«Aller à La Mecque en scooter ? Mais c’est loin ! Ce n’est pas possible !
- Pourquoi pas ! J’ai des ressorts pour voler aux éclats. Je me sens plein d’énergie pour voguer par monts et par vaux mais, de grâce, je ne peux endurer cette atmosphère sans lueur d’espoir; de toute façon, je suis déterminé», déclaré-je à mon ami Mounir.
Février 1963, période encore fraîche du tumulte de l’indépendance, voulant me dégager des nombreuses frustrations subies lors de la guerre, une seule idée me rongeait les freins: c’était de partir loin. J’étais désemparé et ne savais que faire de ma jeunesse. Je venais d’échapper miraculeusement des faits de la guerre que l’Algérie a traversés durant ses sept années et demie de lutte anticoloniale.
La souveraineté fraîchement recouvrée, plongée dans une euphorie triomphante, l’aiguille de ma boussole était détraquée.
Depuis le cessez-le-feu du 19 Mars 1962, la ville de Tlemcen fut saisie d’une douce folie préparatoire de l’indépendance. Le lot des réfugiés du Maroc se déversait quotidiennement au centre d’accueil réservé en leur intention. La réception était organisée chaleureusement par une multitude de militants de dernière heure. S’ajoutait à cette ambiance délirante, la libération, par petites tranches, des prisonniers condamnés à mort. Le centre de la SIPA (ancienne usine de textile désaffectée) grouillait d’un nouveau monde exalté. Un air révolutionnaire planait sur tous les esprits organisateurs. L’indépendance tant convoitée arrivait à grands pas. Il fallait être à la hauteur. Une volonté populaire, déterminée, avec un seul objectif: trouver une nouvelle valeur morale en adéquation avec la révolution. Dans notre quartier d’El-Kallaa, on ne pouvait échapper à l’organisation fracassante, mêlée de suspicion envers une survivance de l’OAS.
Une chasse aux sorcières fut organisée par les chefs de dernière minute: les Caïds El Arch. Ces nouveaux chefs de quartier, sortis au hasard des connaissances, de véritables farfelus, des anciens ratés qui ont pris en charge d’ordonnancer la vie du quartier dans toutes ses latitudes (remplaçant la justice, le service des naissances, le commissariat, les actes de bienfaisance) dans un désordre le plus complet. Le chef commençait par dénicher une belle villa délaissée par le colon pour y installer son quartier général. Il allait régner en maître absolu, se prenant pour Dieu le roi. Il va s’entourer d’une flopée de gardes et de serviteurs, indicateurs, de nouveaux boys, et de conseillers à la manque. L’apprentissage de la chita (la brosse) prenait déjà corps dans l’esprit de certains pour devenir quasiment une culture jusqu’à ce jour.
Une pagaille plus ou moins organisée. Chacun pouvait s’octroyer le grade qu’il voulait. Rares étaient les vrais combattants qui ont échappé à cette guerre et qui vivaient discrètement au sein de leur famille, goûtant des moments de repos et de plaisir familial. Une agitation sous la bannière du FLN, lequel, dès ces instants, commençait à perdre de sa crédibilité. Mêlé à tout ce cirque, qui dans le contexte nous paraissait grandiose, dans mon for intérieur je n’approuvais pas la démarche artisanale et incompétente de ces débuts du cessez-le feu. Il fallait faire face par n’importe quel moyen.
C’est ce qu’on avait compris. Les belles manières et le savoir-faire manquaient cruellement. Les conséquences fâcheuses en découlent depuis, jusqu’à cette date. La culture et la bonne éducation ont fait défaut. Les jeunes, désorientés dans cette ambiance de foire, ne savaient quoi faire, tout appartenait aux aînés. Il n’y avait pas de place pour eux. Je fus de cette catégorie; j’avais 23 ans et j’étais complètement désabusé par une période intense où je fus à deux reprises emprisonné et torturé. Je voulais échapper à cette emprise qui me paraissait malsaine par rapport à la période de lutte. J’avais besoin du large. Il faut dire que notre indépendance, chèrement conquise, nous fut tombée sur la tête si vite qu’on avait quasiment perdu le sens du Nord.
Pour compenser et ne pouvant céder à l’immobilisme, sans aucun objectif desservant une haute idéologie après la période engageante du patriotisme, une action valorisante s’imposait à mes pensées. Que faire ? Ou aller ? Pas question d’émigrer dans un pays dont le contentieux n’était pas soldé. L’idée de traverser l’Afrique me frisa l’esprit. Mais avec une moto de 150 cm3, la difficulté devait être de taille, la part de l’inconscience de jeunesse jouait pour beaucoup. Avec mes petits moyens et ma grande détermination, je venais de gagner une guerre de libération sur un colosse colonial. Rien ne m’était impossible, un mot que l’Algérien de l’époque contournait facilement.
On était les plus forts ! Que valaient les Marocains ou les Tunisiens à côté ? On se sentait supérieurs de loin, comme plus tard on avait le plus grand méthanier du monde, une jeunesse la plus énergique du monde, un désert le plus grand du monde, une armée la plus guerrière du monde, un socialisme le plus spécifique, le grand barrage vert, la route transafricaine, la mer intérieure, etc.
J’avais une moto de marque Vespa que je chérissais car elle me permettait à peu de frais une évasion à la mesure de mon impatience. Je sillonnais toutes les pistes de la région et je m’organisais pour découvrir les coins les plus reculés à la région.
J’étais décidé d’aller loin chercher l’aventure pour oublier le passé récent (engagement patriotique, prison, etc.). J’ai planché sur les diverses cartes, essayant des itinéraires envoûtants, tels que le désert et la savane africaine; les pistes désertiques pour une moto de cette taille m’ont fait réfléchir. Tous les soirs je voyageais et rêvais à travers mes cartes.
Le SCI (Service civil international) me sauva la mise. Un groupe étranger de bénévoles s’occupait dans la région de Béni-Snous à construire un nouveau village (El-Hafs) pour les réfugiés venant des frontières. Au hasard de mes pérégrinations, je tombais sur l’un deux qui m’informa de leurs objectifs, j’en fus fasciné et m’embarquais avec eux. Je leur servais d’intermédiaire pour faciliter les démarches et les acquisitions de matériaux nécessaires. Un séjour enrichissant sur tous les plans pour un jeune homme au début de ses expériences. J’ai appris la convivialité avec l’autre, l’ouverture d’esprit après un nationalisme étriqué, l’amour du travail bien fait et désintéressé. Je vivais une nouvelle vie enrichissante, mon aventure prenait goût et sollicitait d’autres horizons.
J’ai décidé de vivre quelques mois en bénévolat à construire le village. Ma mère était outrée de mon comportement, après tant d’années de militantisme national, me voici de nouveau servant une cause humanitaire bien éloignée des formes traditionnelles en usage dans notre petit coin. Je désertais la maison, je ne pouvais tenir en place. Le mouvement était le leitmotiv de mon adolescence. Je m’installais au camp du SCI, me soumettant à la rigueur d’un chef canadien, le docteur Lang. Il m’enseigna l’amour des tâches bien faites, en contrepartie je l’aidais au mieux au bon contact de la population du Khemis et de la région. Après le travail qui consistait à aller à l’oued ramasser des gros cailloux, tailler la grosse pierre, recueillir le sable et le gravier et acheminer le tout sur le chantier, on rejoignait le camp en chantant. La joie qui m’avait déserté depuis longtemps revenait avec le sourire. Le passé douloureux commençait à s’estomper, je me sentais renaître et découvrir un autre monde autre que celui que je venais de vivre au maquis et en prison.
Dans ma petite piaule d’une ancienne caserne militaire du camp du SCI, je commençais à apprendre l’ordre, le rangement du lit et de mes affaires, le civisme faisant place à la rébellion de jeunesse. Une grande table nous réunissait pour le repas du soir. Je découvrais la sérénité du débat non passionnel, les véritables questions de la vie avec ses tournures philosophiques pleines d’humour.
C’était un plaisir que de faire la vaisselle avec de jolies blondes de toutes nationalités, en particulier les Suédoises et Ecossaises, d’écouter la musique au son d’une guitare qu’un jeune bénévole s’évertuait à diffuser. Quelle différence avec nos anciennes journées de traque, les déplacements angoissants dans des zones militarisées, la frugalité de notre bouffe en déplacement, la peur en dominance permanente, notre pays venait de sortir de sa mauvaise orbite. Je goûtais les premiers instants de liberté avec des gens dont la vision humanitaire était plus aiguisée.
Quelques mois ont suffi pour que je puisse avancer d’un cran sur ma feuille de route. Je voulais aller plus loin, découvrir le monde. Où ? Aucun idée. J’astiquais ma moto, continuant à me familiariser avec les clés, la mécanique, le pneumatique, l’électricité et de continuer de rêver fourrant mon nez sur les cartes Michelin.
Je me détournais de l’Afrique, convaincu de la difficulté du désert et de la savane. Je voulais partir, c’est tout ce qui me trottait dans la tête. Le procédé d’élimination ne me mena nulle part, j’étais comme coincé, faisant du surplace. Le voyage est-il un acte libérateur d’un certain imaginaire nourri par des rêves ? Des lectures ou des contes de jeune âge ?
Dans le voyage, il y a quelque chose d’irrésistible, de mystérieux, un appel vers une limite à transgresser, vers des «confins du ciel», vers des espaces où le temps ne fuit plus, comme pour les ziggourats d’antan, cette tentation impérieuse de connaître l’au-delà de ces confins. Il y eut jadis des routes d’idées, des routes de la foi, des routes de la soie, de l’or, du sel, des épices, récemment de la blanche, «il y a toujours une route pour quelque part» me dis-je.
Voyager, c’est sortir de sa coquille, remettre en question nos idées préconçues, nos stéréotypes; il nous pousse à progresser, à dépasser notre condition, renforce le sentiment de solidarité. «Tous les endroits où je suis allé font partie de ma vie», disait un adage. Voyager c’est aller au-delà de la découverte aussi bien de l’autre que de soi-même. C’est une confrontation directe avec son for intérieur. Le moi se jauge par rapport à sa formation, sa résistance, sa valeur, son comportement dans des situations nouvelles. Ce travail sur soi-même se forge dans les voyages, et la jeunesse en éprouve un besoin vital. Le voyage peut être arrachement pour les hommes qui partent au loin, tandis que les femmes demeurent, attendent, telle Pénélope le retour incertain d’Ulysse. La clarté environnementale influence sur le fondement et le questionnement existentialiste. Le silence des grands horizons est un puissant inspirateur.
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Le grand départ
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Je mis fin à mon bénévolat avec le SCI, l’impatience de partir me tarabustait. Ma moto fut révisée par mes soins de fond en comble. J’entrepris les vaccins de toutes sortes, profitant de la bonne ambiance qui régnait, à savoir la première période du Hadj (Pèlerinage). La caissière de la pharmacie, une voisine, s’imagina qu’une personne dans notre maison devait aller en pèlerinage, en l’occurrence ma mère. J’étais occupé à la révision du moteur dans notre cour quand ma mère, d’une façon très diplomatique, m’interrompait pour me demander des explication au sujet des vaccins.
«Si tu dois aller à La Mecque, tu as besoin au moins de ma bénédiction, n’est-ce pas ?
- Oui certainement»
Et voilà, c’est parti. Le coup de pouce final venait des soins de ma mère. Génial ! Ma voie fut tracée d’emblée. En une seconde, je réalisais cette nouvelle option. D’une pierre deux coups. Partir tel que je le souhaitais et accomplir un devoir religieux tout en poursuivant une nouvelle quête. Comme le hasard fait bien des choses !
Mon itinéraire fut décidé par la force des choses. Banco ! C’est pour bientôt le départ.
- «Excuse-moi, je voulais te faire une surprise !
- Qu’à cela ne tienne mon fils, je vais te donner mes propres foutas (grandes serviettes) pour ton Haram et que Dieu soit avec toi».
Du coup, la curiosité de notre voisine et caissière me rendit service en activant ma décision. Délivrance. Me voici avec une feuille de route bien remplie. Restait plus qu’à activer les préparations pour l’envol tant désiré. Je fis part à mon ami Mounir de cette décision en l’invitant à tenter le coup. Il hésita et sombra dans une réflexion sans fin. J’avais compris, pour lui j’étais un peu fou d’entreprendre un pareil voyage: aller à La Mecque tout seul avec un moyen de locomotion de cette sorte, c’était trop risqué et non réalisable. Mon défi était lancé, rien ne m’arrêtera. Deux bidons d’essence (pour une autonomie de 600 kilomètres) adaptés au tablier par-devant le guidon, une deuxième roue de secours à l’arrière accrochée au nouveau porte-bagages, et par-dessus, dans un sac: une tente, un sac de couchage, les foutas avec le linge, mon appareil photo et deux cahiers journal, bien ficelés, constituaient mon viatique. Deux jours après, je pris le départ sur Oran pour informer mes deux grands frères. En cet hiver 1963, c’était la première occasion de pèlerinage de l’Algérie indépendante. Nombreux sont les amateurs qui s’embarquèrent dans les transports en commun, il y avait encore ces cars de couleur jaune citron des TRCFA, des voitures particulières, le bateau et pratiquement pas d’avion. On n’avait pas besoin d’un passeport spécial, juste avec le normal, le visa de l’Arabie accordé sur place et la voie est libre. Les carnets de vaccination, nouveauté pour tout le monde, étaient la principale préoccupation vu que les vaccins étaient tout juste suffisants.
«C’est trop dangereux pour toi ce voyage» rétorqua mon grand frère à l’annonce de mon projet.
- Dieu me protégera puisque c’est une visite aux lieux saints.
- Tu es encore jeune.
- Le pèlerinage est obligatoire quand on est en possession de ses moyens, il n’y a pas d’âge qui tient, le calcul de certains pour l’âge de dernière minute est hypocrite.
- Tu es têtu, agis à ta guise, n’oublie pas que le chemin est long et parsemé de brigands et de coupeurs de routes».
Je décrochais la conversation et sortais pour aller voir un copain, Siman, qui travaillait comme journaliste à la République. Je lui fis part de mon voyage et de suite il en profita pour un scoop. Me voilà servi en publicité. Je partais le lendemain à l’aube sans leur dire au revoir à mes deux grands frères, ruminant leur leçon de découragement. Jusqu’en Tunisie, cette peur des brigands me hanta l’esprit, ma vigilance était à l’extrême. A Alger j’entrepris les visas, à l’institut Pasteur le rappel des vaccins et revisitant la cafétéria et l’Automatic, ma surprise fut grande en parcourant le journal. Photo et article louant mon exploit s’étalaient en première page. J’en fus flatté et encouragé dans mon entreprise.
Le froid de ce mois de février me cinglait le visage sur cette nouvelle route de la Kabylie. J’en fus émerveillé par la beauté du paysage, des beaux burnous portés par l’allure fière des Amazighs. La découverte de cette région m’enthousiasma au plus haut point. Quelle richesse ignorée. Constantine m’accueillait avec drapeaux, oriflammes et peinture fraîche; la fanfare, c’était pour le lendemain, lors de la première visite du Président Ben Bella. Le fameux pont traversant le grand rocher était bien achalandé. Il évoqua dans ma mémoire la mort de Salah Bey. La grande place, l’hôtel Cirta et la medersa Ben Badis me laissèrent pensif dans ce petit hôtel de la médina. La ville de Ben Badis voltigea dans mes rêves, tourbillonnant au-dessus des gorges du Rummel.
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Je quittais ces ponts suspendus pour piquer droit sur Tébessa et la frontière tunisienne. J’évitais de passer par le Nord tunisien afin de gagner du temps, la période du pèlerinage approchait, contourner les grandes villes me faisait gagner du temps et les dépenses supplémentaires. J’abordais assez confiant les hauts plateaux de Tébessa, avec ses vues surprenantes versant sur des larges horizons.
Une frontière qui traîne les traces d’un combat acharné, cratères de bombardement, barbelés, blockhaus, tours de garde, etc. Penché sur mon guidon, ballottant sur une route déserte et cahoteuse, j’imaginais les durs combats qui se sont engagés durant la lutte de libération. La vue surplombant les hauts plateaux suggère un envol en parachute pour mieux admirer tout un paysage magnifique. Quand les touristes découvriront cette région, ils se raffoleront.
Au loin, j’apercevais une tente militaire perchée sur un monticule, je saluais un jeune djoundi et continuais mon chemin. Une plaque m’indique la direction de Feriana en territoire tunisien. A la frontière, les douaniers sont surpris à la vue du passeport non tamponné du sceau algérien.
- Comment avez-vous fait pour passer ?
- Normalement, je n’ai vu aucun poste sur la route.
- Si, si il y a une barrière et une caserne plus loin qui fait fonction de poste frontalier.
- Je ne l’ai pas vue.
- Vous devez avoir le tampon algérien pour continuer, il est tard, vous pouvez coucher à Feriana et le lendemain vous irez au poste pour tamponner, vous êtes à 40 kilomètres.
 Au seul hôtel de la place je pris chambre, après une bonne douche je rejoignais le grand salon-bar-restaurant. Hôtel, où son restaurant rassemblait tout le gratin du coin, en passant de l’inspecteur de police à l’administrateur civil de la perception d’impôt. Une ambiance de buveurs qui épanchaient leurs histoires. Mon apparition les intrigua, je devais être un des premiers touristes algériens. Le patron lia conversation et m’informa sur la région, une région qui joua un rôle important à l’aide des maquis algériens et à la guerre des frontières.
 A l’aube je rejoignis l’Algérie où très accueillants les douaniers m’avouèrent qu’ils m’avaient vu passer à la dernière minute et comme habitués à ne voir aucun passager, ils ne prêtèrent guère d’attention. Tampon appliqué, discussion amicale et me voilà de nouveau sur le chemin de Feriana. Le temps de repasser les formalités je me dirigeais vers Gafsa. Premier contact avec la chaleur du désert, sur le bitume une couche vaporeuse s’apparente à un champ où semble apparaître le mirage de nappes flottantes. Je me rassure, c’est une illusion d’optique. Le mirage c’est plutôt dans ma tête. Mon voyage ne fait que commencer, il faut tenir jusqu’à Alexandrie.
 Quelque temps après, à ma droite apparaît un grand espace d’eau, une mer dans le désert ? Encore un autre mirage ? Non ce sont les fameux chotts El Jérid qui comme une mer de loin s’étendent jusqu’à Gabès. Premier vent de sable, tout est enveloppé de particules fines qui se confondent en un nuage ocre. Les horizons se bouchent. Des rafales vous cinglent les lunettes et la visibilité est bien réduite. Cela devient pénible d’avancer. L’angoisse gagne du terrain. Je lutte contre l’incertitude d’une vision limitée, la vitesse est à son minimum, le risque s’accentue. J’arrête pour souffler. Des volées de particules de sable n’arrêtent pas de fouetter la moto, les bagages, mon visage et gagnent même ma tête qui commence à s’inquiéter d’un tel milieu hostile.
 Je cherchais désespérément un endroit pour m’abriter car il m’était impossible de continuer. J’appuie sur le criquet de démarrage et la mort dans l’âme j’essaie de grignoter vaille que vaille quelques kilomètres. Désemparé, je multipliais les haltes, quand au loin j’apercevais vaguement une tache noire en retrait de la route qui ressemble à un abri. Quittant le bitume, je me rapproche de plus en plus de cette habitation tout en essayant de deviner si elle est vide ou occupée. Plus près, je la distinguai plus nettement pour être une sorte de baraque en zinc. A trois mètres un écriteau annonçait «Café du désert». Je pensais que ça devait être un café dans le temps, mais à cet endroit isolé ce n’est qu’un nouveau mirage. Je pousse une porte battante en zinc et me voilà envahi par une vague de fumée qui couvrait ce petit espace de 20 mètres carrés. Surprise ! Un vrai café maure où tout un monde assis à même le sol sur des nattes pêle-mêle, sirotant thé et café, le tout surnageant dans un brouhaha incompréhensible. Une impression d’un grand monde dans un espace réduit, rappelant une atmosphère médiévale des Mille et Une Nuits.
 Timidement avec ma tenue de motard, casqué et flottant dans une vareuse spéciale, je ressemblais à un astronaute débarquant d’une autre planète. Je tentais de me frayer une petit place. Le bruit diminua et tous les regards se braquèrent en ma direction. A la commande en arabe d’un thé pas trop sucré, la curiosité doubla d’intensité. Mon voisin immédiat me demande si je causais l’arabe et quelle était mon origine, je le rassurais en assouvissant toute sa demande, la diffusion fut aussitôt répandue et le cours normal reprit son rythme antérieur. Le dialogue étant engagé, je profitais à mon tour de m’enquérir de l’état des lieux et des environs et surtout sur la durée de ce vent de sable. J’ai eu droit à une leçon de météorologie saharienne. Le vent de sable de cette envergure peut souffler soit une journée, trois ou sept jours. Pas de chance, je dois sortir au plus vite de cette zone de perturbation car il est à son quatrième jour.
 Bien reposé et surtout réconforté par la sérénité de ces aînés, je m’apprêtais à lever pied quand un cheikh se leva, déroula de sa tête son chèche et me l’offrit «tenez, vous en auriez besoin, il te sera plus utile que ton casque de roumi». Qu’à cela ne tienne ! Touché de cet élan hospitalier, je le remercie et m’arrachais de ce petit cocon. A peine la porte entrebâillée que le hurlement du vent avec sa poussière en prime, vous rappelle que la partie n’est pas encore finie. Il faut croiser le fer avec cette nature hostile et reprendre le dessus. La vision trouble de ce siroco commençait à devenir familière et le moral s’améliorait grâce aux paroles encourageantes du cheikh du café du désert. Des gens qui endurent en silence cette nature depuis une éternité me donne à réfléchir et consolide l’assurance de ma position.
 Kilomètre après kilomètre, j’avançais, suant sous la vareuse caoutchoutée. Le paysage toujours aussi réduit à quelques mètres de brouillard ocre, laissant à peine entrevoir un semblant de bitume voilé. Pas âme qui vive, ni camion, ni touriste, la désolation complète. Je profitais de cette atmosphère si préoccupante pour m’arrêter souvent afin de soulager mon dos et de reposer une attention plus que tendue. Je réussissais à revoir la carte pour éventuellement bifurquer vers une agglomération assez proche.
Hélas, c’est vraiment le désert parfait. Maugréant sur mon sort, je continuais cahin-caha à grignoter du terrain. Normalement en avançant en direction de la mer Méditerranée, je dois échapper à cet enfer. Il faut y arriver, l’évidence même. Après un effort malmenant, je réussissais à gagner la ville de Gabès. Le vent s’est estompé et le cours devient normal. Vite un petit hôtel, le plein d’essence et de nouveau le départ. C’était un dimanche et les banque étaient fermées. Je tentais de faire le change de quelques dollars pour payer mon hôtelier, le carburant et un petit casse-croûte; mes tentatives furent vaines. Tout change en dehors de la banque est prohibé. Me voilà coincé. Que faire ? A la même époque en Algérie on se bousculait pour une poignée de devise. En Tunisie de Bourguiba, c’était strict.
 Une idée me vint d’aller frapper à la porte du directeur de banque pour lui exposer mon cas. Une affaire de vingt dollars ! Belle surprise, le gars fut fort bien sympathique et m’effectua le change au noir de ses propres deniers. Ouf ! me voilà de nouveau en route; le moteur ronronnait à son rythme et me voici roulant en parallèle à ma droit la grande bleue. A deux mètres à vol d’oiseau, la Méditerranée s’étendait à l’infini ajoutant son charme à la beauté du désert libyen. Content, je chantais en sifflotant. De temps en temps je me tenais un monologue à tue-tête pour briser le monotonie d’une route désertée. Une route rectiligne qui devait s’allonger chaque jour de quatre cents kilomètres.
 Je laissai le site de Matmata et de Tataouine à ma droite pour aller visiter l’île de Djerba, qui jouissait d’une grande renommée touristique. Un paysage plus que parfait: allée de palmiers sur fond d’azur, soleil dardant ses rayons dorés sur les chalets entourés de pelouses soignées. Verdure entretenue, calèches multicolores, touristes de toutes nationalités telle est la flore et la faune de cette merveilleuse île de Djerba. Un petit tour, une pause-café sur une terrasse bien en vue et c’est la direction de Zarzis. Quittant cet espace paradisiaque pour retomber sur sa majesté le désert. La route très étroite, conçue pour le passage d’un seul véhicule, en cas de croisement, heureusement très rare, un des véhicules doit quitter la chaussée pour céder le passage à l’autre. Si c’est la nuit, c’est un calvaire. L’habitude c’est de rouler plein phare et arrivés à cent mètres, les deux véhicules éteignent leurs lumières et roulent en veilleuse donc aveuglement complet, puis noir subitement, ce qui laisse un Occidental hébété et risquant la catastrophe. Une règle dont les Libyens et les Orientaux se plient aisément.
 Les petits villages rencontrés sont étalés sur une centaine de mètres où quelques baraques faisaient fonction de relais casse-croûte, thé et vendeurs de bidons de carburant. A la sortie, un camion en panne occupe son petit monde de graisseurs et de mécanos. Les chauffeurs qui s’improvisent en mécanicien sont très ingénieux. Ils sont capables de fabriquer la pièce défectueuse sur place avec les moyens du bord. En deux trois jours, le camion repart avec son graisseur. C’est les miraculeux de la route. Ils sont serviables, nouant facilement conversation, hospitaliers, toujours vous invitant à partager un thé ou un morceau de galette.
 Les voitures civiles sont très rares, le transport des marchandises domine, d’où les nombreux monstres qui occupent sur la route étroite tout l’espace. Zarzis, village de pêcheurs, est l’avant-poste frontalier. Une plaque annonçant Tataouine m’attira l’attention, sa réputation a été le fait des soldats du contingent français effectuant leur service militaire en Algérie. Il était cité à chaque occasion. Ce «Tataouine les bains» symbolisait l’ennui d’un coin perdu. Ce trou est devenu légendaire et sa célébrité fut le fruit de la soldatesque française. Je laissais cette idée saugrenue en marge de la tentation pour continuer ma route.
 Aucun problème pour sortir de Tunisie, et à un kilomètre plus loin c’est le poste libyen de Ben Guerdane. J’allais être confronté à ma première grande difficulté. La police m’exigeait un visa, alors qu’au consulat libyen à Alger c’était l’exonération pour le pays frère qu’était l’Algérie. Je m’étais fié à la parole du premier diplomate libyen. Abasourdi, je maugréais contre cette situation. Que faire en pareil cas ? Je ne vais pas retourner jusqu’à Tunis pour m’octroyer ce visa ? Non, c’est hors de question, je vais camper là jusqu’à la solution finale de passer.
 Je plantais la tente à quelques mètres du poste bien visible pour attirer leur attention et j’allais patienter. Je visais la prochaine relève et tentais d’amadouer l’officier de service. Je fis un bon café sans attendre le thé providentiel qui vous tombe chaque fois là où vous ne l’attendiez point. Deux heures après, un douanier intrigué vint à ma rencontre s’enquérant de ce campement insolite. Je lui racontai mon affaire et l’invitant à déguster un nescafé avec des biscuits. Il examina mon passeport et s’en retourna avec au poste. Je me disais en quoi ce civil pouvait arranger les choses. J’étais assez sceptique quand on me fit signe de me présenter. On m’introduisit dans un bureau et le civil de tout à l’heure m’invita à prendre place et commença tout un discours de bienvenue et d’excuse pour ce contretemps, il est vrai que je n’avais pas besoin de visa et que l’agent de service a dû confondre ma nationalité avec ma date de naissance (natif de Casablanca).
 J’étais libre pour franchir la barrière. J’allais dare-dare lever mon campement et me hâter de sortir de ce guêpier avant que je retombe sur un autre éberlué. Au dernier poste du policier qui devait tamponner le passeport, le civil en question était là pour faciliter la tâche et se saisissant de mon passeport, il commença à griffonner quelque chose auquel je n’avais point prêté attention. Tout d’un coup, je me ravisai et l’interrompant pour lui demander ce qu’il écrivait de si long. Il s’était adonné à écrire tout un poème en ma faveur pour les autorités au cas où j’aurais des ennuis. Quelle catastrophe, voici mon passeport devenir une décharge poétique.
 Avec beaucoup de tact, il fallait convaincre cet officier de stopper son élan poétique et lui faire comprendre que mon passeport était un document officiel. Son laïus s’étendait sur une page et demie louant mon voyage et demandant à toute autorité de faciliter la tâche à ce jeune pèlerin.
 Je m’arrachais à cette frontière libyenne qui a accusé un retard considérable sur mon voyage car j’étais tout juste dans les temps impartis au pèlerinage, d’autant plus que j’allais un peu à l’aventure sans location de billet pour traverser la mer Rouge. C’était la première fournée de l’Algérie indépendante. Tout le monde était libre de vouloir effectuer le pèlerinage. La seule difficulté résidait en l’obtention du visa de l’Arabie Saoudite qui était octroyé sans difficulté.
 Les moyens de transport se limitaient en un vaste réseau d’autobus et de voitures privées, notamment des 404 familiales. Le voyage en bateau ou en avion, vu la première année de l’indépendance, l’Algérie n’était pas prête à fournir une pareille demande. Les gens devaient se débrouiller comme ils pouvaient par des moyens du bord. C’était la ruée vers La Mecque. Une délivrance après tant d’années de privation. Aucune condition au préalable pour ce premier pèlerinage. Partis au même moment des files d’autobus étatiques (des anciens bus coloniaux du TRCFA - Transport routier et chemin de fer) des prix dérisoires à la portée même de nos paysans, qui n’hésitèrent point à saisir l’occasion. Leur viatique était composé en général de tchicha, de mermez et d’autres denrées non périssables et faciles à conserver. Les plus fortunés s’associèrent pour louer un taxi en commun et faire la route jusqu’à à Suez. De là il y avait des bateaux qui faisaient la navette sur Djeddah.
 A la frontière égyptienne, je rattrapais tout ce monde. En attendant, je quittais la frontière libyenne en me familiarisant avec cette partie du désert. De Ben Guerdane à Zouara la route continuait à longer la mer, avec son bleu azur qui faisait corps avec le sable ocre. Des milliers de petites musaraignes sautillaient autour des touffes d’herbes alfatières. Je me disais si en cas de panne ou de défection physique, planter la tente à côté du bitume serait embarrassant du fait de cette faune dérangeante. Je rencontrais du côté de Zouara des cantonniers qui avaient un campement. Je m’arrêtais pour reposer mes muscles et discuter le coup avec ces Libyens que je découvrais pour la première fois.
 C’était le moment de la pause et bien entendu m’exprimant en arabe pour les salutations d’usage, je fus l’invité d’honneur pour partager le thé. De fil en aiguille, leur apprenant que j’étais d’origine de Tlemcen et par association de bled el Andalousie Sidi Boumédienne. Quelle fut leur joie de retrouver un proche de leur tribu. Ils étaient des descendants d’une lignée des berbères de la région de Tlemcen et Sidi Boumédienne en rejoignant Bejaïa avait acheté des terres et léguées aux habous de Zouara. Ce qui fait j’étais dans un territoire plus que familier. Leur hospitalité redoubla pour me choyer en tout et d’abord vous allez rester avec nous cette soirée pour souper, veiller et passer la nuit sous la tente avec nous. Devant cette insistance et cet accueil sans réserve, je fus sensible à leur invitation et décidai de profiter de ces bons moments d’amitié.
 Vers quatre heures, quand tout le monde revenait du travail, un autre thé nous rassembla, ils me présentèrent à ceux qui ne m’avaient pas vu, et la discussion sur Sidi Boumédienne démarra en trombe. C’était une soirée culturelle soufie en plein désert avec des cantonniers de Zouara. Qui aurait prévu ce bel entracte dans ce voyage solitaire ?
 Un souper royal fut servi. Ils avaient sacrifié un coq et deux poules pour cette mini-fête. Autour d’un feu de bois ce petit méchoui fut succulent partagé dans une amitié parfaite. Je me disais que le monde arabe ou le Maghreb au niveau du petit peuple est très plausible si on fait abstraction de la mascarade politique des chefs. Une place de choix me fit réservée dans la grande guitoune et le matin à l’aube, un thé à la galette du coin fut servi. Je les remerciais et les quittai avec beaucoup d’émotion.
Je reprenais la route vers Tripoli en pensant au rappel des vaccins que je devais recevoir. Tripoli, une ville chaude et accueillante par un exotisme oriental. Ses calèches multicolores, pavanant sous d’ombrageux palmiers, ajoutaient à la touche méditerranéenne un charme de magnificence. A la vieille médina, je me dé-brouillais un petit hôtel et je partis à la recherche d’une polyclinique pour l’injection d’un rappel de vaccin. Mon bras droit recevait la décharge d’une douleur qui allait me gêner pour manipuler le guidon. Il fallait s’y accommoder et pas question de rester traîner à Tripoli.L’influence italienne m’avait frap-pé, et à la polyclinique, l’infirmière me parla italien; sous la douleur des trois injections, je lui répondis par un murmure incompréhensible. Une petite fièvre dérangea mon sommeil et, à l’aube, je sortis de Tripoli le bras encore endolori.
Avec un seul bras, je tentais de conduire et mes arrêts devenaient plus fréquents. Deux heures après, au lever du soleil, les ruines de Leptis Magna pointaient leurs obélisques et leurs colonnades romaines majestueusement sous un ciel bleu azur. Une halte s’imposait et je visitais ce patrimoine légué par les colonies romaines de Trajan, qui rappelle de pareils édifices en Algérie à Tipaza et à Djemila.
Mon objectif est d’arriver à La Mecque. Alors que je me mis à chanter à tue-tête: «Ala Nabina, Ahmadou El-Hadi, Nor El-Madina». Je vivais des moments de grande joie. Mon rêve de jeunesse se réalisait. Mon obsession de foutre le camp, loin de la ville et du cocon familial, s’atténuait dans le champ de l’action. J’étais tendu vers La Mecque. Et malgré la douleur qui tiraillait mon bras, j’avalais des kilomètres dans le désert de Syrte.
A Syrte, c’est la halte bénéfique pour tout mon corps. Dans un petit hôtel, le problème de la chambre fut résolu en prenant les quatre lits qui la composent. Je fus choqué que l’hôtelier me propose un lit sur les quatre, alors que nous sommes habitués à une chambre entière. Le prix était abordable pour ma bourse mais l’hôtelier fit des yeux ronds, se demandant qui est ce fils de Rothschild qui lui tombe dans le lot. A mes débuts, je ne pouvais pas partager la chambre avec des inconnus dans une auberge de jeunesse. Puis, psychologiquement, j’acceptais ce mélange de jeunes, pour la plupart des étudiants, avec une forte consonance féminine. Mais en pays étranger, avec des inconnus orientaux, je n’étais pas encore habitué.
La ville de Syrte est un gros village avec des bâtiments banals et une population grouillante, dont le parler se rapprochait de la tonalité égyptienne. La fatigue aidant, je rejoignais aussi vite la chambre pour casser la croûte d’un sandwich acheté à la hâte dans une gargote. Mon seul désir était de me reposer, d’autant plus que le lendemain j’avais une étape de 560 kilomètres jusqu’à Bengazi. Sur 400 km, il n’y avait pas de relais ni de poste d’essence. Il fallait que je fasse mes provisions. Mes deux bidons furent remplis. Le matin à l’aube, je me sentais plus en forme. Mon bras ne souffrait plus des effets du vaccin. J’attaquais la route, devenue une piste en terre dure plus ou moins cabossée et par endroits en tôle ondulée. Je ne croise que des camions et quelques-uns en panne, où le mécanicien et son aide s’affairaient à la réparation. Une occasion pour me reposer, les saluer et parloter un peu, tâtant le pouls du pays. J’exerçais mon accent à l’égyptienne. Puis reprenant la réalité du terrain, j’enfourchais ma moto, affrontant les secousses de la route. Vers midi, j’avais absorbé plus de 400 kilomètres et la ville d’Adjabiya était en vue. Dans ma feuille de route, l’étape devait se terminer à Bengazi, 160 kilomètres plus loin. Bengazi, une grande ville étalée en surface, pleine d’entrepôts de carburant en barils. A l’époque, c’était le roi Idriss El-Sennouci, et les Américains étaient les maîtres de l’œuvre. Une multitude de jeunes m’entouraient avec une curiosité prononcée. Ils voulaient tout savoir sur l’Algérie et sa révolution. L’héroïne Djamila Bouhired avec Ben Bella étaient cités automatiquement.
A la fin, j’avais ma claque de cette confiscation symbolisant la révolution algérienne. Je sortais de cette bulle pour oublier, et me voilà rappelé à l’ordre. J’avais besoin d’une douche pour enlever toute la croûte de poussière qui s’étalait sur ma peau. Même manège à l’hôtel, mais cette fois-ci j’avais la chance de ne payer que deux lits: c’était une chambre pour une petite famille. Je m’endormais tout en essayant de faire le point dans ma tête.
Je vivais une euphorie de jeunesse: tout était découverte, je n’en croyais pas mes yeux de tout ce que je rencontrais: nouveaux paysages, nouvelles moeurs. Mon spleen de Tlemcen avait disparu, il fut remplacé par la nouveauté. Nouveauté d’un monde arabe, dont seuls les films égyptiens nous donnaient un aperçu. Je me demandais si, après le pèlerinage, je ne devais pas continuer à visiter le reste de ce monde en parcourant le Liban, la Syrie, la Jordanie, l’Irak et pourquoi pas l’Iran ! J’évaluais mes forces financières et je découvrais que c’était jouable si j’allais au-delà de certains sacrifices, sans superflu ni folie de caprice. Toujours le menu fringant de pain, de beurre, de lait, de confiture et de boîte de sardines. J’avais encore un stock de biscuits réservé pour les petits-déjeuners et mes caissons accusaient la sonorité des boîtes de thon et de corned-beef. J’avais effectué un virement de 120.000 francs français par la Banque du Crédit Lyonnais, encaissable au Caire. C’était ma paie d’instituteur des quatre derniers mois, défalquée de son tiers colonial.
Je remarquais le port du voile noir avec voilette grillagée que portent les femmes croisées dans la vieille médina. Les hommes, en nette domination, déambulaient deux par deux, chapelet dans une main et tenant les petits doigts de leur compagnon dans l’autre
A Bengazi, j’ai pris deux jours de repos, laissant mon bras reprendre sa souplesse après les affreux vaccins. Le voyage commençait à prendre forme, j’étais à la moitié du chemin, le moral était au beau fixe.
Quelques emplettes pour le viatique, une visite qui tournait de café en café, ou plutôt de thé en thé. Le thé est servi dans de tout petits verres mais avec une théière. En stationnant la moto devant le café et installé la plupart du temps en face sur la terrasse, j’observais le monde qui tournait autour par curiosité. Les gens remarquaient l’écusson drapeau collé à l’arrière de la moto et, discrètement, ils donnaient l’ordre au cafetier de ne pas encaisser. Je me retrouvais à Bengazi à bénéficier de cette manne due à l’auréole dont jouissait l’Algérie. Quelle gratitude et quel élan d’hospitalité de ce nouveau monde arabe !
Je dois toujours m’arracher à l’étape et respecter ma feuille de route car, à chaque journée consommée, la cagnotte financière accusait un déficit. De même que la nostalgie du pays et des parents creuse son fossé douloureux. Après Bengazi, je devais aborder le massif du Djebel el-Akhdar, qui longe l’est du golfe de Syrte jusqu’à Dernah. La côte est magnifique, la Méditerranée est toujours là: elle irradie son bleu sur le sable ocre du désert pour commencer à laisser place à une terre plus ferme, sur laquelle s’érige «la montagne verte». La montagne fait barrage à l’avancée du désert et constitue un écran protecteur pour laisser féconder une petite bande d’un espace de verdure.
La route est un peu plus fréquentée par un trafic mêlant camions, camionnettes et voitures légères. C’était plus rassurant pour moi de naviguer dans ce nouveau relief plus varié que la platitude du désert.
Ma forme physique y était et je continuais à avancer sur une route goudronnée. Fini la piste cahotante et pleine de poussière. Tout était pour le mieux. Profitant d’une petite agglomération, je fis une pause pour me reposer. Des baraques en zinc de part et d’autre de l’axe principal de la route formaient le village sur une centaine de mètres. Au milieu, une table était dressée au-devant d’une sorte de gargote, et par terre une natte. Je commandais en arabe algérien un thé, une galette et une omelette, le plat du jour.
Je m’allongeais sur la natte et reposais mon dos, la moto à deux mètres, bien en vue. Quelques individus à côté commençaient à édifier à voix haute un sombre scénario. Que deux personnes m’assomment, me transportent quelque part pour me neutraliser et s’emparer de la moto bien achalandée de bagages.
Je percevais ces paroles comme dans un songe. Puis tout à coup, quand l’un d’eux se mit à côté de moi, je soupçonnais que je pourrais être la cible d’un complot. Avec une barbe naissante et un accoutrement de motard, je présentais l’allure d’un étranger européen. Je réagissais promptement en me levant d’un bond et allais voir le cafetier, qui tardait à me servir. Je le croisais en cours de route: je commençais à prononcer quelques paroles assez dures en demandant énergiquement le thé et insistais en arabe à haute voix que je ne saurais attendre plus, en lâchant des injures corsées. La réaction ne se fit pas attendre. «Allah, Allah ! Il parle arabe ! «Non seulement je parle arabe mais j’en suis un, et un Algérien ! Allez-vous continuer à préparer vos plans macabres ?». Je me penchais pour dégoter un poignard sous-marin attaché à mon mollet. A la vue de la lame brillante, ils détalèrent subitement.
J’avalais mon thé et me dirigeais vers la moto pour démarrer. Le cafetier, confondu, n’osa pas réclamer son dû. Il devait être de mèche avec ces zigotos. Le soir, j’arrivais à Dernah, une ville d’influence grecque: l’île de Crète est juste en face.
Au premier rond-point, je remarquais qu’il était immense. On pouvait y installer un jardin public. L’idée alors de camper me frisa l’esprit. Comme il faisait sombre, je choisis un rond-point à la sortie de la ville et au milieu d’une petite verdure assez haute pour me camoufler. J’installais ma tente. Fatigué, je bricolais très vite un souper et m’endormais aussi vite que possible.
A l’aube, je fus réveillé par le son d’une multitude de sirènes d’ambulances ou de pompiers. Cela perdurait depuis une bonne demi-heure, et cela me semblait bizarre. Je sortais de ma tente pour constater ce bruit insolite de bon matin. Une noria d’ambulances continuait à se diriger vers la côte. Devant cette situation, je décidais de mettre fin à mon campement et allais vers la ville pour boire un café comme petit-déjeuner. Je voyais les gens paniquer et je demandais ce qui se passait.
C’était un tremblement de terre qui venait d’ébranler les lieux. Je n’avais rien senti tellement la fatigue était pesante.
Je me dirigeais vers le village où les premiers secours étaient déjà à pied d’oeuvre. Un contingent de l’armée grecque arriva dans l’heure qui suivit. Un village de toile fut édifié et le Croissant-Rouge s’occupa des blessés. J’ai pu m’insérer dans un groupe de secouristes et restais trois jours durant avec eux. Au quatrième jour, je repris la route vers Tobrouk et amorçais la descente du Djebel el-Akhdar. Dépassant Tobrouk, je tentais de deviner le taxi de Charles Aznavour («Un taxi pour Tobrouk») parmi les taxis locaux.
La mécanique de la moto tournait convenablement et, rivé sur le guidon, pour passer le temps, je chantais toutes les chansons scoutes puis récitais d’anciens poèmes. Je roulais le temps comme je pouvais.
Tout d’un coup, mon regard fut attiré par un drapeau dont le vert dominait. Il me semblait qu’il était semblable au nôtre, mais je me ravisais aussitôt pour me dire que la relation n’avait aucun sens. «Ce n’est pas possible, je suis en territoire libyen. Que ferait ce drapeau algérien en pleine brousse ? Est-ce l’effet d’un mirage ? Plus j’avançais, plus le drapeau prenait des proportions grandissantes. Ma curiosité était piquée à vif. Je m’approchais, comme attiré par un aimant. C’était un camp militaire avec un drapeau algérien. Devant le grand portail, je klaxonnais et faisait signe au soldat dans la guérite de m’ouvrir. Une sentinelle me demande ce que je voulais. «Ce drapeau m’appartient et j’ai le droit de savoir ce qu’il fait là, loin de sa place originale !». Aussitôt les portes s’ouvrirent et je fus reçu royalement. A vrai dire, ces militaires, une vingtaine, n’ont pas quitté cette base depuis longtemps. Ils n’ont même pas assisté à la fête de l’Indépendance (juillet 1962). Consignés depuis, ils étaient assoiffés de nouvelles du pays. Je fus pour eux une aubaine tombée du ciel. Bombardé de questions, je tentais d’assouvir leur curiosité. Toute la garnison tournait autour de moi, puis ils m’organisèrent l’accueil en un festin comme il se doit pour un invité de marque. Toute la soirée, je fus la vedette prise aux petits soins. Ma moto fut révisée le lendemain. Puis ils me gratifièrent d’une partie de foot. Mais, bien entendu, il fallut m’arracher de ces sympathiques djounoud dont la nostalgie rongeait l’esprit. Ce petit séjour me requinqua le moral et le physique. La veillée culturelle fut riche en réflexion de part et d’autre. L’avenir et l’engagement socialiste occupaient une large place dans ce futur projet sociétal. L’échange fut fructueux avec ces valeureux djounoud de l’extérieur pénalisés pour la bonne cause. De bon matin, je les quittais avec regrets. Ils confortèrent mon viatique d’un carton plein de victuailles. Une équipe de cinq d’entre eux m’accompagna en camion sur une dizaine de kilomètres, jusqu’à Soloum, à la frontière libyo-égyptienne. La descente du Djebel El-Akhdar était raide, d’un escarpement d’une hauteur de plus de 800 mètres d’altitude. Il fallait zigzaguer sur la montagne, rappelant le même procédé de gravitation du mont Blanc. Je remerciais mes compatriotes de leur amabilité et je passais la frontière libyenne avec leurs recommandations. La valeur d’entraide des Algériens en dehors de leur pays est sans commune mesure. Une qualité et une spécificité qui perdurent.
A la frontière égyptienne, les douaniers se montrèrent aussi fraternels que les Libyens. Pour la circonstance, ils mirent leurs belles tenues pour prendre une photo avec tout le groupe et ma moto au milieu. Les Egyptiens admiraient les Algériens et leur guerre de libération.
Ils les considéraient comme les héros du monde arabe. Ben Bella et Nasser représentaient de grandes idoles. «Bienvenue en Egypte» annonçait une pancarte. L’accueil est vraiment fraternel et chaleureux.
Encore 220 kilomètre et je serai à Marsat Matrouh, premier village sur la côte égyptienne. L’état de la route est identique, mal goudronnée, étroite et clairsemée de nids-de-poule. Je forçais la dose pour tenter d’arriver le soir sur Alexandrie. La route est plus animée, beaucoup de petits transporteurs en estafette et des camions de tous gabarits.
Les nomades en cours de route ne cessaient de me faire signe de m’arrêter pour quémander n’importe quoi, cigarette, surtout reconnaissable au geste porté à leur bouche. Je regrette, la consigne est de ne pas m’arrêter, conseil des djounoud algériens. «Fais attention de t’arrêter en route sur les signes insistants des nomades, ils peuvent te voler et te faire la peau. Combien de touristes n’ont plus revu le jour !».
La leçon a été retenue, et par précaution élémentaire, je n’avais pas à offrir cette chance. Pas de cigarettes puisque je ne fumais pas. Pour l’eau, ma dernière gourde me fut volée au camp de la Croix-Rouge à Dernah. Cela suffit.
Avec beaucoup d’efforts, j’arrivais le soir à apercevoir les lumières d’une grande ville: Alexandrie. Quelle joie ! Me voilà enfin arrivé au bout de mes peines: j’ai effectué plus de 6.000 kilomètres depuis Tlemcen. Mon pari est tenu, La Mecque est presque en vue. Le plus dur est fait.
Même discours avec l’hôtelier, il fallait négocier la plus petite chambre. Difficilement, il transvasa les occupants pour m’octroyer une chambre à trois lits. Il ne comprenait pas pourquoi je tenais à être seul. Suspect, il me signala à la police.
A mon retour après une petite virée dans la tumultueuse Alexandrie, je trouvais une convocation policière. Me rendant aussitôt au commissariat, passeport exigé, un officier très poli entama subtilement son enquête sur ma présence.
«- Que faites-vous à Alexandrie ?
 - Voyage touristique, une étape sur mon chemin de pèlerin.
 - Et les divers matériels que vous trimbalez vous servent à quoi ?
 - Des besoins d’usage normal. Je ne vois rien de particulier à cela!
 - Si. Par exemple comment expliquer les douze piles, les calques, les nombreux films, etc.?
 - Officier, vous ne devez pas ignorer que lorsqu’on voyage, on prend ses précautions. Les piles me servent pour le transistor et la lampe de poche; et de peur de ne pas en trouver en Egypte, j’ai pris un stock. Quant aux calques, tout simplement parce que j’ai pris un cahier journal et comme je suis correspondant de presse, je calque en trois exemplaires.
- Ah, vous êtes correspondant ! Excusez-nous, c’est juste un contrôle de routine».
Je revenais à l’hôtel, tout en maudissant cette incursion dans mes bagages. La rue est grouillante de monde. A tous les coins, des marchands de jus exposent leurs fruits en pyramide: oranges, kharroub, bananes, carottes, pommes, etc. Je n’ai pas encore effectué le change, sinon un rafraîchissement ne me ferait que du bien. Fatigué, je rejoignais au plus vite mon lit et, plouf !, dans les bras de Morphée.
Le lendemain, après une grasse matinée, je me préparais à visiter cette ville historique. D’abord le change. J’allais au Crédit Lyonnais pour transformer mon chèque. Surprise au comptoir: l’agent me versa des guinées, la monnaie nationale), ce que je refusais énergiquement. Il était question de transfert de change et non pas d’échange. Allons voir le directeur. «Voici le chèque, et c’est écrit noir sur blanc, déclaré-je nerveux en français.
- Calmez-vous s’il vous plaît ! Et si vous pouvez parler en arabe ou en anglais, c’est préférable.
- J’ai un transfert de fonds par ce chèque. Je veux des francs français que j’échangerai au gré de mes besoins. Comprenez-vous ?
- Oui, certainement. Le préposé s’est trompé. Excusez-nous, cela va être fais dans cinq minutes».
En attendant le change, il continua la discussion. Dix minutes après le thé, le préposé arriva avec les billets français. Je le remerciais. Mais le directeur voulut m’inviter chez lui pour continuer la discussion. Je lui indiquais mon hôtel d’Alexandrie et rendez-vous fut pris. Au retour, je cherchais l’emplacement du fameux phare historique d’Alexandrie. Je me suis contenté d’imaginer son rayonnement sur cette merveilleuse baie, où la moitié du Caire vient en été se délecter au soleil. L’ancien palais du roi Farouk se démarque des belles villas qui longent la côte. Alexandrie est restée une ville estivale, où en été elle déborde. Le banquier me reçut agréablement dans une ville cossue. Il me harcela de questions sur l’Algérie, à tel point qu’il commençait à me déranger par des questions mal à propos, comme si nous étions victimes des Français à jamais du fait qu’on parle leur langue.
« - Nous parlons aussi l’arabe pour la plupart.
- Oui mais vous êtes assimilés aux Français !
- Je regrette, vous connaissez très mal l’Algérie pour ces conclusions hâtives.
- Nous lisons les journaux et nous avons suivi les évènements.
- L’Algérie, quoique colonisée par les Français, est demeurée foncièrement musulmane, et qui dit islam dit que la langue du Coran n’a pas disparu. La langue est demeurée un butin de guerre, comme l’a dit notre célèbre poète Kateb Yacine.
- Ici, dans le monde arabe, nous vous considérons comme des Français.
- A votre guise. Chez nous en Algérie, on a un souci énorme de votre position par rapport à Israël...».
A ce mot tabou, le directeur sursauta sur son fauteuil et voulut dévier la conversation. J’avais compris que j’avais touché un point sensible.
Une journée à Alexandrie me suffit. Une ville qui vivote en hiver. J’ai remarqué que sur de nombreux chantiers, la main-d’oeuvre est pléthorique. C’est ainsi qu’avec des couffins, ils transportent des agrégats comme une chaîne de fournis.
Pour regagner Le Caire, j’avais deux routes quasiment de même distance, sauf que l’une traverse le désert qui s’appelle Tarik Es-Sahrawiya, et l’autre longe le Nil à travers de nombreuses agglomérations. J’opte pour cette dernière. C’est plus gai, plus animé et elle me permet de mieux percevoir la vie des descendants pharaoniques.
C’était la période de la coupe de la canne à sucre. Le chargement se faisait à dos de chameau. L’animation sur cette route est à son comble: partout des gens qui bougent dans les champs, à travers la route ou en bordure de nombreuses petites bicoques commerciales. Des enfants qui se baignent dans le Nil, des chaloupes qui traversent ou naviguent, le fleuve se confond en activité économique avec la route.
Des petits canaux se scindent dans une terre fertile en une ramification astucieuse pour l’irrigation et aussi pour la baignade d’une nuée de bambins sans maillot. Des panneaux d’interdiction de photographier sont édifiés au devant des ponts et, bien entendu, des casernes et des édifices publics. L’Egypte se méfie depuis sa première guerre avec Israël: ce furent quelques photos touristiques qui ont aidé à la reconstitution des points jugés névralgiques pour effectuer les bombardements. Toujours est-il que je n’ai pu photographier que le panneau indicateur d’interdiction. Le Caire, une ville immense, aussi grande en superficie que Paris. Un monde fou, des autobus surchargés, les voyageurs, nombreux, perchés sur les marchepieds, les klaxons assourdissants pour les oreilles, une pollution à son maximum. Une grande impression de pagaille ordonnancée par le sifflet timide d’un policier au milieu d’un rond-point noyé dans une multitude de voitures.
Dans tout ce magma, comment reconnaître le quartier de mon auberge de jeunesse ?
«- Garden City, man fadlak ?
- Ala toul !
- Ala toul ya moul el-foul».
A force de demander, j’arrive dans un quartier assez chic où l’auberge de jeunesse est bien coquette. Plein d’étrangers y séjournent. En remplissant la fiche de police, le père aubergiste me gratifia de toute une poésie en apprenant que j’étais algérien.
«- Lakad nouwerta Misr bi houdouratik (1).
- Ya salam aleik».
Je devais quand même aller au commissariat pour régulariser mon séjour. Qu’à cela ne tienne, on n’avait pas besoin de visa mais ils exigeaient six photos et le remplissage de quatre formulaires. A l’intérieur des couloirs, des marchands de thé se baladent comme au souk. Une nonchalance débonnaire règne.
Débarrassé de cette corvée, j’allais au devant de la découverte du Caire. Comme je me trouvais tout près de l’ambassade d’Algérie, je décidais de lui rendre visite pour plusieurs raisons, entre autres celle de pouvoir laisser ma moto en lieu sûr, pour continuer le pèlerinage tranquillement. Bien reçu par le consul, M. Triqui, celui-ci m’assura du gardiennage de la moto dans un des garages de l’ambassade. Puis il se montra fort intéressé par mon pèlerinage. Il me donna quelques conseils de conduite avec les Egyptiens et me fixa un rendez-vous au cours de la semaine.
Confiant en cette première solution, il fallait m’attaquer à la question du billet de bateau pour traverser la Mer Rouge. La période sacrée du pèlerinage approchait. J’étais à la limite, il fallait à tout prix que je me débrouille une place de bateau, seul moyen de transport après l’avion.
Cette année, l’Egypte avait droit à son contingent de pèlerins et par conséquent elle organisait le transport maritime. Son bureau choisit le Congrès islamique pour vendre les billets. Arrivé vers la fin du rush, j’avais peu de chance d’en trouver un. Mais en faisant jouer ma carte de correspondant du journal La République d’Oran, j’avais une petite chance. Je garais mon scooter dans le jardin du «Mouktamar» et, dans mon costume bleu tergal, je me sentais plus à l’aise que dans une abaya. Je franchis la réception sans problème et l’on me dirigea vers un responsable pour lui exposer mon cas et me faciliter la tâche. J’attendis un moment au salon, quand un monsieur m’invita chez un directeur décideur. Je lui exposais mon projet et mon désir d’avoir un billet pour Djeddah. Et comme c’est la première année de l’Algérie, mon journal n’a pas su entreprendre la réservation. Quand je lui montrai ma carte bariolée de journaliste, il soutira de son tiroir une enveloppe qu’il me remit avec un large sourire. Puis il se leva, j’en fis autant: j’attendais la facture ou le signal pour le paiement, mais rien jusqu’à la porte. Poignée chaleureuse, remerciements et me voici avec un billet de Suez à Djeddah. Je tentais de savoir si le retour était compris ou pas. Sur la pelouse du jardin, de nombreux pèlerins, et pour la plupart des Algériens, étaient dans l’attente éventuelle d’un billet. En discutant avec un groupe, quelqu’un m’affirma que c’était complet et il attendait un miracle par un supplément de navire pour prétendre au voyage.
A la première occasion, j’entrouvris l’enveloppe pour voir ce qu’il y avait dedans et, à ma grande surprise, je trouvais non seulement le retour mais deux autres billets gratuits ! Eberlué, j’étais atterré. Je n’en croyais pas mes yeux. Ma réaction fut prompte: je me retournais pour voir le futur hadj qui m’avais parlé de miracle, et le gratifiais des deux billets, en ajoutant de ne pas me demander plus... Il ouvrit de grands yeux et, ne sachant comment me remercier, il m’enlaça et murmura les plus grands remerciements. Mission accomplie pour cette première journée au Caire: la moto sera sous bonne garde et le voyage à Djeddah assuré, et gratis par-dessus le marché.
Pour fêter cet évènement sur le boulevard Charie Fouad, à «L’Excelsior», un des restaurants les plus en vue au Caire, je me régalais d’un ravioli succulent. Toute la petite bourgeoisie du Caire se donne rendez-vous en ce superbe lieu. C’était l’une des recommandations du consul. Je notais que la plupart des Egyptiens avaient un gabarit assez généreux dans la forme, avec un rire aussi remarquable et tonitruant, qui durait un peu plus que d’ordinaire. La noukta (humour) égyptienne est renommée. A l’auberge de jeunesse, l’ambiance était à point, des jeunes de tous les pays, notamment des Anglais, discutaient à bâtons rompus. Pour cette première soirée, je décrochais au plus vite et rejoignais mon lit. Une précaution inutile puisque les retardataires faisaient du bruit et continuaient à parler à voix haute. Après une bonne gueulante en arabe, l’extinction des feux se fit et je pus rattraper mon sommeil.
Il me restait une journée pour rejoindre le port de Suez et m’embarquer sur Djeddah. Comme l’ambassade était dans le même quartier, une visite au consul pour procéder au stationnement de la moto et lui signifier mon prochain départ fut de mise. L’ambassade, toute blanche et imposant palais offert par Sa Majesté le roi Fayçal d’Arabie à l’Algérie pendant les évènements. Une gracieuseté de Sa Majesté qui marque sa considération pour l’Algérie et impose, de par sa stature architecturale, une élégance au quartier chic du Caire. Une immense fierté m’emplissait en escaladant les marches en marbre. Pour une première visite d’une ambassade algérienne à l’étranger, c’était une belle réussite. Ce joyau était en adéquation avec le prestige algérien qui rayonnait à travers le monde arabe. Le consul, très chic, m’indiqua le garage, me souhaita un bon voyage et rendez-vous est pris pour le retour.
Une journée pour visiter Le Caire est nettement insuffisante. Comme j’avais encore un retour, je pouvais espérer compléter largement ma visite touristique. Je commençais par la poste restante pour voir mon courrier, car j’avais déjà la nostalgie des miens. La poste est située en plein centre jouxtant le grand Musée national, face à la grande gare. Une grande et imposante statue pharaonique meuble la place. Un vent chaud soufflait en ce début d’avril 1963: le simoun. Il vous met mal à l’aise et vos joues sont réchauffées en permanence par ce souffle braisé. Vivement que j’embarque demain sur la Mer Rouge, sa bise sera plus clémente.
Une foule dense se croise à l’intérieur de la poste. Une grosse dame me remet trois lettres. Impatient, au premier café de la gare, je les parcours, tout en aspirant les belles paroles de ma mère et de mes amis.
Sirotant un jus glacé, je me demandais comment ce vent chaud ne réussissait pas à décourager tout ce monde grouillant. Je voudrais voir les Pyramides mais, manque de temps, je me rabats sur la vieille ville pour voir la fameuse mosquée d’El-Azhar. M’aventurant dans la vieille ville du Caire, je fus surpris par la concentration humaine la plus dense que j’ai jamais connue. Les ruelles regorgeaient de personnages exotiques avec leur kechaba, bruyants et jovials. La circulation piétonnière est déjà difficile, mais lorsqu’elle est doublée de quelques charrettes, elle devient impossible. Et pourtant, c’est le lot journalier du quartier de Nadjib Mahfouz.
Intérieur du café grouillant, terrasses où la plupart des Egyptiens sont postés derrière leur renguila, lisant le journal ou discutant bruyamment avec leur voisin, des rires fusant par-ci par-là. Cris, disputes, musiques déferlant de partout, odeurs de toutes sortes vous rappelant que l’Orient est là. Le coeur de l’Egypte palpite dans ce quartier populaire d’El-Azhar. Le Caire vit sa vie quotidienne. Fatigué et incapable de retrouver mon chemin, je prix un taxi pour me ramener à l’auberge. Les taxieurs sont très loquaces et curieux. Ils veulent tout savoir sur l’Algérie, Ben Bella revient sur toutes les lèvres. Admiré, aimé, il représente, comme Nasser, l’homme arabe qui défie les puissances coloniales. L’Egyptien en général suit la politique et spécule sur des grandes nations. Chacun a sa vision et, comme disait Bourguiba, «chaque tête a sa constitution».
Le chauffeur me mit en garde contre les promenades en felouque sur le Nil. «Ces gens du fleuve sont capables de te dépouiller et de te jeter au Nil». Bonne note est prise de cet avertissement sérieux. N’ayez crainte, je dois penser à rejoindre la ville de Suez dans 24 heures pour embarquer sur Djeddah. L’aventure se corse, me voici près du but. Combien sont loin les temps d’hésitation et les préparatifs. Je me sens au milieu du gué. La moto une fois garée dans l’un des garages de l’ambassade, je me préparais à voyager le lendemain de bonne heure pour Suez. Enfin, plus de souci mécanique, je vais voyager comme un touriste en bagage léger. Quel plaisir de se sentir comme un papillon dans un décor qui se renouvelle en un temps record !
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Découvrant le Caire pour la première fois, je fus surpris et un peu déçu de ce que je me représentais. Nourri depuis notre jeune âge de films égyptiens, j’avais une autre idée de la société et de son environnement. Je découvrais que les rues du centre-ville du Caire ou celles des quartiers résidentiels, tels que Zamalek ou Dokki, sont propres, certes un peu poussiéreuses mais, ne l’oublions pas, nous sommes dans un pays du Tiers-Monde, à la lisière du désert ! Cependant, ce vague verni d’une société rationnelle organisée (la réglementation de la circulation, le ramassage des ordures...) s’estompe dès lors que vous sortez du circuit traditionnel «Musée/Pyramides/souk du Khan el-Khalil».
Une courte balade depuis les contreforts de la citadelle jusqu’au pied de Bab Zuweila suffira à vous convaincre que Le Caire, mégapole de 13 à 14 millions d’habitants, n’a rien usurpé de sa réputation. La vie quotidienne du Cairote est à l’image de sa ville, dont les constructions s’enchevêtrent et s’amalgament au
Posté Le : 22/12/2006
Posté par : hichem
Ecrit par : Réda Brixi