Ce texte inédit, intitulé «Les yeux de la langue», est le deuxième confié à El Watan par la famille de l’écrivaine (voir Le retour du père, écrit en 1998 à Louisiana et publié le 14 février 2015 dans nos colonnes).
Le présent texte n’est pas daté, mais la première ligne le situe dans l’année 1996, au lendemain de l’arrivée d’Assia Djebar aux Etats-Unis où elle a enseigné à partir de 2001 à l’université de New York. En ce premier matin en terre américaine, ses premiers mots vont à l’Algérie, alors en pleine tourmente.
Elle exprime alors sa douleur du pays et ne se cache pas un certain sentiment de culpabilité : «Tu lui tournes le dos, tu vas au plus loin, cela te fait mal – une déchirure qui n'en finit pas…» Là-dessus se greffent ses souvenirs d’enfance et, notamment, son rapport aux langues, l’arabe de sa mère, le berbère de sa tante et le français que son père enseigne et qu’il quitte sous l’emprise de l’émotion ou de la colère.
Un texte magnifique, autant par sa profondeur que son écriture, et dont nous vous livrons ici la première partie. Il s’agit cependant d’un manuscrit ou, comme l’on dit aujourd’hui, d’un tapuscrit, soit un texte écrit sur ordinateur.
L’original comprend quelques corrections au crayon de même qu’une numérotation des chapitres. Il faut donc considérer ce texte (et le précédent) comme un brouillon d’écrivain qui ne pourra être validé que lors d’une publication éventuelle par ses ayants droit et sa vérification par des spécialistes de l’œuvre d’Assia Djebar.
De plus, on ignore à quoi l’écrivaine destinait ces textes. Etait-ce l’ébauche d’un livre ou d’un texte écrit «pour soi», un peu comme les journaux que tiennent certains auteurs ? C’est donc avec ces éléments à l’esprit qu’il faut apprécier ce morceau de haute littérature, d’autant qu’il semble bien avoir été écrit à la hâte.
Texte d'Assia Djebar de son nom de naissance Fatima-Zohra Imalayène :
Ce matin, le premier en terre américaine, en cette année 96, ces mots en moi :
— Tu négocies toujours avec ton pays, mais mal. Tu veux le quitter et ne pas le quitter, l’oublier et ne pas l’oublier, le maudire et le célébrer... Tu lui tournes le dos, tu vas au plus loin, cela te fait mal – une déchirure qui n’en finit pas –, tu vas le plus loin possible et au plus loin, tu te sens davantage des ailes pour t’envoler, t’alléger, rêver continûment et gratuitement ; tu sens vivacement tes pieds en tous lieux battre le rythme, la vie, le bonheur ou son illusion.
Oui, tu acceptes d’aller vivre le plus loin possible, en Louisiane ou en Californie, et demain au Japon, en Inde, au Tibet ou dans les sables des routes d’autrefois, des routes de la soie, au cœur le plus ombreux de l’Asie, de l’Orient, le plus loin possible jusqu’à le retrouver vers la fin – lui, le pays – face à toi, te bloquant encore l’issue, révélant ailleurs ses murs, sa prison, son opacité.
Tu vis le plus loin possible de l’Algérie ; désormais tu veux lui tourner le dos une fois pour toutes et là. Là, des yeux larges, des yeux profonds au regard immobile te poussent dans le dos, s’ouvrent et s’élargissent dans ton dos, oui, et c’est pour regarder encore ce pays et son drame, et son sang, contempler à la fois sa traîtrise, son martyre et... Et sa malédiction.
Des yeux ? Les yeux de la langue, les yeux de la mémoire perdue... La langue qui bruisse et qui n’a plus de mots en toi, la muette souterraine qui n’a plus de force pour mouvoir ta main et inscrire (quels en seraient les caractères, l’alphabet étrange dont s’entoura, avant de mourir, la princesse Tin Hinan ?).
La langue sans les signes, avec seulement un bruit qui écorche, qui désaccorde la seconde langue – celle-ci se dit sacrée, elle te rendait bègue devant ta mère et ses amies poétesses qui déclamaient, qui improvisaient mais toujours en cette seconde langue, langue du Livre quand elles pleuraient la mort en vers de lacération – tout ce temps, la première, la secrète, la païenne, la langue qui assourdissait, qui réclamait dialogue, qui au fond de ton larynx soliloquait jusqu’à t’étouffer, tout ce temps, la langue primitive qu’on prétend barbare aurait pu danser en toi et te faire danser, mais trop tard !
Trop tard, tu t’envolais ailleurs, dehors, dans un espace où les langues et les corps s’emmêlaient en fantaisie, en liberté : chœur et ballet s’enrichissaient, se diversifiaient – et en premier, pour toi, la langue franque qui, pour te séduire, cachait son prix de sang (les plaies sanglantes des cadavres de tes ancêtres que ses maîtres avaient abattus et qu’elle avait, elle, enterrés), la franque donc qui exposait devant toi, en appât, les mots de ses poètes, de ses rêveurs, de ses chimériques et jusqu’aux chants et aux plaintes de ses femmes, des sœurs possibles en effet, et au cœur brave. Il y eut à sa suite la langue grecque, puis l’italienne, puis...
A quoi bon, tu oubliais la primitive, l’ensauvagée, celle dans laquelle sans fêlure, sans blessure, du premier coup, tu aurais virevolté !
Aujourd’hui, et si tard, elle revient, l’effacée, avec ses yeux inscrits soudain dans ton dos : pour faire de toi, et malgré toi, l’écouteuse du silence si compact là-bas. Toi, ô toi qui t’en vas au plus loin !
Tu devrais dire non à celle qui prétend te revenir, avec ces yeux voraces, mais sourde et muette à ton mouvement. A ton espoir. Tu devrais...
Ton père est mort, pas encore six mois de cela. Est-ce lui qui te la met ainsi en présence, qui la fait gicler par derrière de là-bas, de Césarée où tu n’as pu aller – parce que soudain tu l’as compris comme une insoutenable évidence : ainsi, il serait là-bas fiche, «inhumé» disent-ils et cela aboutit à quoi, soudain, pour lui et pour toi ?
De là-haut, du sommet de sa cité, de la capitale antique et rousse, avilie et asservie, oui, de là-haut, il ne peut donc voir la mer, ni même le port autrefois englouti, sauf le phare vieux de vingt siècles, ce phare vers lequel lui, le jeune homme qu’il fut, dans un crawl impeccable ou en brassées régulières, il nageait et parvenait, souffle soutenu, jusqu’à la pierre rougie, illuminée le soir... Il fut champion de natation, un jour, lui, le fils de pauvre ; il connut dans cette cité de rois ses premières victoires, ses ivresses ; également sa nuit de noces.
Lui aujourd’hui aveugle. Yeux éteints. Enterré, disent-ils et les femmes, sur sa tombe, coiffées de blanc – elles, sa sœur, ses nièces, ses cousines, elles... elles murmurent, elles babillent, répandent des aumônes, parlent de toi paisiblement, toi le père ; moi, non ! C’est impossible, pas ainsi ; au-dessus de ton corps, jamais !
Par contre, je t’inscris en jeune homme de vingt ans, en nageur de fond, le premier autochtone de la ville à régner ainsi.
Ces mots de nouveau, en moi, et qui lancinent :
— Tu devrais dire non à cette langue effacée ! Est-ce le père qui ne veut pas disparaître et qui te la renvoie, elle : comme une gifle, un coup derrière tes épaules, tes épaules de fugitive ?... Pourquoi elle, car c’est elle hélas, la langue dans laquelle on déshérite les femmes, et ses filles en particulier !
La langue qui dévore. Dont jusqu’à maintenant la distance entre elle et toi a pu te laisser vivre au dehors : vivre sans voile ni linceul, ailleurs et au plus loin.
Dire non à ces yeux ? A tes yeux, langue berbère.
En son parler arabe, le père était gourd. Autour de lui, on a cru que, étant passé, à l’âge de 7 ans, si rapidement et si aisément dans la langue des Autres – (le français «dit de France», un instituteur «de France» justement, l’amenant presque de force vers l’école de la grande place, ce qui fit plus tard de lui un «maître» à son tour, voué à la promotion scolaire des enfants de pauvres) – on a cru qu’il pratiquait l’arabe sans raffinement, et parfois dans une soudaine paralysie, ou en une bascule précipitée des mots, lorsque la colère, l’impatience ou une exaltation soudaine l’emportait trop vite, sa langue, la belle langue arabe, la «lugha» se déchirait dans sa bouche, s’effilochait, se trouait même et cela, croyait-on, sous les coups d’éperon du français!
Ainsi, ne le tatouaient pas, comme toi aujourd’hui, les yeux de la langue perdue : pas ton père ! Par contre le saisissait comme un remords informe, mais inscrit dans son verbe, un couteau invisible en sa gorge, dont la lame, au creux de son gosier, semblait-il, se mettait à tourner, souffrance dont il celait la racine, un mal-être... Il bégayait donc, au cours de quelque emportement, mais seulement en langue arabe.
Et toi ?
A l’image de ton père et de ses inhabiletés en ce parler, ainsi, tu étais ; – on disait de toi «c’est bien la fille de son père», et «même dans sa naïveté», ajoutait-on... Du moins, dans la maison patricienne, celle de la mère qui y trônait chaque été, elle dépassant à peine vingt ans, et entourée toujours de ses jeunes compagnes.
Tu renâclais dans la langue maternelle, du moins les 3 ou 4 premières années de l’enfance.
Ce jour devant la mère, alors que tu voulais obtenir d’elle sourires et complicité : elle, heureuse, dont l’éclat de bonheur t’attirait, je suppose, elle, tu la revois n’est-ce pas, parmi les jeunes filles, préoccupée, uniquement des histoires de sa ville (il est vrai qu’elle n’y revenait que le temps des vacances, isolée se trouvait-elle dans un village du Sahel)... Elle se dressait ce jour-la, rieuse, mutine, ses amies s’esclaffant en échangeant quelque secret : et toi, son aînée : «qu’est-ce que je deviens pour elle, dans ce royaume ?»...
Une pensée qui te brûlait : oui, que représentais-tu pour elle, alors ? Comment aurais-tu compris que, (l’année précédente, elle avait perdu, après 3 jours de maladie, son premier fils, un bébé de 6 mois) que dorénavant, elle fuirait ce chagrin de la maternité, vite, se renverser à nouveau dans l’adolescence si proche : il te fallait la laisser à ses rires qui reprenaient, à sa ville avec ses patios, ses terrasses, bruissant des murmures féminins pour les fêtes qui s’y préparaient.
Qu’est-ce que tu devenais, toi, la fillette ? «Que ma mère me regarde !» Tu l’apostrophais en sa langue et, dans ton débit, dans l’émotion de devoir tirer à toi la trop jeune mère : la véhémence te nouait abruptement la langue. Tes mots improvisés butaient : tu bégayais, tu t’enrouais.
— Ecoute, voilà que la petite bégaie, comme quelquefois son père !
— Elle est bien de chez eux, les...
Les amies s’esclaffaient. Toi, bouche ouverte, tu attendais un sourire de la mère, un mot d’indulgence, un geste.
La mère se mit à rire avec les autres.
Figée une seconde ; tu te précipites ensuite, traverses en courant le patio, le couloir, ouvres la porte de la rue, bondis sur le trottoir que tu parcours jusqu’au carrefour, sans but jusque là, fuir, fuir au plus loin ! Une seconde, tu hésites : le souvenir se tend comme un fouet.
Tu remontes la ruelle qui va vers les collines ; tu cours sur la droite. Au bout, la demeure de ta tante paternelle, qui t’ouvre, qui t’accueille – toi éclatant en pleurs convulsifs, elle qui te cajole : «Ô fille de mon frère, mon seul trésor !» – et son visage maigre aux traits secs, aux yeux d’un vert aigu, ses façons d’émigrante en cette cité arabe, toute sa tendresse t’enroba, te protégea, te fit sangloter sans savoir quoi avouer. Elle qui t’enlace : la tante, ‘amti disais-tu avec reconnaissance, elle qui parle arabe comme les autres, mais si fière de son origine montagnarde, elle semble dresser devant toi l’ardeur rugueuse, rugueuse mais chaude, mais rebelle, de cette langue première. Qu’elle ne parle que rarement, mais que pourtant, à tes yeux d’alors, elle incarnait.
«Fille de mon frère !», répétait-elle avec fierté : elle et toi, vous croyiez vous retrouver dans ces liens consanguins, alors que tu t’en aperçois désormais, c’était la langue perdue qui certes avait entravé sournoisement le père en freinant son verbe arabe, en l’emmêlant, c’était elle qui conservait à la sœur du père (elle qui, plus tard dans ses malheurs de mère et ses révoltes d’épouse, deviendrait la cabrée, l’irraisonnée, par moments la bruyante... «celle qui crie» et qui ne dominait pas ses fureurs).
Oui, la langue ancienne habitait cette femme à la haute silhouette dégingandée, avec ses yeux verts de chatte, qui étincelaient... Elle te présentait, malgré elle, une forme racée du son originel que tu quémandais sans savoir, un écho de cette rumeur, de ce bruit que tu cherchais à boire, que tu ne retrouvais pas – sinon dans le bégaiement du père, comme s’il était normal que le don de chaleur de la sœur aimante se transformât en un manque, provisoire et intermittent handicap chez le frère qu’elle adulait.
«Ô fille de mon frère, ô mon trésor !»
Et si ce n’était pas seulement la tante qui te privilégiait ainsi d’emblée par rapport à ses douze enfants –oui, vraiment douze, dont au moins neuf encore vivants aujourd’hui –, si par cette première apostrophe d’amour, c’était grâce à cette tante aux yeux verts, quelque face inconnue, anonyme qui te le disait, malgré les mots arabes, oui, si par ces mots de filialité indéniable, ce trésor dit, donc assumé, c’était l’origine verbale, d’hérédité balbutiante qui tentait de te l’adresser tout au long de ta vie ?
Mots d’amour que tu as cru du père, qui étaient ceux de la sœur du père, elle seule, dans cette cité de Juba – Juba le romanisé et l’hellénisé, le prince savant et précieux, mais fils tout de même d’un roi berbère vaincu – elle seule, la tante te les offrait une fois pour toutes ?
Elle, la tante étrange, pour ainsi dire métaphore de la langue antérieure, dépossédée d’elle-même mais vivante chaque jour, la tante par la suite, devenant, dans sa propre vie convulsive, furieuse, parfois «folle» disaient les bourgeoises devant son «inconvenance» – elle, la non soumise aux normes policées de la passivité apparente des citadines, de leur hypocrisie.
Elle, l’intacte, pure et violente, pleine d’amour déclare haut pour le frère ; elle, passée par son mariage de «l’autre côté», loin des dames qui donnaient le ton et réglaient les us et coutumes.
Elle, la tante paternelle, elle enlaçait la nièce de trois ans : «ô fille de mon frère, ô mon trésor !»
Si même le passage du berbère à l’arabe avait eu lieu, sans le retour inverse, si toutefois dans ce gué de langues, toute la vibration de l’amour et de sa première déclaration était passée ?
Toi, fillette de trois ans, voulant t’élancer vers ta mère, tu t’étais mal dépêtrée dans les mots et le rythme du parler maternel : tu avais bégayé maladroitement, tout comme ton père. Et la jeune mère, entourée qu’elle était de ses suivantes, par inconscience, avait ri ; puis avait oublié.
L’enfant que tu étais avait reculé, percevant crûment quelle frontière, quelle rupture. Tu as couru, affolée de douleur vers la seconde parente, la seule à pouvoir consoler.
Yeux verts de chatte de la tante paternelle ; et si c’étaient les yeux de la langue d’autrefois, de toujours : première des langues qui, par sa ténacité, paralysait ton larynx, alors que tu aurais pu être diserte dans l’arabe, cette langue fluide et bavarde ?
Posté Le : 21/05/2018
Posté par : litteraturealgerie
Ecrit par : Fatima-Zohra Imalayène ou Assia Djebar
Source : El Watan