Il ne s'habillait plus. Il sortait à peine de son appartement d'Alger, sauf de temps en temps pour acheter à manger. Alors, il montait en pyjama dans sa voiture et faisait le tour de quelques commerçants. Il baissait juste la vitre. Le vendeur s'approchait pour lui apporter les légumes. Cela a duré cinq mois. «J'étais enfermé chez moi et j'écrivais. Parfois, je n'arrivais pas à continuer, cela me renvoyait à des choses terribles, mes frustrations, les rapports avec ma mère. Chacun de mes sketches part d'une angoisse.» Contrairement à ce qu'on pourrait croire, Fellag, comédien algérien, appartient à la famille des comiques et son premier one-man-show en français a tant fait rire Paris qu'une nouvelle série de représentations a été organisée en avril .
Si le public français le découvre à peine, Fellag incarne, à 47 ans, bien plus qu'un humoriste en Algérie. C'est un des seuls véritables héros populaires et pas une journée ne se passe sans que quelqu'un ne glisse, index levé et mine hilare: «Comme dit Fellag...» Suit une maxime du genre: «Partout dans le monde, quand un pays touche le fond, il finit par remonter... Nous, les Algériens, on creuse.» Au hasard d'une épicerie minuscule ou dans le bar d'un hôtel international, les conversations s'arrêtent religieusement lorsque grésille soudain une cassette pirate d'un de ses spectacles. «Il est tellement exceptionnel que j'ai autorisé ma femme à m'accompagner à son spectacle, pour la première et seule fois de notre mariage», raconte un fonctionnaire. Cela tombe bien. Fellag aime par-dessus tout parler de sexe.
De son pays en crise depuis sept ans, Fellag vous soutiendra que «les rapports ou plutôt le manque de rapports entre hommes et femmes représentent un des problèmes les plus graves du pays, même si cela peut paraître choquant à certains. Dans nos familles, il y a peu de père et trop de mère. La maison est le domaine sacré de la femme, elle apprend à faire le couscous et à voir le monde par une fenêtre. Les garçons, eux, sont fabriqués pour être jetés tout petits en pâture à la rue. Ils s'éduquent tout seuls. Quand vient la puberté, il n'y a aucun échappatoire à la sexualité. Pas de bordel, rien. Ne parlons même pas de la possibilité d'une rencontre: un garçon et une fille qui se promènent ensemble dans leur quartier, c'est une tragédie. Chez nous, les femmes sont des martyres et les hommes des chiens.»
Les fans de Fellag sont à 80 % du sexe opposé. A son spectacle, elles rient, elles pleurent, elles l'attendent à la sortie. «Il est le seul que j'ai jamais vu parler de cul autrement qu'entre hommes, à voix basse, dans la pièce à côté», se souvient une institutrice algéroise. Chez elle, comme partout dans le pays, on éteint la télé les soirs de films sentimentaux, parce qu'il serait inconvenant d'assister en famille à une embrassade des héros. Elle aussi, pourtant arabophone, n'a jamais dit «je t'aime» qu'en français. Le langage et les codes amoureux n'existent pas dans la langue algérienne. «Avec Fellag, chaque représentation ressemblait à une thérapie de groupe», raconte Mustapha Laribi, directeur de théâtre et qui fut le soutien de l'acteur. «Il est le premier psychiatre du pays.»
La blague favorite de Fellag se cite comme un classique de l'humour algérien. C'est l'histoire d'un type qui tombe amoureux d'une voisine. Il la suit de loin, sans lui adresser la parole, prenant garde qu'elle ne le remarque pas. Il ne fait plus que ça, pendant des mois. Un jour, dans la rue, il la voit soudain faire la bise à un garçon. Alors, il se rue sur l'inconnue et hurle: «Maintenant, entre toi et moi, c'est fini.»
Fellag peut faire durer ce récit pendant des heures. Il mime chaque geste, incarne à la volée la fille, le garçon, la bise, la claque, la poussière du trottoir, le soleil blanc. Tirant de temps en temps une bouffée de son petit cigare, il pousse soudain les fauteuils de l'appartement parisien où il donne ses rendez-vous. Il est lancé, méconnaissable comme si se pressait devant lui le public d'une salle de première. Il rit encore, brodant à l'infini les monologues de chacun des personnages. «Je vais vous raconter ce qui se passe dans la tête du type de la blague. Il se dit: "Si je parle à cette fille, elle va me jeter, ce sera la honte. Mais, si elle accepte, je vais être encore plus humilié. Moi, je n'ai pas de travail, pas de logement. Je n'ai pas les moyens de l'épouser et ce sera encore plus difficile pour moi de renoncer à elle à ce moment-là."» Et, dans les bras grands ouverts du comique, c'est Alger tout entière qui surgit, l'incroyable crise immobilière qui entasse vingt-cinq personnes dans deux pièces. La violence qui pousse les réfugiés à venir encore s'y rajouter. Les 28% de chômage, statistique basse. Certains attendent jusqu'à 35, 40 ans, avant de pouvoir se marier. «Quand les hommes arrivent enfin à convoler, cela devient surréaliste, reprend Fellag. Jusque-là, le type a vécu de bouffées délirantes, de fantasmes sur Kim Basinger. Même 5 000 Fatima ne l'apaiseront plus jamais. Nos dirigeants sont coupables de ne pas aimer ces jeunes gens-là, beaux, pleins d'énergie. C'est tout ce manque d'amour qui produit l'érection des Kalachnikov.» Lui reconnaît avoir les larmes aux yeux quand il aperçoit ces gamins, appuyés en grappe, le long des murs d'Alger pendant des journées entières. Fellag laisse traîner un silence ému, puis, d'un coup, sourire de biais sous la moustache: «D'ailleurs, le soir, c'est le mur qui rentre chez lui.»
Interrogé sur sa vie sexuelle personnelle, cet homme qui ose tout sur scène se rassoit et devient mutique. Vire au cramoisi lorsqu'on insiste. Avance qu'il a voulu devenir acteur à cause de James Dean. L'Algérie de ses 20 ans, plaide-t-il, croyait résolument en la libéralisation des moeurs. Lycées mixtes et plein emploi. «Nous vivons une régression terrible.»
Ses amis racontent ce qu'il ne dira jamais, la pauvreté, la Kabylie, la mort du père et comment, à 15 ans, «c'était faire l'acteur ou le suicide» pour Mohammed Saïd Fellag. Il étudie, puis ne tient plus sous le régime de Boumediene. Comme beaucoup de ses compatriotes, il embarque vers des aventures glaciales au Canada, en France, sautant de petits boulots pour émigré en projets toujours repoussés. A 35 ans, il rentre enfin, «revoir Alger et reprendre ses rêves».
Fellag met quatre nouvelles années avant de monter son premier spectacle vraiment populaire, juste après les émeutes d'octobre 1988 qui entrouvrent une période éphémère de libéralisation. Là, c'est parti. Fellag est le premier à oser plaisanter en public du président algérien, de la sécurité militaire et, bien sûr, du sexe. A la fin d'un de ses sketches d'alors, il finit à genoux, mains tendues vers les femmes: «Excusez-nous. Maintenant vous pouvez vous habiller comme vous voulez. Vous pouvez même ne pas vous habillez du tout.» A la première représentation, pas un homme n'a applaudi.
«A tous les niveaux, son numéro rompait avec les usages. Nous exigions par exemple que les dignitaires du FLN (ex-parti unique) ou les ministres, habitués à tous les passe-droits, fassent la queue comme tout le monde», se souvient Mustapha Laribi. Son spectacle provoque un séisme international lorsqu'il passe à la télévision nationale, symbole absolu de la langue de bois officielle. De Tunisie, du Maroc, partout où la chaîne est captée, des auditeurs appellent le théâtre pour demander s'il n'y a pas eu un coup d'Etat à Alger: une telle retransmission leur paraît impensable.
Mais Fellag peut tout se permettre. L'arrêt du processus électoral, le début de la crise, rien ne l'arrête. Il rajoute, au contraire, les islamistes et l'armée au programme.
«Pendant des années, seul le travail a compté pour lui», raconte un technicien. Avant son départ pour la France, une femme l'arrête dans une rue d'Alger, poings sur les hanches. «Tu es Fellag?» Elle revient, un jour, deux jours, puis tous les jours. Comme ses héros adossés contre les murs, Fellag a fini par se marier à 40 ans.
En 1995, une bombe éclate pendant son spectacle. Elle avait été déposée dans les toilettes pour femmes, là où les filles vont fumer en cachette. Depuis, Fellag vit en exil à Paris.
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Posté Le : 13/02/2008
Posté par : nassima-v
Ecrit par : FLORENCE AUBENAS
Source : membres.lycos.fr