiaire entre l’apodyterium et l'étuve, de la chambre tiède, succédanée du tepidarium romain, qui était cependant un élément invariable du hammam maghrébin(10).
Nous croyons qu'à l'origine cette chambre tiède existait dans le Hammam es-sebbâghin. L'examen attentif des voussures, la présence, dans le mur Ouest de la partie C de l'étuve, d'une trace de porte nous a convaincu que le bain avait primitivement la disposition suivante : le vestibule A et la petite chambre D qui lui est contiguë formaient une seule et même salle, et cette salle était le tepidarium : on pénétrait de l’apodyterium dans le tepidarium par la porte î ou par la porté 1; puis du tepidarium dans l'étuve par la porte 9, aujourd'hui murée. D'autre part, l'entrée même du bain se trouvait vraisemblablement située au fond de la chambre E, qu'aujourd'hui des maisons de construction récente avoisinent à l'extérieur; cette chambre jouait ainsi le rôle de vestibule. Le bain avait encore d'autres dépendances. Sur la ruelle, en G, une salle basse et non voûtée sert aujourd'hui encore de dépôt de combustible; au dessus, des chambres de premier étage (maçriya) auraient constitué les logements du personnel du bain; d'autre part, du mur extérieur, en x et y, partent des amorces de voûtes, encore parfaitement visibles, et dont les berceaux devaient couvrir, en avant du vestibule actuel, une autre salle (contenant peut-être îles latrines). Enfin des chapiteaux, maintenant sans emploi, conservés dans l’apodyterium, indiquent que le Hammam es-sebbâghin connut jadis des proportions plus étendues, des dépendances plus nombreuses et une splendeur plus grande.
Toutes les salles qui composent cet édifice étaient éclairées par des trous régulièrement ménagés dans les voûtes et où s'adaptaient des conduits en poterie grossière, comme on en peut encore observer à l'Alhambra, sortes de tubes émaillés de vert dont la section forme un polygone étoilé. Les voûtes en berceau portaient presque toutes des garnis de plâtre. Dans la grande salle carrée (apodyterium), une portion cylindrique pénètre perpendiculairement le milieu des côtés. La coupole(11) qui occupe le centre est portée par douze colonnes trapues groupées trois par trois au centre du carré. Ces groupes ont pour but de substituer au plan carré un plan polygonal composé de huit arceaux en fer à cheval outrepassé, sur lesquels repose la coupole. La colonne d'angle, de même hauteur que les autres, porte deux petits arcs en plein cintre surhaussé qui la réunissent aux colonnes du polygone intérieur, et permettent d'établir la demi-voûte d'arête habituelle au qoubbas tlemceniennes. Un troisième arc, enjambant la galerie du pour- tour, en supporte les berceaux. Seize arceaux convergents constituent les grandes cannelures de la coupole, qui, comme le reste de l'édifice, était régulièrement criblée de jours en étoile. Au dehors, les voûtes s'accusent, comme à l'Alhambra, non par des toits, mais par des dômes informes revêtus d'une épaisse croûte de mortier et de plâtre.
La disposition de la salle carrée est très analogue à celle des vieux bains de Palma de Majorque, qui devait jouer exactement le même rôle(12). Dans le monument Baléare, cependant, les douze colonnes établissent immédiatement le plan circulaire, sans qu'il y ait transition par un plan polygonal intermédiaire.
Les chapiteaux de pierre sont d'un style très archaïque. Sculptés dans un cube de 0m ,32 de côté, ils s'adaptent sans ressaut et sans astragale au fût des colonnes monolithes. Bien que la couronne d'acanthes épannelées qui les entoure ne porte pas de fente inférieure, la disposition de leurs volutes angulaires les rattache au type secondaire F(13). Ces volutes ne sont pas parallèles à la diagonale. Elles se séparent en deux pour garnir les quatre faces, qui tendent à devenir indépendantes les unes des autres. Les impostes qui les surmontent et qui leur sont à peu prés égales comme hauteur, semblent moins faites pour les couronner que pour ménager l'encorbellement des arcs. Elles sont taillées et divisées suivant le plan de ces arcs et rappellent les dispositions adoptées pour celles des nefs de Cordoue.
NOTES :
1- El-Tabib el-abkam, c'est par cette périphrase qu'à Tlemcen on désigne couramment le bain maure.
2- Sur Sidi Bel-Hasen Et-Ghomâri, cf. suprà, p. 160, note 1. Ce bain est aujourd'hui fréquemment désigné sous le nom de Hammam sidi Bel-llasen. — D'autres légendes ont cours sur cet établissement, des femmes prétendent qu'un jinn s'y montre dans la piscine d'eau froide sous la forme d'une couleuvre inoffensive (Cf., sur la fréquentation des bains maures par les jinn, le curieux passage d'Ali-Bey El-Abbàsi. Voyages en Asie el en Afrique, Paris, 1814, I, p. 126; — sur la croyance aux jinn serpents, Goldziher, Mohammedanische Studien, II, p. 343.)
3- Sur les dispositions générales des thermes romains d'Afrique, cf. Gsell, les Monuments antiques de V Algérie, I. chap. VIII.
4- Cf. la description îles bains de l'Alhambra, ap. Girault de Prangey, p. 158 et ss; — Owen Jones, l'Alhambra, PI. XXVI.
5- Ce cabinet porte le nom maintenant généralisé de maqçûura (cf. suprà-, p. 44 note 3) ; il est réservé à ceux qui veulent procéder à des soins de toilette intime, ou encore à ceux qui craignent la trop grande chaleur du centre de l'étuve; ce sont des renfoncements semblables que Laugier deTassy, dans son amusante description d'un bain maure d'Alger, qualifie de «cabinets d'une chaleur modérée, où l'on frotte et lave les personnes en particulier» (Histoire du Royaume d'Alger, p. 189).
6- Cette place de la chaudière est la même à l'Alhambra et dans tous les bains maures tlemceniens ; de même Léon l'Africain parle de l'étuve des bains de Fàs en ces termes : « De là, on passe dans une autre aisance, là où l'on sue très bien, qui est le lieu où est la chaudière emmuraillée. » (Description de l'Afrique, 11, p. 80.)
7- Pour prendre des bains froids, comme on l'a prétendu des piscines de l'AIhambra (?) Il est remarquable que deux marches donnent accès au bord de cette cuve, comme à l’Alveus des anciens bains de Pompeï (Cf. Daremberg et Saglio, Dictionnaire des Antiquités, t. 1, p. 656.)
8- « Et il y a certaines logettes haussées de cinq ou six marches, là où sont les lieux réputés pour se dépouiller et étuver ses vêtements. » (Léon l'Africain, Description de l'Afrique, loc. cil).
9- Aujourd'hui ces niches sont sans emploi; suivant la tradition, elles auraient été destinées à ceux qui, pour quelque raison, ne voulaient pas faire connaître leur présence dans le bain (!). En fait, c'étaient très probablement de simples vestiaires, pour les clients distingués auxquels on réservait l'accès particulier du cabinet F.
10- Elle existe à l'Alhambra ; Laugier de Tassy et Léon l'Africain, dans leurs descriptions, parlent, l'un d'une « chambre intermédiaire d'une chaleur modérée»; l'autre, d'une chambre où l'on entre en sortant de la chambre froide, et un peu plus chaude que la première. A Tlemcen. la chambre tiède n'est plus en usage dans aucun hammam. Chose curieuse, dans un bain assez moderne, situé rue de Lamoricière, la chambre tiède existe parfaitement entre l’apodyterium et l'étuve; mais elle ne reçoit pas sa destination primitive, et sert simplement de passage et de lieu de débarras; les latrines lui sont contiguës ; cf. aussi infrà. Bains de Sidi Bou-Médiène, p. 281.
11- Notre photographie, prise dans l’apodyterium, montre au premier plan la vasque et le bassin de pierre, plus loin trois colonnes d'angle et la demi-voûte d'arête sur laquelle est établie la coupole ; au fond, à gauche, les nattes et couvertures disposées pour le repos des baigneurs (les jours qui éclairent cette partie n'existaient pas primitivement): à droite, longeant le comptoir du patron de bains, le couloir menant au vestibule actuel A.
12- Cf. Girault de Prangey, Essai sur l'architecture des Arabes, p. 58 et PI. 11.
13- Introduction, fig. G.
-
Votre commentaire
Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Posté Le : 14/08/2011
Posté par : tlemcen2011
Ecrit par : Georges et Wiliam Marçais
Source : Les monuments arabes de Tlemcen, 1903