Nous entendons par poésie vulgaire ou populaire, cette poésie vraie, qui vit à côté de la poésie littéraire, ou, poésie d'art, ou mieux encore poésie classique, qui donne l'expression concrète des sentiments et traite le grand poème de la vie humaine, dans toutes ses manifestations, sous toutes ses formes.
Cette poésie n'a rien d'artificiel, dans aucune de ses parties, dans aucun récit ; elle est l’œuvre de la nature dans toute sa spontanéité ; elle nous présente un tableau fidèle de la société du temps, avec ses croyances religieuses, ses usages, ses souvenirs et ses sentiments les plus vrais, les plus naïfs.
Reflet de l'âme humaine, expression de ce que l'homme sent, pense et fait, cette poésie est considérée par le peuple, le vulgaire, comme un don de Dieu. Ce langage arythmique, en effet, cet art d'émouvoir, de charmer l'esprit et d'attendrir le cœur, «cette langue qui peint et cette peinture qui parle », cette force, cette puissance de pouvoir communiquer au dehors le souffle qui nous anime, ce ne peut être, aux yeux du vulgaire, que des faveurs, des dons, que seuls les gens que la grâce divine a touchés peuvent avoir. C'est de là, sans doute, que viennent ce profond respect qu'ont témoigné jadis au poète et qu'on témoigne encore aujourd'hui au « cha’ïr », au « cheikh » et la considération et le crédit dont il jouissait autrefois, auprès des princes et des émirs et jouit encore maintenant auprès du public.
A Tlemcen, pépinière de Saints célèbres par leur profonde piété, de savants illustres et de poètes lettrés dont s'honore la littérature arabe et que les anciens rois Zianides mettaient toute leur gloire à encourager, il existe depuis le moyen âge, aussi loin que le souvenir et la tradition peuvent remonter, à nos jours, un grand nombre de poètes vulgaires, témoins les chansons populaires que nous entendons tous les jours dans les rues et les cafés , chansons qui ne meurent point et que les générations répètent les unes après les autres presque sans altération. On se demande quelquefois pourquoi à Tlemcen, plus que partout ailleurs, il y a tant d'esprits qui recèlent en eux-mêmes la faculté poétique. A quoi attribuer ce phénomène ? Est-ce un effet de climat ? Est-ce un don naturel ? Quoiqu'il soit difficile de répondre à de pareilles questions, on peut cependant dire que la faculté poétique, étant généralement considérée comme une inspiration et que l'inspiration elle-même n'étant autre chose que l'imagination et la sensibilité combinées, le brillant épanouissement de la poésie vulgaire de la Perle du Moghreb et l'existence à Tlemcen d'un si grand nombre de poètes s'expliqueraient par les deux facteurs suivants : situation à Tlemcen au point de vue de la géographie et de l'histoire et la simplification des règles de la prosodie et de la versification dans la poésie vulgaire de Tlemcen. On trouve, en effet, dans cette ville, vieille capitale d'Islam, tous les éléments de l'œuvre du poète : monuments anciens, ruines imposantes et muettes, témoins d'un passé glorieux, décors artistiques et délicats des mihrab, des belles mosquées dont les superbes minarets s'élèvent majestueusement dans le ciel, vieux fonds d'usages, de croyances, de mœurs et de coutumes, légendes locales que les Tlemçani se plaisent à raconter, tombeaux de saints, objet de pieuses visites et de profondes méditations, sites ravissants, campagne de verdure et de fleurs, immenses forêts d'oliviers, de cerisiers, d'orangers, d'amandiers, de grenadiers, vastes horizons, admirables cascades, abondance des eaux courantes, sources étincelantes, murmure d'eau et chant de rossignol, en un mot tout ce qui donne à la pensée sa plénitude, tout ce qui exalte l'intelligence, tout ce qui donne à l'imagination une inépuisable fécondité, tout ce qui excite la sensibilité et meut délicieusement le cœur.
La poésie vulgaire de Tlemcen doit, d'autre part, son développement à ce qu'elle n'est assujettie à aucune règle précise de la prosodie et qu'elle est libre du joug de la versification, auquel est soumise la poésie littéraire. D'ailleurs pour un public simple et crédule, c'est du fond même du récit que naît l'intérêt et nullement de l'art et de la forme.
Toutefois, nous devons signaler que le vers de la poésie vulgaire comprend généralement deux hémistiches dans lesquels le nombre et la disposition des voyelles varient à l'infini ; qu'il n'est pas rare de trouver beaucoup plus de mots, partant de syllabes, dans un hémistiche que dans l'autre ; que la poésie vulgaire comprend de petites chansons - deux à dix vers - et de longs poèmes ou qasaïde - sing. : qasida, - chants formés de plus de sept vers dont la forme et le fond sont très variables ; que souvent la qasida, au lieu d'être formée d'une suite de vers offrant les mêmes caractères dans leur composition comme dans leurs idées, est constituée par des strophes ou stances ; que le nombre de vers dans chaque strophe peut varier de deux à dix ; qu'à la fin de chaque strophe, il y a un refrain de même rime que le dernier hémistiche de la strophe ; que ce refrain est quelquefois le même dans toute la qasida et constitue un retour admirablement préparé et ramené dans des circonstances nouvelles ; que, comme dans la poésie classique, le vers de la qasida comprend quelquefois trois ou quatre parties, dont les premières riment entre elles et la dernière a une terminaison spéciale à la fin de chaque vers ; que la rime consiste dans la répétition pure et simple d'une même consonne à la fin du vers ; que cette consonne est généralement la même dans tout le poème et quelquefois elle est périodique, variée ou alternée; que très souvent le poète fait subir de profondes modifications à la forme des mots pour les plier aux exigences de la rime sans se soucier nullement de la clarté ; que pour avoir sa rime par exemple il ajoute ou supprime une ou deux lettres du. mot final de l'hémistiche ; que très souvent le son ou damma rime avec le pronom affixe de la 3• personne du masculin singulier hou et le ouaou des verbes au pluriel ; que l'opposition des mots et des pensées dans le même vers, la fréquence de l'allitération et des tropes, la répétition constante des mots et des interrogations dans la même strophe semblent constituer des beautés aux yeux de nos poètes vulgaires ; que ces derniers paraissent n'établir aucune différence entre :
1 ° ta ou t et tsa (c'est-à-dire entre la 3e et la 4e lettre de l'alphabet) ;
2- ta ou t et ta ou t emphatique ;
3° ...... del ou d et dzel ou dz, dad ou d emphatique et dzad ou dz emphatique ;
4° sine. ou s et çad ou s emphatique ;
5° mime ou m et noun ou n ;
6° lam ou 1 et le noun ou n ;
Que pour la rime donc, le poète se contente de la ressemblance de sonorité de la dernière voyelle ou consonne, autrement dit les assonances remplacent quelquefois les rimes, ainsi par exemple le noun ou n peut rimer avec le mime ou m et même avec le lam ou 1.
On ne peut donc ranger les vers de la qasida dans aucun des seize mètres de la prosodie littéraire ou « aroud ».
Rebelles à toute règle de la versification, nos poèmes vulgaires semblent corroborer les dires de ce savant qui déclare : « C'est une erreur de faire consister exclusivement la poésie dans la versification ; c'est là une opinion qui ne suppose pas d'examen, car on confond deux choses absolument distinctes. La versification n'est qu'une forme sous laquelle se produit la poésie, une sorte de parure qu'elle affectionne sans doute, mais avec laquelle elle ne s'identifie en aucune manière et dont elle sait bien se passer à l'occasion, qu'elle dédaigne même quelquefois. La versification ne fait pas le poète, pas plus que la soutane ne fait le prêtre et que l'uniforme ne fait le soldat ».
Libre de ton, de fond, de forme, la poésie vulgaire s'adresse au cœur et à l'oreille et un lien étroit semble exister entre elle et la musique. Tous les poèmes vulgaires sont composés pour le chant ; le mot, dans les chansons vulgaires, est image et musique à la fois, et le rythme poétique et le rythme musical s'y associent, s'y confondent intimement.
Chaque chanson vulgaire est adaptée à un air, à une modulation spéciale de la voix ; c'est le poète qui, en lançant sa chanson, donne en même temps l'air sur lequel, elle doit être chantée.
On peut chanter quelques-unes - surtout les qasida - en s'accompagnant d'un ou de tous les instruments de musique suivants : violon, « r'bab » (guitare à deux cordes), « kouitra » (mandoline à dix cordes), « snitra » (mandoline), « tarr » (tambour de basque), «derbouka » (espèce de gros tube fermé à l'une des extrémités par une peau), « t'bilat » ou timbale et enfin « fhal » ou flûte.
L'orchestre qui joue des intruments de musique que nous venons d'énumérer porte le nom de « hâli-ine », pluriel de hali ou musicien.
Cet orchestre comprend généralement un cheikh ou chef d'orchestre qui joue du « r'bab » (photo : assis au centre) ou du violon, un « bach kyatri » ou « kyatri » (assis, 2ème à partir de la gauche) qui joue de la « kouitra », un « snatri » ou joueur de mandoline (debout, 1er à droite), un « terrar » (assis, 1er à droite) ou joueur de « tarr », un « drabki » (assis, 1er à gauche) ou joueur de « derbouka » et enfin le flûtiste (assis, 2ème à partir de la droite).
L'orchestre des ruraux qui porte le nom de « glaylya » comprend un ou plusieurs « glayly » ou joueur de « gallal » (espèce de « derbouka »), d'un « queçasbi » ou de plusieurs « gueçasbya » ou joueur de « gasba » ou flûte et d'un « b'nadri » ou joueur de bendir (espèce de tambour de basque).
« Cet orchestre accompagne assez souvent les conteurs publics en plein air, aux portes de la ville, les charmeurs de serpent et se retrouve dans les fêtes de la campagne, notamment dans les « oua’da » ou fêtes patronales ». Un grand nombre de qasida et certains petits poèmes populaires sont chantés sur des airs de musique andalouse ou « gharnata » (musique de Grenade).
Cette musique est basée sur la monodie et sans principes codifiés. Caractérisée essentiellement par l'instabilité du son, elle est exclusivement constituée par un certain nombre d'airs. Chaque air porte une dénomination spéciale : Sika, Moual ou Aïti, Zidan, Mezmoum, In siraf raml maya, In siraf dil, In siraf H'sin, Msaddar, etc. et présente un chromatisme aussi varié que subtil. Aussi faut-il préciser que les tons, demi-tons, etc. n'existent pas dans cette musique, mais les effleurements du son, toutes ses irisations, tous ses chatoiements, en un mot, toutes les inflexions de la voix sont permises et admises.
C'est par routine et ce, pour l'avoir appris de leurs devanciers, que les musiciens tlemcéniens connaissent l'air à donner à chaque poème ou qasida et savent très bien qu'à telle pièce de vers convient ou correspond telle mode de musique.
La poésie vulgaire étant un sujet extrêmement vaste et les espèces de ces poésies étant infiniment variées et difficilement définissables, il n'est pas très facile de les ranger dans un ordre tel qu'on puisse leur donner un cadre, les placer à côté ou à la suite les unes des autres. Toutefois - et c'est uniquement pour permettre au lecteur de se faire une idée de la matière de l’œuvre de nos poètes vulgaires, - nous allons dans cette esquisse, aussi rapide qu'incomplète, la diviser (classification arbitraire) en deux genres:
I. Grands genres ou poèmes sérieux ;
II. Petits genres ou poèmes fugitifs.
Les premiers touchent :
1° Au dogme, à la religion, aux légendes locales, au culte des Saints ;
2° Aux sentiments qui agitent l'homme, joie, douleur, tendresse, passion, espérances, et ardeur dé la foi ;
3° A la nature ;
4° A la morale.
Ce qui domine dans ces genres de poésie, où la naïveté et la simplicité sont unies au merveilleux et au grandiose, c'est le panégyrique ou « m'dih » (racine madaha, louer, faire l'éloge de quelqu'un, réciter), le contraire de la satire ou « hdja » (racine hadja, tourner quelqu'un en ridicule, ridiculiser quelqu'un), vulgairement appelé « tegchib » (racine littéraire gachaba, salir, empoisonner). Généralement les poètes vulgaires cherchent dans ces genres de poésie à proclamer les bienfaits d'Allah, à lui adresser des louanges, à faire l'éloge des saints de l'Islam, à chanter les héros, à célébrer les exploits, à évoquer le souvenir et les hauts faits des compagnons du Prophète Mohammed, à exalter les croyances et à traduire les sentiments.
Les « Meddihates » - pluriel de « Meddiha » - ou panégyriques, à l'exclusion des poèmes satiriques, ont libre accès partout et sont chantés dans les soirées, les sanctuaires et les maisons pendant les cérémonies.
Le chanteur appelé aussi « Meddah » (féminin « Meddaha ») les récite en jouant de son instrument de musique ; la plupart du temps, c'est un « bendaïr » ou un « gallal » (espèce de tambour basque), et pour exciter l'intérêt, il parle comme un personnage ayant un rôle, il s'enflamme d'enthousiasme, entraîne les cœurs et parfois même fait verser des torrents de larmes à la foule qui l'écoute pieusement.
Vient-il de prononcer le nom du Prophète ou du saint dont il chante les vertus, toutes les femmes- quand la scène se passe dans une maison pendant une cérémonie - poussent leurs joyeux you you et les hommes instinctivement de passer leur main droite sur la figure et la barbe et de murmurer : « Dieu le bénisse et le salue! »-si c'est le nom du Prophète qui est prononcé, «Dieu l'agrée au sein de Sa Miséricorde ! » - si c'est le nom d'un héros - et « Allah en soit satisfait ! » - s'il s'agit du nom d'un saint. Nobles paroles, sublimes gestes, magnifique culte des saints, marque d'une foi ardente que certains mauvais musulmans turbulents et insensés s'efforcent d'abolir ! D'une façon générale, un poème sérieux comprend trois parties :
1° Louanges que le poète adresse à Allah et éloges des Prophètes et des Saints ou apostrophes à ses compagnons, à ses domestiques, à ses amis ou même quelquefois à un pigeon qui doit transporter son message à la femme ou à la fille qu'il aime ;
2° Récit ;
3° Prières à Dieu pour implorer son assistance, demander sa grâce et mériter les délices éternelles du Paradis. Souvent il indique à la fin de son chant, son nom et la date de la composition de la « qasida ».
Les poètes qui excellent dans ce genre sont :
1° Ibn Amsaib ;
2° Ibn Triki;
3° Ibn Sahla ;
4° Cheikh Mustapha Bendimered .
II
Les petits genres ou poèmes fugitifs sont souvent de petites pièces de vers composées avec beaucoup de licence. Nées d'un caprice ou d'une circonstance passagère, elles embrassent tout un cycle de faits et de sentiments intimes ; elles reproduisent la vie de tous les jours, les gestes et les aptitudes familières. Tout événement survenu à Tlemcen avec un certain éclat peut donner naissance à une chanson populaire. Souvent anonymes, pleines de goût et de railleries, très originales, d'une grâce badine et d'une franche gaîté, elles constituent une vive peinture des habitants de Tlemcen, le miroir de leur âme. 4n croit quelquefois ces chansons oubliées, complètement disparues, lorsque tout à coup elles surgissent, généralement dans les mêmes circonstances qui les ont engendrées.
Nous les classons arbitrairement en :
1° Chansons sur des sujets divers ;
2° Haoufi ou chants de grand air ;
3° Chansons d’enfants et berceuses.
Nous ne pourrions terminer cet aperçu sur la poésie et les_ poètes vulgaires de Tlemcen, fait à grands traits, sans nous demander, à quelle époque cette poésie a fait son apparition dans l'ancienne capitale des rois Zianides, à quelle date est née dans la Perle du Maghreb, ce désir de se faire entendre de la foule, et de ne point dédaigner d'employer en poésie le langage vulgaire ? Est-ce au IIIe siècle de l'hégire, IXe siècle de notre ère, c'est-à-dire au moment de l'apparition de l'idiome usuel, comme certains musulmans le pensent ?
Faute de documents, faute de manuscrits, il nous paraît extrêmement difficile de répondre à ces questions que nous vous prions de bien vouloir consacrer vos soins à éclaircir. Ce qui est certain, c'est que notre poésie, dont la force protectrice sont la tradition, la foi, et les légendes locales, s'est transmise à nous et continuera à se transmettre de l'un à l'autre, de génération en génération avec une rare fidélité, à exercer une influence heureuse sur les âmes et à trouver toujours des défenseurs, dans tous ceux qui aiment une forme agréable et brillante, une idée originale et excellente, une pensée noble et généreuse.
Abdelhamid HAMIDOU
(Ancien professeur à la Médersa de Tlemcen, in « Revue Africaine » n° 79 –2e partie, 1936)
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Posté Le : 22/11/2008
Posté par : hichem
Ecrit par : Abdelhamid HAMIDOU, (Ancien professeur à la Médersa de Tlemcen, in « Revue Africaine » n° 79 –2e partie, 1936)
Source : www.tlemcen-online.net