Tlemcen - Arts plastiques

« à‡a fait penser à une foule, ça fait fouillis, c’est un tourbillon » Entretien avec Mahjoub Ben Bella



Nouveaux Regards : L’écriture est très présente dans votre peinture. Il y a des œuvres très écrites et d’autres où le geste pictural, la touche de couleur se distingue et se manifeste avec plus d’évidence. Y a-t-il une évolution de l’écriture vers la peinture ou bien plutôt des explorations parallèles ?

Mahjoub Ben Bella : On dit parfois que je fais de la calligraphie. En réalité, c’est autre chose. La calligraphie me sert en effet de base, mais elle est à la fois empruntée et détournée, c’est-à-dire refaçonnée à ma manière. Je me l’approprie pour l’inscrire dans une expression tout autre, sans qu’on puisse y déceler des mots et des phrases qui aient un sens. Cela forme un ensemble a-signifiant , on ne peut en faire qu’une lecture plastique, sur le plan émotionnel. La calligraphie est un matériel, je dirais presque une excuse ou un prétexte, de sorte qu’elle a ici le statut de l’objet dans une nature morte, de la chose qu’on trouve dans le monde, de la pomme de Cézanne ou de l’oreille coupée de Van Gogh. L’écriture comme l’objet est un tremplin pour aller au plus loin de ce que je veux ou essaie de faire. L’écriture est à la base de tout mon travail, avec la musique et la chorégraphie, et sans oublier la littérature.



N. R. : Plus que des contacts, on a l’impression d’une interpénétration voulue avec les autres arts ?

M. B. B. : Pour mon travail, c’est vital. Il se trouve que tous ceux qui aiment ou pratiquent la musique aiment ce que je fais ou du moins s’y retrouvent, y voient un voisinage assez direct avec leur art. On est vraiment cousins. Je ne peux pas travailler sans musique, je suis toujours entouré de musique même si personnellement je ne suis pas praticien. J’ai besoin de cette stimulation très directe des sons. Un signe doit se faire valoir par rapport aux autres signes sur la toile. C’est pareil pour les sons et pour les gestes. Les chorégraphes font pareil, suivent cette même logique : un geste en appelle un autre et tous forment une suite et une organisation. De sorte qu’on a pu avec mes amis musiciens et chorégraphes, et c’était une expérience extraordinaire, réaliser cette entente entre les systèmes de signes, cette sorte de traduction mutuelle de la musique, de la danse et de la peinture avec une œuvre collective « La création mondiale des signatures » [1] .

N. R. : Comment s’agence cette combinaison des signes dans l’action même de peindre ?

M. B. B. : Première règle : il faut éviter de trop réfléchir. Il faut y aller. On travaille beaucoup avec l’inconscient. L’activité créatrice reste très largement du domaine de l’improvisation, de l’incontrôlable. C’est vrai pour la musique comme pour la peinture. Quand je vois comment travaillent mes amis compositeurs, je me dis que la démarche est la même. Il ne faut pas croire que la musique est d’abord dans la tête puisqu’elle est sur le papier, comme il ne faut pas penser que la touche de couleur est d’emblée dans le cerveau avant d’être sur la toile. On rêve bien sûr avant, on a une sorte d’image qui est liée à l’envie mais sitôt qu’on tente de la réaliser sur la toile, l’image s’effrite sous l’effet du geste, dans l’action elle-même qui est trop forte, submerge le rêve et conduit vers autre chose. Ainsi on peut commencer par des tons froids, du bleu, peut-être du noir, puis arriver sur du rouge. Pourquoi ? je ne sais pas, ça va vers autre chose, les tons changent sans contrôle. C’est ce que j’appelle le rapport direct avec l’inconscient, ce rapport étrange que permet l’action même de créer.



N. R. : Cela pourrait rappeler les expériences d’écriture automatique des surréalistes qui prônaient l’abandon des contrôles conscients. Dans vos toiles, on voit une structure, on repère des formes, des types, des inscriptions ou des organisations qui se répètent. On est très loin d’un chaos. Certains tableaux ont des marges, d’autres non : faut-il y voir une volonté délibérée de contrôler un peu ce côté pulsionnel dont vous parliez à l’instant ?

M. B. B. : Les surréalistes ont exploité un fait qu’est l’inconscient. Bien ou mal, je ne me prononcerai pas. Mais, il y a là en tout cas une démarche intéressante dont nous tirons encore beaucoup. à quoi mène l’action de la peinture que j’essaie de faire ? C’est en effet à une architecture. Je crois que tout vient à la fois : la couleur, le grand chahut des couleurs et un certain ordre. L’organisation qui est inconsciente n’est pas à l’extérieur, elle n’est pas avant, elle se bâtit dans l’action. Quand je peins, tout vient ensemble, dans l’inquiétude simultanée pour la circulation des couleurs et des signes, pour les rapports de couleur et le rythme des signes. L’organisation naît de l’action, de la vie, de la pulsion. Pulsion que je n’oppose pas à la répétition, qui est en effet très importante dans ce que je fais. Et là encore on retrouverait ça dans la musique, dans les expériences de transe, chez les derviches tourneurs, et chez tous ces musiciens américains que j’aime, Terry Riley, Phil Glass et d’autres encore. Cette musique, cette danse qui peuvent durer pendant des heures montrent une composition musicale et chorégraphique sans fin ni début. Cette composition est une proposition dans l’espace, qui peut signifier la vie qui continue sans cesse, qui se répète éternellement, tout à l’opposé d’une logique musicale des classiques avec une action plus linéaire, avec début et fin. Beaucoup de mes travaux, et surtout des anciens, sont de fait très répétitifs, sans vrai centre, faits de rythmes de couleurs ou de signes, selon un mode que j’ai appelé l’écriture continue. J’ai fait des tentatives, presque des paris, avec du blanc, du blanc qui sort du tube, avec lequel j’imprime un rythme, un rythme coloré si je puis dire, pour que ce blanc, tout ce blanc tienne tout seul... comme tout tableau d’ailleurs intéressant qui tient le mur, qui a une présence, qui offre un chahut pour le regard. Quant à la présence des marges, à certains moments, j’éprouve sans doute le besoin de pacifier une situation un peu trop débordante, quand toute cette matière semble éclater, quand elle est prête à exploser. Mais je travaille plutôt sur des rythmes très soutenus. à‡a chahute, ça percute, ça fait penser à une foule, avec des imbrications d’éléments très divers, ça fait aussi fouillis, c’est un tourbillon. Je travaille aussi les détails car j’estime qu’une toile doit se voir aussi bien de loin que de près.



N. R. : On identifie assez facilement peintre et toile. Or, vous n’avez jamais cessé de passer d’un genre de surface à un autre, de multiplier les supports qui vont de la route jusqu’au tee-shirt.

M. B. B. : Sur le pavé de la course cycliste Paris-Roubaix [2] , il s’agissait de mettre de la couleur sur ce qu’on appelait et qu’on appelle encore l’enfer du Nord, mais il s’agissait aussi de mettre de la couleur pour changer l’image « sibérienne » du Nord soi-disant gris et triste. L’artiste doit aussi casser les évidences même si ça représente 18 tonnes de peinture et un mois entier de travail ! C’était une première mondiale. Ensuite cela a été imité plus au sud. Je suis en France l’un des premiers taggers ! Même chose, un peu avant, pour le mur de Lille, place de l’Arsenal, qui a déclenché des polémiques au moment de sa réalisation. Mais quand le mur a été détruit, beaucoup voulaient le garder [3] . Il faut casser les évidences mais aussi briser l’indifférence, les cloisonnements. Les artistes n’habitent pas sur la lune, ils vivent parmi les autres, ils habitent la cité. Ils doivent provoquer le débat.

J’ai multiplié les supports qui sont pour moi des tremplins : le tissu, avec les coussins cousus et peints, les tapis également. Il y a eu les céramiques aussi qui me procurent un grand bonheur. Le bois avec ce travail déjà ancien qui utilisait des clous, avec la peinture sur le bois de ces cageots que j’ai peints, et qui, contrairement à ce qu’on croit, constituent un matériau qui a sa finesse et sa noblesse, qu’il faut « cajoler » si l’on peut dire... J’aime chercher des matériaux qui ont une histoire, qui ont eu une utilité, j’aime les ramasser pour voir comment les détourner de leur usage premier tout en les respectant et en les magnifiant, pour leur donner une deuxième vie, peut-être définitive celle-là. Il y a eu des pavés récupérés sur les routes du Nord, lourds pavés qui ont supporté des poids énormes durant des siècles et dont j’aime contredire la lourdeur par des sortes de broderies peintes sur leur surface. Il y a aussi ces débris de l’ancienne jetée de Nieuwport, récupérés après la destruction, que j’appelle des « témoins », témoins des histoires parfois dramatiques de pêche et de mer vécues par des générations et des générations de femmes et d’enfants attendant le retour des marins.



N. R. : Et les talismans que vous peignez, quelle place et quel sens ont-ils ?

M. B. B. : Les talismans me ramènent du côté de la mère et de symboles qui se retrouvent souvent dans les tableaux. Parmi les symboles en question, il y a la croix qui est la signature de ma mère, il y a aussi les quatre points qui renvoient à la marque des quatre doigts qu’elle faisait sur le pain qu’elle fabriquait elle-même pour le distinguer des autres quand elle l’apportait au four public. Et puis il y a aussi ces petits talismans qu’on mettait aux mômes qui étaient malades et que petit je n’avais pas le droit d’ouvrir parce qu’ils comportaient un petit texte très court dont la fonction était protectrice par rapport aux maladies, aux accidents, aux mauvaises rencontres. On retrouve cela un peu partout dans ce que je fais, sous la forme de cette écriture qui rappelle ces textes énigmatiques dont on ne sait pas le sens mais qui ont une fonction essentielle pour les gens du peuple qui y croient.



N. R. : Vous insistez beaucoup sur l’héritage arabo-musulman, mais vous êtes aussi pleinement inscrit dans la peinture qu’on peut appeler occidentale ?

M. B. B. : On a tous de multiples héritages. Nous ne créons évidemment pas le monde, nous en sommes les héritiers, nous héritons d’un trésor fabuleux qui est celui de toute l’humanité. Picasso mais aussi Cézanne avec les tentatives cubistes le savaient bien. Ils savaient l’importance de l’art africain par exemple. Pour ma part, même si j’ai été très marqué par cette très ancienne tradition graphique qu’on voit déjà dans l’art pariétal, à Lascaux et ailleurs, le hasard a fait que je viens d’une culture particulière, de la culture arabo-mulsumane dans laquelle j’ai grandi. On hérite, et plus souvent qu’on ne croit, mais on ne fait pas que répéter, on doit essayer de ne pas faire que répéter. Si par chance on arrive à trouver une petite faille où loger une petite pierre dans le grand édifice de la culture, dans la grande pyramide édifiée par l’humanité, c’est tant mieux. J’ajoute que c’est sans exclusive que je retiens dans mon propre travail ce que les prédécesseurs ont apporté. J’ai trouvé mon intérêt dans beaucoup d’œuvres d’artistes très divers. Je suis un boulimique heureux, j’absorbe beaucoup, presque tout, quand c’est bon bien sûr, et je m’enrichis au contact de tous les courants, de tous les arts. Il ne s’agit pas de retenir des thèmes ou des styles, mais de sentir l’énergie à travers le sublime d’une œuvre, de saisir une recherche, une tension. Ce n’est pas l’anecdotique qui importe, aussi tragique soit-il, c’est l’émotion plastique qui compte et quels que soient le style et le sujet. Il peut y avoir de la tension même dans un carré blanc sur fond blanc ...



N. R. : Vous avez beaucoup reçu en héritage mais vous insistez aussi sur le don, sur la transmission à travers l’œuvre d’art. Vous avez vous-même réalisé des œuvres éphémères, on l’a vu. Pourquoi ces œuvres dehors, dans la rue ?

M. B. B. : Ne nous cachons pas qu’on travaille, qu’on crée d’abord pour soi, dans le plaisir et parfois la douleur, en tout cas toujours dans une très grande tension. Il y a un combat que tu dois gagner quand tu peins, quand tu composes, quand tu écris, quand tu cherches. Il y a une responsabilité et une solitude de celui qui est au cœur de cette création : pas de familles, pas de copains, pas d’enfants, pas de chats... Tu es seul. Mais le lendemain, le lendemain de la satisfaction obtenue, la toile appartient au regardeur, elle appartient à tout le monde. C’est ce qui se passe encore plus directement quand on peint un mur ou une route ; on n’est plus entre gens avertis, entre connaisseurs. Ce qui permet de susciter des réactions, de lancer peut-être un débat. L’art doit être généreux. Les musées, il faut bien être réaliste, sont encore réservés à une classe sociale cultivée, renseignée, informée. L’homme de la rue pense que ce n’est pas pour lui. Et ce n’est pas une question de prix d’entrée. Il y a une barrière entre cette ­culture, d’ailleurs très restreinte, et la rue, entre ces lieux réservés à la culture et l’homme de la rue ; or n’oublions jamais que c’est le contribuable qui paie le musée, le musée est au peuple. Aussi faut-il lui dire : « casse pas tout mais rentre ! » Pour ce qui est de l’éducation, il y a plein de choses à faire. Je ne suis pas enseignant mais j’ai été beaucoup dans les écoles pendant trente ans, et j’y vais encore, mais moins malgré toutes les sollicitations car je dois quand même peindre de temps en temps. C’est important pour les enfants et d’abord de voir qu’un peintre n’est pas nécessairement mort, qu’on peut même le toucher ! Important aussi pour moi de recevoir ces questions naïves, belles et franches, des enfants qui m’obligent à faire aussi des réponses franches et sincères.



N. R. : Qu’est-ce qui est le plus important pour vous quand vous considérez votre travail de peintre ?

M. B. B. : Ma préoccupation est de toujours sortir de la surface plane, ou au moins de la déranger, par toutes sortes d’expériences de peinture dont on a parlé : les clous, les tissus, les bois, etc. Mon principal ressort est de suivre les chemins où me mène l’envie de peindre. Quand je sens une saturation, un blocage pour telle ou telle activité, je repars sur autre chose, comme s’il s’agissait à chaque fois d’un nouveau printemps. Et le bonheur revient à chaque fois. Il ne faut ni stagner ni s’ennuyer. Il faut passer à autre chose pour retrouver l’envie. Je ne peux pas m’arrêter. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut faire n’importe quoi, même si l’une des écoles contemporaines les plus importantes est le « n’importe quoïsme », dont le principe est de proposer exactement n’importe quoi sous le nom d’art. De toute façon, on ne peut pas tricher avec soi-même, on ne se bluffe pas quand, par exemple, on revoit une toile ancienne. On se parle plutôt, on se dit qu’on en était là à tel moment, on refait dans sa tête les parcours qu’on a suivis, non par nostalgie mais pour se relancer, pour repartir sur une autre voie. C’est cela seul qui compte. Il faut continuer toujours.

Propos recueillis par Evelyne Meziani et Christian Laval.






[1] La Fresque vivante intitulée La création mondiale des signatures a été présentée à Roubaix, Lille, Chelthenham par le Ballet du Nord en 1993.

[2] En 1986, Mahjoub Ben Bella a peint « L’envers du Nord », 12 kilomètres de la route pavée Paris-Roubaix, soit 32 000 m2.

[3] Mur peint (380 m2) en 1982-1983.



Mahjoub Ben Bella expose...

Mahjoub Ben Bella est né en 1946, à Maghnia, dans un village situé à l’extrême nord-ouest de l’Algérie près de la frontière marocaine. Il part pour la France à 19 ans pour suivre les cours de l’Ecole des Beaux-Arts de Tourcoing, puis ceux de l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs et l’Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris. Installé depuis 1975 à Tourcoing, il y a son atelier, conçu comme une véritable exposition ; il est un lieu, non seulement de travail, mais aussi où se côtoient ses œuvres achevées. Outre ses expositions – plus traditionnelles – dans de nombreuses galeries ou musées français, Mahjoub Ben Bella s’est distingué par une œuvre originale et atypique : en 1982, il peint les murs du vieux Lille (sur une surface de 380 mètres carrés), en 1986, ce sont 12 kilomètres de pavés de la route du Paris-Roubaix qui sont recouverts de signes, une réalisation qu’il nomme L’Envers du Nord. En 2000, il décore la station « Colbert » du métro tourquennois de 1 800 carreaux de céramiques. Il est également sollicité pour concevoir et fabriquer un décor d’un stade de Sao Paulo, ou encore pour créer le fond de scène d’une chorégraphie pour le Ballet du Nord. Son œuvre est multiple, variée, prolifique. En octobre 2003, il exposera à Cergy-Pontoise et en 2004 à l’Institut du monde arabe. Des projets monumentaux seront présentés à l’occasion de la manifestation « Lille, capitale de la culture ».



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