Tizi-Ouzou - HISTOIRE

La Bleuïte est l’un des épisodes les plus tragiques de notre Guerre de libération, une meurtrissure encore vive de notre mémoire



La Bleuïte est l’un des épisodes les plus tragiques de notre Guerre de libération, une meurtrissure encore vive de notre mémoire
Ils se sont connus pendant les années 70. Ils ne se reverront que 29 ans plus tard, pour discuter de l’Algérie, de son Histoire, de son présent et de son avenir. Voici ce qui a retenu notre attention dans leurs échanges à cette occasion.


Abdenour Si hadj : Les études politiques et l’histoire font bon ménage, et la médecine? Quelle place a-t-elle dans le domaine de la Révolution d’abord et ensuite de l’Histoire?

Belaid Abane : Oui, bien sûr, que l’histoire et la politique ainsi que la science politique font bon ménage. L’histoire des grands bouleversements qu’a connus l’humanité est d’abord une histoire politique. Tout est question de pouvoir même si en arrière plan, il s’agit de contrôler des richesses économiques que ce soit à l’échelle des Etats nations modernes ou lors des affrontements internationaux ou mondiaux. Il en est de même des guerres coloniales car il s’agit pour les peuples colonisés de récupérer leur souveraineté, ce qui est une affaire politique par excellence. Bien sûr qu’en arrière plan, il s’agit également d’un enjeu économique puisqu’il s’agit de restituer aux peuples leurs terres et leurs richesses. Les Britanniques ont compris très tôt qu’on pouvait céder sur le politique tout en gardant le contrôle des richesses. Les Français le comprendront plus tard et ils le font maintenant avec brio, notamment en Afrique occidentale. C’est ce qu’on appelle le néo-colonialisme. Ce qui signifie : « je te rends le pouvoir politique pour que tu surveilles de très près mes intérêts économiques ».

Quant à la médecine, le lien est très lointain, presque inexistant. Les médecins c’est autre chose. Ils se sont toujours mêlés de politique en temps de paix. Le docteur Lamine Debaghine était secrétaire général du MTLD, concurrent de Messali. Durant la guerre de libération, de nombreux médecins se sont mis au service de leur pays, à leur place, pour soigner. Certains ont sacrifié leurs études, leur carrière et voué entièrement leur vie à la cause nationale. J’aimerais rendre hommage à certains d’entre eux. Arezki Hermouche était médecin en wilaya IV. J’ai eu l’honneur de le connaître et d’apprécier sa modestie et sa gentillesse. On ne peut soupçonner en abordant cet homme, tout le passé d’abnégation et d’héroïsme qui est le sien. J’ai très bien connu Bachir Mentouri qui fut mon directeur de thèse d’agrégation. Il était chirurgien dans le maquis. C’était un homme d’une grande envergure sur le plan professionnel bien sûr mais aussi par ses qualités humaines. Les docteurs Belkacem Khati, Mohamed Toumi et Ali Saïdi étaient parmi les rares médecins qui sont restés au maquis jusqu’à l’indépendance. Les docteurs Ali Aït Idir et Atsamena de Constantine sont morts au maquis les armes à la main, dans leur wilaya respective. N’oublions pas le sort tragique réservé par l’armée coloniale au docteur Benzerdjeb de Tlemcen. Rappelons aussi qu’un étudiant en médecine avait gravi les échelons pour arriver au grade de colonel à la tête de la wilaya IV. Le Docteur Youssef Khatib alias colonel Si Hassan (sera également candidat aux élections présidentielles de 1999). Je l’ai rencontré à plusieurs reprises. C’est lui et un de ses compagnons d’armes qui m’apprendront presque par hasard, le lieu, la date et les circonstances exactes de la mort au maquis de Dahmane Abane. Ainsi, plus de quarante ans après sa mort, j’apprendrais que mon frère est tombé le 15 avril 1957 au cours d’une bataille qui a duré 14 heures dans les gorges de la Chiffa, sur les hauteurs de Sidi El Madani. Ces informations m’ont permis de faire un travail de mémoire qui a abouti l’été dernier à retrouver non seulement sa tombe mais également sa photo dans le maquis blidéen quelques jours avant sa mort. Son nom est gravé pour l’éternité sur la stèle du lieu-dit «la citadelle» dans les gorges de la Chiffa. Je vous laisse imaginer le raz de marée émotionnel que j’ai vécu l’été dernier, en emmenant mon neveu, son fils, pour se recueillir, pour la première fois dans ce petit carré de terre où repose son père depuis 1957.

Dans l’histoire universelle, mon admiration va à deux autres médecins : Salvador Allende et surtout à Ernesto Che Guevara qui ont voué leur vie et leur idéal au service des plus faibles. Ils représente pour moi les plus grandes figures du XXe siècle.

Comment vous est venu l’idée, la passion d’écrire en général et sur l’Histoire contemporaine algérienne en particulier ? Et plus spécialement sur l’un des héros de la Révolution algérienne : Abane Ramdane ?

J’ai toujours voulu écrire. J’ai même quelques regrets d’avoir cédé à une pulsion utilitaire en voulant d’abord avoir un métier sûr qui est la médecine. Du reste c’est pour cela que deux ans après mon entrée en fac de médecine, j’ai décidé d’aller m’inscrire à Sciences Po. Il y avait une espèce de force irrésistible qui m’attirait vers les sciences sociales. Bien sûr au départ je ne savais ce que j’allais écrire : essais, pamphlets ou fictions littéraires ?

Maintenant, je cours un peu après le temps car ma tête grouille de projets d’écriture de toutes sortes. Pour le moment, je me consacre aux dernières retouches de mon 2e livre sur Abane Ramdane. Après on verra. L’écriture prend énormément de temps car il faut lire beaucoup même pour écrire un pamphlet ou une modeste fiction et à fortiori quand il s’agit d’un essai sur un sujet délicat où la rigueur et la vigilance doivent être constamment de mise.

Concernant les personnages centraux de la Révolution, Abane vient pour moi tout naturellement en premier. D’abord, je lui dois bien ça. Son sacrifice mérite plus que deux livres. Ensuite parce que j’ai accumulé énormément de documentation sur lui. Enfin, je pense qu’on ne lui a pas suffisamment rendu hommage pour sa contribution décisive à la libération du pays. Pis on s’en est même pris à lui. Rappelez-vous les attaques d’Ali Kafi et de Ben Bella. J’ai donc pensé que le meilleur moyen de répondre à toutes ces attaques, c’est d’écrire et de rappeler les étapes déterminantes de la révolution auxquelles Abane a pris une part décisive. Une manière aussi de mettre en demeure tous ses calomnieurs de nous dire quelles actions héroïques, quelle contribution déterminante à la cause nationale et pour la libération du pays, peut-on mettre à leur actif.

Pouvez-vous nous dire en quelques lignes, sachant bien entendu qu’il serait très hasardeux, voire prétentieux de vouloir narrer la vie de cette icône, son oeuvre en matière d’organisation et dans la préparation de la guerre de libération dans une si courte interview, les grandes dates qui jalonnent l’itinéraire militant et révolutionnaire de cet l’illustre personnage qu’est Abane Ramdane ?

Arrêté et emprisonné en 1950 après le démantèlement de l’OS, l’organisation paramilitaire du MTLD, Abane a été libéré en janvier 1955, deux mois et demi après le déclenchement de la Révolution. Il entrera en clandestinité au début de mars 1955, moins de 2 mois après sa libération. N’était-ce la soudaine maladie de sa mère qui venait de subir une attaque cérébrale en le revoyant, il serait reparti aussitôt. Des témoignages convergents que je rapporte en détail dans mon dernier livre et que je reprends dans le prochain, prouvent même qu’il était étroitement associé aux préparatifs du 1er Novembre et qu’il faisait partie d’un comité révolutionnaire de 12 membres, mis sur pied fin octobre 1954 pour prendre en charge la résistance algérienne. Tout cela explique du reste pourquoi Abane arrivant à Alger, prend sa place dans le staff dirigeant et en deviendra même l’âme et la force motrice au bout de quelques mois. Si donc Abane n’était pas physiquement partie prenante au 1er Novembre, il y était moralement et organiquement associé.

Quand Abane entre physiquement en révolution quelques semaines après sa libération, l’insurrection du 1er Novembre était dans une situation réellement critique. Nombre de responsables nationaux étaient, soit mis hors de combat soit arrêtés (Didouche, Ben Boulaïd, Bitat) soit hors du territoire national pour rejoindre la délégation extérieure au Caire comme Boudiaf qui était pourtant chargé de coordonner l’insurrection. Ainsi, quelques mois après l’étincelle de Novembre, la révolution est arrivée au bord de l’essoufflement. Abane dont le mérite est d’avoir su faire rapidement l’analyse de la situation, s’attache à impulser une nouvelle dynamique et à organiser la «rébellion» du 1er Novembre en guerre nationale de résistance. Comment ? En réalisant l’unanimité nationale et en mettant au point le congrès de la Soummam du 20 août 1956, une véritable machine de guerre militaire, politique et diplomatique, toute dressée contre le colonialisme français. A ce titre, Abane est incontestablement, selon les termes de l’historien Gilbert Meynier, «l’organisateur de la résistance» et l’un des principaux artisans de la victoire. Il s’agit là, d’une contribution, véritablement déterminante, de Abane, à la cause de la libération et de l’indépendance.

Au moment où les langues commencent à se délier très largement d’un coté comme de l’autre des parties au conflit douloureux et aux conséquences dramatiques, en dehors de cette œuvre grandiose qui vient donc à point nommé, que vous avez consacré à un des piliers et artisans de la révolution algérienne, avez-vous d’autres personnages en tête et d’autres oeuvres en chantier que le lecteur peut espérer attendre d’un proche parent de l’une des figures emblématiques de la Révolution?

Honnêtement pour le moment je n’ai pas de projet sur un autre personnage parmi nos illustres aînés. De Ben M’hidi à Didouche en passant par Ben Boulaïd et Khider, ils méritent tous amplement un livre. Ce n’est donc pas la matière qui manque. Seulement, ce sont des projets qui se préparent longtemps à l’avance. Il faut anticiper et accumuler beaucoup de documentations et d’informations. Ce que je n’ai fait pour le moment que pour Abane. Cela m’a été bien entendu plus facile parce que depuis mon enfance, j’en entends parler. Par contre, j’envisage, et le projet est sur le point d’être achevé, de publier une espèce de chronique sur la vie dans les villages de regroupement sous forme de fiction romanesque qui sera cependant basée sur des faits réels.

Après avoir été la cible de Ben Bella, ensuite d’Ali Kafi, Abane Ramdane était, l’an dernier la cible d’attaques acerbes de la part d’un ancien ministre, Mourad Benachenhou, pour ne pas le nommer, en tant qu’écrivain féru de l’histoire de la guerre, que répondriez-vous aux détracteurs de l’architecte du Congrès de la Soummam, et quelles sont, selon vous, les raisons de ces attaques un demi siècle après son assassinat ?

J’ai répondu de manière précise et argumenté aux propos de Mourad Benachenhou. Je lui ai entre autres répliqué qu’il n’était pas interdit de dialoguer et de débattre sur les actions passées et présentes de nos dirigeants même quand ils ne sont plus de ce monde. Je lui ai cependant signifié qu’il n’y a pas de place à l’insulte facile, Abane ayant disparu depuis plus de 50 ans, et gratuite et que son propos n’est basé sur aucun argument sérieux. C’est inacceptable.

Je vous invite du reste à relire dans le quotidien d’Oran son article publié dans la rubrique Opinion du 24 août 2008 et ma réponse en deux articles publiés dans la rubrique Débat dans le même journal le 2 septembre 2008. En guise de réponse M. Benachenhou n’avait rien trouvé de mieux que de déverser d’autres insultes sur Abane. Je lui ai fait une dernière réponse le 08 septembre 2009 avec force arguments. Je vous invite à lire ou à relire cet article traitant d’un des problèmes les plus douloureux de notre guerre de libération à savoir la guerre fratricide entre le FLN et le MNA. La réponse de mon contradicteur n’a pas été à la hauteur de celle qu’on attendait de la part d’un intellectuel, ancien officier de l’ALN et ancien ministre. Avec le recul, je me demande si des mauvais sentiments n’ont pas pris le dessus sur une l’analyse saine et les arguments sensés et objectifs qu’aurait pu logiquement développés M. Benachenhou. Ce qui m’amène à répondre à la 2e partie de votre question. Pourquoi ces attaques ? D’abord l’intéressé est un Messaliste (sans péjoration) qui s’est fourvoyé dans le FLN/ALN. Messaliste non pas par conviction mais par une espèce de régionalisme primaire. «Je défends Messali parce qu’il est de chez moi. Je n’aime pas Abane parce qu’il est d’ailleurs, d’un ailleurs qui m’inspire méfiance et hostilité» Rappelons que le brillant et valeureux colonel Lotfi, un autre Tlemcenien, est un messaliste qui a rejoint par la voie de la raison les rangs du FLN/ALN avant d’assurer le commandement de la Wilaya V. La deuxième motivation qui commence hélas à se banaliser, est qu’on ne voit à travers Abane que sa région d’origine. Par conséquent, on ne supporte pas que son étoile brille au firmament de l’histoire nationale. Imaginez un seul instant qu’un dirigeant originaire d’une autre région d’Algérie, arabophone, ait accompli ne serait-ce que le 1/3 de la contribution d’Abane à la libération du pays. On inventerait pour lui un «Panthéon» national pour «la reconnaissance de la patrie aux grands hommes». Pourtant Abane ne parlait qu’unité et ne voyait que national. Allez comprendre. Enfin, M. Benachenhou a cru, par une espèce de posture d’autorité, qu’il avait un boulevard devant lui pour se valoriser sur le dos de Abane. Je vous invite à lire sa dernière réponse «clore le débat» : une retraite peu glorieuse pour quelqu’un qui croyait voler au devant d’une victoire annoncée. Puisse-t-il faire amende honorable pour le tort qu’il a causé à la mémoire de Abane Ramdane. «Cet homme d’une sincérité absolue dont l’Algérie brûlait le cœur» (ce n’est pas moi qui le dit, mais je suis d’accord) ?

Dites-nous quels sont les personnages les plus saillants qui émergent dans votre esprit dans le domaine de l’Histoire en général et de la guerre de Libération en particulier ?

Dans l’histoire universelle, je commencerai par l’évêque Bartholomé de Las Casas. Imaginez-vous cet homme qui s’est dressé à contre-courant contre la violence du système conquistador qui taillait en pièces les petites nations indiennes de l’Amérique du début de son ère post colombienne. Peut-on imaginer cela, à cette époque si lointaine, pas encore totalement sortie de l’obscurantisme médiéval alors que l’humanisme porté par la Renaissance européenne n’en était même pas à ses prémices. On peut dire que Las Casas a été le premier «Juste» connu de l’histoire de l’humanité.

Toussaint Louverture est le premier dirigeant noir né esclave, qui a réussi à vaincre une armée coloniale européenne pour libérer son pays, Saint Domingue, et affranchir ses frères esclaves haïtiens. Pour cela il deviendra le symbole de la l’émancipation auquel se référent tous les mouvements américains revendiquant les droits civils et la fin de la ségrégation raciale. Le phénomène Barack Obama est l’aboutissement du combat mené par Toussaint Louverture et tous les grands leaders noirs américains dont Martin Luther King et le pasteur Jesse Jackson.

Toujours dans l’histoire des Amériques il y a Simon Bolivar. Il est la cheville ouvrière de la libération des pays d’Amérique latine de la domination hispanique. Grâce à lui le Venezuela, le Pérou la Bolivie la Colombie, l’Equateur et le Panama, gagneront leur indépendance. Les Vénézueliens d’aujourd’hui, notamment les partisans d’Hugo Chavez, ne jurent que par lui. Son idéal de liberté est devenu un credo universel. Je pense que Le Che, qui est aussi l’un de mes héros universels, a sans doute été mu par une pulsion bolivarienne et qu’il a eu toujours présent à l’esprit les leçons et le combat de Simon Bolivar.

Je citerais également sans m’attarder pour ne pas être trop long, le Mahatma Gandhi l’Indien, Eamon de Valera l’irlandais, Nelson Mandela le Sud-Africain et Abdelkrim El Khettabi le Rifain que Mao Tsé Toung et Ho Chi Minh nommaient notre précurseur. Vous voyez je n’admire aucun conquérant. Il n’y a que des hommes guidés par un idéal de justice, dressés contre l’oppression, aux côtés des plus faibles.

Dans l’histoire nationale, j’avoue avoir une grande admiration pour un personnage et une tendresse particulière pour un autre. L’admiration est pour notre grand Aguellid Massinissa, celui qui déjà (2 siècles avant JC) clamait le principe de «l’Afrique aux Africains». Son avènement est un moment fondateur de notre histoire antique. Savez-vous que ce grand roi amazigh qui a régné près de 60 ans et a vécu plus de 90 ans, avait fondé un royaume unifié qu’il voulait indépendant de toute influence étrangère. Qu’il avait organisé ce royaume sous le modèle gréco-macédonien et qu’il reçut à Cirta, sa capitale, l’actuelle Constantine, de nombreux artistes, musiciens et hommes de lettres venant de Carthage, pourtant son ennemie «héréditaire» et de la Grèce dont il admirait les institutions et la civilisation. Certes par haine de Carthage et de son protégé, le roi amazigh Syphax, dont il était un ennemi irréductible qu’il finit d’ailleurs par terrasser, Massinissa commit l’erreur de trop s’appuyer sur Rome. Cette alliance inconditionnelle avec les Romains finit par avoir raison de la cohésion et de l’unité du Royaume Mazili qui fut partagé entre ses trois fils, lesquels se mirent aussitôt sous la protection de Rome. La tendresse particulière est pour l’autre grand roi amazigh, fils (illégitime dit-on) de Mastanabal, petit-fils de Massinissa. Contrairement à son grand-père, il s’opposa de toutes ses forces aux visées expansionnistes et agressives des Romains auxquels il ne cessa de livrer la guerre et d’opposer une résistance farouche. Trahi par Bocchus 1er de Mauritanie qui était pourtant son beau-père, il tombe à la merci des Romains qui le capturent, l’exilent à Rome, le supplicient et le jettent dans un épouvantable cachot, une espèce de tombeau pour un roi encore vivant. L’histoire de Yugurten, et de sa résistance à la domination romaine nous est admirablement rapportée par l’«historien» romain Salluste.

Beaucoup plus près de nous, nos héros de la guerre de Libération nationale. Didouche, Ben M’hidi et Ben Boulaïd sont morts très tôt. Leur disparition les a sans doute mis à l’abri de toutes les contingences d’une guerre longue et impitoyable, une guerre où les querelles fratricides n’épargnent personne. Leur pureté révolutionnaire est restée inaltérée. J’ai une admiration particulière pour tous ceux qui n’étaient pas concernés au premier chef par la domination coloniale qui écrasa le peuple algérien et qui, malgré cela, se sont engagés aux côtés du peuple algérien. Il y en a beaucoup. Je leur rends hommage et tout particulièrement à 3 d’entre eux : Frantz Fanon, Serge Michel et Francis Jeanson, le chef des porteurs de valises du FLN.

J’aimerais rendre hommage aussi à tous les chefs intrépides et à leurs hommes des valeureuses katibas de la wilaya IV qui ont donné du fil à retordre à l’armée coloniale. Je citerais la Zoubiria du commandant Bouregâa, la Othmania, la Rahmaniya, la Soleymania, la Hamidiya, toutes portant des noms de valeureux combattants tombés au champ d’honneur, sans oublier l’intrépide commando d’Ali Khodja qui sera dirigé à la mort de ce dernier, par le prestigieux commandant Azzedine. Je ne terminerais pas sans rendre hommage à tous ceux qui sont tombés dans l’anonymat comme ce jeune maquisard que décrit Lounis Aït Menguellet dans amjahed avec des mots qui vous remuent le cœur et dans une langue et une poésie éblouissantes. Le même thème a été repris par Matoub qui en a fait Azrou leghriv, une chanson magnifique à faire pleurer tous ceux et celles qui ont un peu vécu ces moments tragiques de la guerre de Libération.

«La bleuïte» a été un événement diversement interprété aussi bien par les compagnons du colonel Amirouche que par les auteurs qui ont eu à aborder cette question. Je cite Attoumi Djoudi et Rachid Adjaoud ainsi que Yaha Abdelhafid,avec qui j’ai eu l’occasion d’en discuter. Quel est votre point de vue là-dessus ?

C’est l’un des épisodes les plus tragiques de notre guerre de Libération, une meurtrissure encore vive de notre mémoire. Des jeunes Algériens sont mis à mort sur de simples soupçons. De quoi s’agit-il ? Il s’agit d’abord d’une opération diabolique des services spéciaux français qui tenaient probablement à se venger de l’humiliation subie lors de l’«opération oiseau bleue», ce coup tordu de l’armée française qui s’est retournée contre elle. Ces méthodes contraires à l’honneur militaire, visaient à intoxiquer les responsables politico-militaires de la wilaya III d’abord, puis ceux de la wilaya IV, avant de s’étendre au reste du pays. Des djounoud et des officiers, pour la plupart instruits, sont soupçonnés d’être des agents doubles au service de l’armée française. Ces soupçons reposent sur de fausses informations habilement distillées par un machiavélique stratagème mis au point par le capitaine Paul-Alain Léger après la bataille d’Alger. Des centaines de maquisards des wilayas III et IV sont torturés atrocement avant d’être exécutés. Combien étaient-ils ? Nul ne saurait le dire avec exactitude. Quelques centaines à 1500 ou 2000 maquisards. Tout cela s’est déroulé au cours de l’année 1958 sous le commandement des colonels Amirouche (Kabylie) et Bougara (Algérois). Concernant le Colonel Amirouche que vous évoquez, ce qui est en cause ici, ce n’est pas une rivalité de chefs ni une volonté de sa part de prendre le pouvoir dans sa wilaya ou de le garder. Il était le chef charismatique incontesté. Ce n’était pas non plus son patriotisme ni sa foi révolutionnaire qui sont en cause. On peut même dire que c’est son patriotisme à toute épreuve et sa foi révolutionnaire inébranlable qui l’ont conduit à commettre une erreur de jugement, erreur qu’il a du reste lui même reconnue après coup, comme en témoignent un certain nombre de ses compagnons tels Djoudi Attoumi, Salah Mechaker et Abdelhafid Amokrane. Ce dernier évoque même dans ses mémoires un «problème de conscience». Du reste Amirouche qui s’est senti dépassé par l’ampleur de la catastrophe, a fini par constituer un tribunal et à s’en remettre au GPRA, à Tunis, pour demander la constitution d’une commission d’enquête indépendante, extérieure à la Wilaya III, afin d’enquêter sur les tenants et aboutissants du «complot». C’est dire à quel point le doute a commencé à s’insinuer dans l’esprit du colonel Amirouche sur la réalité de la «trahison».

Cela ne nous dispense pas, cependant, de nous poser la question de savoir comment Amirouche est tombé dans le piège tendu par Léger. Et surtout pourquoi ?

Le premier élément de réponse est lié à la conjoncture, à savoir la fin de la «bataille d ’Alger» et toutes les atrocités qu’elle avait générées, puis l’exacerbation de la guerre avec l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle qui tenait à donner des assurances quant à sa volonté de fermeté envers les «rebelles». Ces assurances de Gaulle les devait à tous les tenants de «l’Algérie française», ceux-là mêmes qui l’avaient porté au pouvoir.

Le deuxième élément de réponse tient à l’obsession unitaire de tous les révolutionnaires algériens, une obsession qui confine à la paranoïa. La peur de voir le projet révolutionnaire emprunter les voies de la régression, de la compromission, ou tout simplement du compromis, réveille la crainte de l’échec. Ce qui explique que certains dirigeants n’ont pas hésité à recourir aux moyens extrêmes. Selon Salah Mekacher Amirouche aurait déclaré que «pour arrêter la gangrène il faut trancher dans la chaire saine.»

Le troisième élément de réponse est le manque de préparation, de formation de beaucoup de dirigeants sur les techniques de la guerre subversive et contre-révolutionnaire dans lesquelles excellent les stratèges des services spéciaux de l’armée française. Ces techniques, ils les ont largement expérimentées en tant que résistants à l’occupant allemand au cours de la Seconde Guerre mondiale, puis en tant qu’oppresseurs et occupants en Indochine. Face à ces «génies» de la manipulation, de la désinformation et de l’intoxication, les nôtres n’avaient à opposer que leur foi, leur courage et leur esprit d’abnégation. Or pour assurer une victoire et parer à tous les coups tordus de l’ennemi, il ne suffisait pas d’être «prêt à tous les sacrifices et à tous les excès». Dans le même ordre d’idées, rappelons aussi le jeune âge et l’inexpérience de la plupart des chefs maquisards. N’oublions pas qu’Amirouche dépassait à peine la trentaine au moment des faits et qu’en face il y avait des généraux qui faisaient la guerre aux Algériens sans aucun état d’âme, des généraux qui avaient à leur background plusieurs guerres, après avoir fréquenté toutes les académies et les écoles militaires de France et de Navarre.

Ce qui m’amène à évoquer le dernier point qui à mon avis a joué un rôle considérable eu égard à la facilité avec laquelle a réussi le projet diabolique du capitaine Léger. Je veux parler du vide politique laissé par l’expatriation du CCE. Les événements se seraient-ils déroulés de la même façon si le CCE était encore à Alger et si Krim était en contact permanent avec sa wilaya d’origine comme c’était le cas avant son départ en Tunisie. Je pense que ni Abane, ni Krim, ni les 3 autres membres du CCE ne seraient si facilement tombés dans le piège tendu par le 2e Bureau des Services spéciaux français. Du reste si on fait l’analyse de toutes les étapes troubles de la Révolution, on verrait qu’elles correspondent chaque fois à des périodes de vide politique : la période «anarchique» d’égorgements et de mutilations ayant précédé l’émergence d’une direction nationale clairement identifiée, celle-là même qu’avalisera le congrès de la Soummam ; après la sortie du CCE, période de flottement marquée par la tragédie de Melouza et «la bleuïte», sans parler de tous les autres «dérèglements» qui ont marqué les autres wilayas, notamment les Aurès et la région oranaise ; enfin la période trouble de l’avant et de l’après indépendance, notamment la discorde du printemps et de l’été 1962 caractérisée par «l’abattage» des harkis en dehors de toute procédure juridique.

Que peut évoquer pour vous, Ben Bella, en tant que «historique» d’abord et ensuite en tant que président de la République ?

Ben Bella j’en parle beaucoup dans mon prochain livre sur Abane. Normal car les deux hommes s’étaient opposés, étaient opposés en tout point et n’avaient guère d’estime l’un pour l’autre. «L’historicité» ! Voila le cheval de bataille de Ben Bella. Certes Ben Bella, comme tous autres dirigeants novembristes, n’a pas ménagé ses efforts au service de la cause nationale. Seulement, au lieu de mettre en avant des actions ou des faits marquants à son actif qui auraient déterminé l’avenir de la Révolution, il fait valoir la prééminence du calendrier en s’appuyant sur «une mythologie historique», selon les propres termes de l’historien Mohamed Harbi. Cette historicité de calendrier («c’est moi qui ait commencé»), même un «historique» comme Boudiaf dont on peut dire dans la même logique, qu’il est plus «historique» que Ben Bella, n’hésite pas à lui tordre le cou. Du reste, absent d’Algérie depuis 1952, son rôle dans la préparation et le déclenchement de l’insurrection est en réalité très modeste. Sa seule contribution, exagère Ben Tobbal, est «d’avoir annoncé le début de l’insurrection aux autorités égyptiennes». Voila pour ce qui est du personnage historique.

Ben Bella président ? Nous étions heureux en 1962 d’avoir un président qui ne s’appelle ni Pierre ni Paul ni Jacques. Et nous étions même prêts à suivre les yeux fermés le pouvoir qu’incarnait alors Ben Bella. La preuve, le peuple algérien avait réagi comme une seule âme lorsque son président l’avait sollicité pour verser dans les caisses de l’Etat tout ce que la guerre lui avait épargné. C’était l’époque bénie de l’union sacrée pour la reconstruction du pays. Le fameux sandouq tadamoum s’est volatilisé. Je crois que cet épisode a été le premier acte de «déniaiserie» du peuple algérien. On le doit à Ben Bella. Quant à son régime issu du coup de force de 1962, je ne saurais personnellement le juger de manière tranchée.

La situation en 1962 n’était pas facile et Ben Bella n’est resté au bout du compte que 3 ans. Je retiendrais cependant l’action en faveur des enfants d’Alger, ces cireurs qu’il a soustraits à la misère des rues. Cela procédait du romantisme révolutionnaire, mais c’était positif et hautement symbolique. Pour le reste je crois qu’il y avait beaucoup d’improvisation. Le cap n’était pas clair. C’était d’ailleurs ce que lui avait reproché les auteurs du coup d’état du 19 juin 1965. Il me revient à l’esprit une phrase du communiqué fait alors par le conseil de la Révolution : «L’instabilité, la démagogie, l’anarchie, le mensonge, l’improvisation se sont imposés comme procédés de gouvernement…par la menace, le chantage, le viol des libertés individuelles et l’incertitude du lendemain…» Mais cela, c’était ses adversaires qui le disaient pour justifier son éviction.



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