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pour que nul n'oublie

Des rescapés de la guerre de libération racontent
Borely-la-Sapie et les réminiscences de l’histoire
Par : Les Frères Khaldi de Ouamri
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La venue de ces soldats français en touristes en Algérie a réveillé des souvenirs douloureux de plusieurs années de tortures et de sacrifices au prix de la vie de mon père et de nombreux autres martyrs.
Si je parle de Borely-la-Sapie, c’est qu’un événement inattendu a eu lieu à la fin du mois d’avril dernier. Ils sont revenus, ces anciens militaires français, revisiter les régions où ils ont passé quelques mois durant leur jeunesse.
Ayant déjeuné dans un restaurant à Médéa, ce groupe composé de cinq hommes et deux femmes avec leur guide algérien demandèrent au patron de ce restaurant s’il pouvait les orienter sur une connaissance à Borely-la-Sapie, et le hasard a fait que leur chemin croise le mien.
De retour d’une petite course, je trouve mon fils en train de discuter avec l’un d’eux qui se présente à moi comme étant un ancien soldat français ayant séjourné six mois dans ce village en 1957 alors qu’il était jeune militaire accomplissant son service obligatoire. En une fraction de seconde, je reviens plus d’un demi-siècle en arrière et je dis : “En 1959, vos semblables m’ont torturé à la gégène alors que je n’avais que 12 ans et ils ont assassiné mon père”. Pour toute réponse, ce visiteur, larmes aux yeux, m’entoura de ses bras et me serra fortement et à deux reprises. J’étais gêné, désorienté de pareille réaction et voulant détendre un peu l’atmosphère, je me suis dirigé vers le groupe resté un peu plus loin et que je croyais être des touristes accompagnant cet ancien soldat. Il se trouve qu’il y avait aussi parmi eux 2 ou 3 autres militaires ayant séjourné dans la région et qu’après Borely-la-Sapie, ils comptaient se diriger vers Miliana, Aïn Defla et Chlef. Ils expliquaient d’ailleurs même que d’autres de leurs semblables voulaient également entreprendre ce périple mais ils se sont ravisés car on leur a déconseillé de prendre ce risque de peur de la réaction des Algériens. Ils étaient, du reste, émerveillés par la beauté de la région et agréablement surpris par tout ce qui était en train d’être réalisé. L’un d’entre eux me dit carrément : “Chez nous, on ne parle de l’Algérie que lorsqu’il y a de mauvaises choses à montrer.”
Une visite furtive et des plus inattendue qui me laissa pensif pendant longtemps. Elle réveilla en moi des souvenirs que je croyais enfouis et entassés depuis des années. Il a suffi d’un déclic pour que tout remonte à la surface avec une telle intensité et dont l’émoi est indescriptible. J’ai voulu alors leur rendre visite à mon tour à ma manière. Il ne peut y avoir de plus marquant qu’une histoire à raconter, mon histoire, celle de l’Algérie indépendante au prix de tant de sacrifices et d’abnégation de mon père et de tous les autres…
La seconde arrestation de mon père “Omar El-Khodja” comme on le prénommait à l’époque (de son vrai nom Omar Khaldi) se déroula vers la fin du mois d’avril 1959. Un traître l’avait dénoncé sur les contacts qu’il entretenait avec les moudjahidine. C’est ainsi que le vendredi, 29 de ce mois d’avril vers 22h, des soldats et des gendarmes étaient venus frapper à notre porte. Mon père ne voulant pas ouvrir leur dit que c’est le couvre-feu, et qu’ils n’avaient qu’à revenir le lendemain matin. Pour toute réponse, ils ont commencé à défoncer la porte d’entrée qui donnait sur le hall. Mon père, qui était handicapé de sa main et de sa jambe, côté gauche, se dressa debout derrière la porte de la chambre où nous dormions tous réunis et nous regarda avec insistance pour la dernière fois. Au bout d’un long moment, qui m’a paru une éternité, la porte céda. La horde traversa le hall et se dirigea vers la chambre, mon père accoudé à la cheminée qui se trouvait juste au coin derrière, assena un énorme coup sur la tête du premier soldat qui se présenta avec sa grosse cane lui fracturant le crâne, les autres tirèrent en arrière en se servant de leur fusils comme bouclier. Pendant ce temps, nous sautâmes mes sœurs, mes frères et moi-même par la fenêtre et laissâmes seul mon père aux mains de cette meute qui arriva difficilement à le maîtriser. Ma mère absente cette nuit-là n’était rentrée que le lendemain dans la soirée… Mon père s’en est allé.
Le dimanche 1er mai, vers 14h, très peiné par ce qui venait d’arriver à mon père alors que je me trouvais assis devant la maison, je vis au loin une Jeep de l’armée s’avancer en ma direction. J’avais comme un pressentiment qu’ils venaient chez nous. Ils étaient deux. “C’est Ali ?”, me demanda l’un d’entre eux criant : “Monte, on te demande à la caserne.” Et sans me laisser le temps d’aviser les miens, il m’embarqua à l’arrière du véhicule. En passant devant l’école, instinctivement j’ai sorti : “C’est ici que je vais à l’école” sans obtenir aucune réponse de leur part. J’ai insisté alors : “Vous savez, demain nous avons composition.” Je n’avais que douze ans. La Jeep dépassa l’école, le chauffeur tourna à gauche sur la rue principale puis à droite à 100 m et nous étions à l’intérieur de la cour de la ferme d’un colon le nommé Gustave Porte aménagée en caserne. J’aperçois une fosse de 7 à 8 m de large et 1,20 m de profondeur où je fus obligé de m’enfoncer. En atterrissant au fond de ce trou, j’aperçois un homme ou plutôt ce qui en restait. Il était en position accroupie, le bas du dos collé à la paroi de cette fosse, les guenilles qu’il portait laissaient apparaître un corps complètement décharné, seule la peau retenait encore les os. Il avait la tête nue, les cheveux ébouriffés, le regard hagard, laissait entrevoir toute l’atrocité de ce qu’il a dû subir. J’ai cru reconnaître quelqu’un du village mais sans en être sûr. Un frisson glacial s’empara de tout mon corps ; j’étais comme pétrifié. L’image était encore très présente encore aujourd’hui. Un peu plus tard, on vint me chercher pour m’emmener dans un garage qui servait de salle de torture. En pénétrant dans ce lieu lugubre, j’ai aperçu un soldat, un officier et un gendarme arabe. Il y avait une baignoire pleine d’eau et une boîte à côté de laquelle pendaient deux fils électriques. On me signifia de m’agenouiller et l’officier commença son interrogatoire. Ça concernait les lettres qu’envoyait ou recevait mon père, les personnes qui venaient chez nous et les soi-disant armes que mon père cachait. Ne comprenant rien à ce qu’il disait, je répondais toujours par la négative. L’officier fait signe alors à mon tortionnaire de placer sur mes oreilles les pinces se trouvant à l’extrémité des fils électriques. Je pleurais et je criais de toutes mes forces en disant que je ne savais rien. En vain. Je n’avais alors que 11 ans, 5 mois et 10 jours mais ça n’a pas joué en ma faveur. La torture reprenait de plus belle et j’ai eu droit à l’atrocité de la baignoire pour être ensuite passé à tabac et même que l’un d’eux a éteint sa cigarette sur mon visage. On me ramena plus tard chez moi pour leur indiquer la cachette des armes. Déçus de ne rien trouver et ils s’acharnèrent encore sur mon corps frêle pour m’acheminer encore une à la caserne où j’ai retrouvé mon frère aîné de deux ans qui lui aussi a eu droit aux pires tortures. Un soir, ma mère avait entendu des rafales de mitraillettes et découvrit, le lendemain, son corps complètement nu de mon père juchant au seuil de la porte de chez nous à Ouamri, connue alors de Borely-la Sapie. Son corps meurtri portait les stigmates des pires tortures, même la plante de ses pieds portait des perforations. Ma mère couvra le corps de mon et le pleura un long moment sans que personne n’ose s’approcher et l’aider à le faire rentrer à la maison. Les soldats étaient encore plantés là. Même ma mère n’échappa pas à leur acharnement. Mon frère et moi sommes restés une bonne quinzaine de jours en prison avant de regagner la maison. De retour, nous nous sommes refugiés dans les bras de notre mère pleurant toutes les larmes de notre corps alors qu’elle nous racontait dans le détail ce qui était arrivé et me dit mon petit, demain tu retourneras à l’école, ton père n’aurait pas aimé que tu t’absentes ne serait-ce qu’une demi-journée, lui qui disait souvent aux Français : “Vous n’apprenez à nos enfants que les rudiments de la langue française pour qu’ils sachent bien nommer la pelle et la pioche…”
De ma famille aussi bien du côté de mon père que celui de ma mère, il n’en restait pas grand monde, les hommes pour la plupart sont passés par les armes. Le neveu de mon père a même eu droit aux “honneurs” puisque les autorités ont regroupé tous les habitants du village en fermant cafés et boutiques. En ce 12 mai 1959, il fut exécuté avec deux autres martyrs et la liste a été interminable…
Cette région où vivaient mes aïeux a vu l’arrivée des premiers colons en 1864, devenue Borely-la-Sapie vers 1900. Elle retrouva son appellation d’origine “Ouamri” après l’Indépendance. Ses habitants, à l’instar de toutes les populations du pays, a subi les affres de cette période noire. Durant la guerre de Libération et particulièrement entre 1957 et 1962, elle paya un lourd tribut. 200 martyrs parmi les meilleurs de ce qu’a enfanté cette petite localité. C’est par devoir de mémoire et en hommage à tous les martyrs de cette commune, en hommage à tous les martyrs de notre chère patrie, en hommage à toutes les femmes, à tous les hommes et à tous les enfants qui ont été torturés de la manière la plus barbare. En hommage à mon défunt père qui de par son courage s’est opposé, toute sa vie durant et jusqu’à son dernier souffle, à l’injustice et qu’aucune force n’a pu briser son idéal de justice et de liberté. Je témoigne aujourd’hui, à l’occasion de la fête de l’Indépendance pour que nul n’oublie Borely-la-Sapie et ses martyrs…
Les Frères Khaldi de Ouamri dans la wilaya de Médéa




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