Tipaza - 01- Généralités


J'évoquerai ici une particularité de la petite agriculture à Guyotville d'une zone bien, délimitée, l'étroite bande côtière de 5 à 6 kilomètres sous la forêt de Baïnem, s'inclinant vers la mer, depuis les Bains-Romains jusqu'au Cap Caxine, voire Saint-Cloud, juste avant le Grand-Rocher et le cimetière.
Cet endroit précis bénéficie d'un micro-climat propice, tempéré par la proximité de la mer, abrité par la forêt de Baïnem du vent du sud si froid l'hiver, venant de l'Atlas blidéen, si chaud en été quand souffle le sirocco, brûlant parfois les cultures maraîchères, fruitières ou les vignobles de régions exposées au sud, plaine de la Mitidja ou contreforts du Sahel, Birkadem, Saoula, Draria, Crescia, El-Achour, Dély-Ibrahim, Ouled-Fayet...
Cet espace protégé permettait, alors que n'existaient pas encore de serres, de produire des cultures maraîchères précoces et tardives, tomates, courgettes, poivrons, haricots ou pommes de terre.
Les récoltes de printemps s'effectuaient de fin mars à début avril, celles d'automne de novembre à janvier. Ces cultures de plein champ étaient protégées en automne par des rangées de brise-vent en roseaux secs, espacées de 6 à 8 mètres ; celles de printemps, surtout les tomates et les courgettes, étaient souvent abritées par des rangées de diss coupé et séché, (herbe sauvage poussant en touffes épaisses, haute, rigide, rêche et coupante), fixées derrière les plants pour les protéger du vent du nord-ouest. Le ramassage et le transport des roseaux, du diss, du fumier de cheval, suscitaient un vrai commerce, collaborant à ces cultures artisanales.
Mais l'un des grands problèmes était l'irrigation, car cette zone protégée était relativement pauvre en eau, comparativement au plateau de Guyotville et aux terrains plats au?dessus de
l'Ilôt de la Madrague, jusqu'à Staouéli et Zéralda où le débit des puits est plus important. Les premiers arrivés exploitant ces terres, entre 1900 et 1920, ont dû creuser des puits de 20 à 40 mètres de profondeur, trouvant des sources à faible débit, chaque puits ne Permettant d'irriguer qu'un à deux hectares en bonne période, au printemps, mais à l'automne il fallait souvent arroser les récoltes au bidon !
Le travail du sol, surtout pour les tomates et les poivrons ou les piments, consistait, après défonçage de la terre au crochet à trois dents par les ouvriers agricoles, surtout des kabyles de la région de Sidi-Aïch, à préparer les carrés en les aplanissant et en traçant les rangs au cordeau, en creusant des trous de 30 cm espacés de 50 cm, pour y déposer, à la main, au plantoir en bois, deux pieds de tomates, poivrons ou piments ou quelques graines de courgettes.
Les semis se faisaient entre le 15 et le 31 août, repiqués 21 jours après. Entre le lr, septembre et les premières pluies d'octobre, novembre, parfois même décembre, les norias se mettaient en route, autrefois tractées par des chevaux tournant en rond avec des oeillères, après 1945 par des moteurs à essence ou électriques. Il fallait arroser, dans la soirée ou le matin au lever du jour, parfois avec des bidons de récupération, réservoirs d'huile de 18 litres en tôle légère, découpés sur le dessus, avec fixation d'un manche de bois cloué de part et d'autre. La répartition de l'eau se faisait dans de petites canlisations, souvent des tuiles faîtières renversées, enclavées dans le sol, ou des tuyaux de tôle ou de fonte allant de petits bassins en petits bassins d'environ un mètre-cube, alimentés par un grand bassin principal de 9 à 12 mètres-cubes, situé à proximité de chaque puits.
Les inclinaisons nécessaires à l'écoulement et l'acheminement liquide vers les petits bassins étaient le fait de véritables artisans de l'eau, maîtrisant la déclivité et les pentes plus abruptes, l'eau ruisselant régulièrement.

Nous avions deux propriétés attenantes, à cheval sur les communes de Guyotville et de Saint-Eugène, séparées par l'oued Mellah ou rivière salée, ravin ne draînant de l'eau qu'aux forts orages. Sur une surface de 6 hectares 1 /2, nous avions cinq puits équipés de norias à godets de zinc, longue chaîne métallique à engrenages, le système comportant un clapet de retenue bloquant le retour des godets pleins en cas d'arrêt du cheval ou de panne du moteur.
Ce clapet métallique tintinnabulait, annonçant la mise en route des norias de tout le voisinage, début du "ding, ding, ding...", ce chant des norias gravé à jamais dans nos mémoires.
Entre les Bains-Romains et le Cap Caxine, dans les nombreuses exploitations de tous ces pionniers du jardinage qui avaient nom Bernardo Joseph, Thomas, Ponce, Jean, ou François, Sintès Barthélémy et Cyprien, Aracil, Scotta, Casano, Lopinto, Pascuito, Traniello, Anglade, Errera, Buonanno, d'Ovidio, Varie, Rando, Zagamé, Albano, Lousteau, Such, Camélio, Perou, Volto... des dizaines de norias tournaient de concert, se renvoyant de l'une à l'autre le bruit métallique que la forêt de Baïnem renvoyait en écho. Lorsque la pluie arrivait elles s'arrêtaient toutes et c'était le moment des réparations des chaînes et des godets fabriqués à la main chez Cruanes à Guyotville ou Serra à Staouéli.
Ces agriculteurs étaient de vrais spécialistes, formés sur le tas, de père en fils, aussi forts que n' importe quel ingénieur agricole sorti de MaisonCarrée : temps d'arrosage, fertilisation, sulfatages, soufrages, tailles...
Cette région était aussi connue pour son raisin muscat, très apprécié comme raisin de table au goût incomparable, muscats de Baïnem ou de Cherchell, ceux d'autres régions étant surtout destinés à la vinification, tels ceux de la Trappe de Staouéli, chez Borgeaud. Toutes les récoltes de muscat de Baïnem se vendaient "sur pied", la majorité des acheteurs étant des commerçants algériens jouissant d'une confiance totale de la part des viticulteurs
vente sur parole, sans contrats écrits, règlement au gré des acheteurs, pendant ou souvent après la cueillette.
Beaucoup de ces petits colons étaient venus d'Italie après l'immigration espagnole vers les années 1880, tels mes grands-parents, ayant d'abord travaillé comme ouvriers agricoles chez des attributaires de lots de colonisation, puis s'étant peu à peu installés à leur compte. Leur vie était saine et simple et malgré un labeur pénible ils ont été certainement heureux. Ils sont pour la plupart morts là-bas, reposant dans les cimetières de Guyotville ou de SaintEugène. Ils n'ont pas connu la pollution, les tracasseries de la ville, ayant pour eux l'espace, le soleil, la forêt et ses champignons, la mer, ses oursins et ses arapèdes, les nuits étoilées. Et ignorant les prévisions météorologiques, ils attendaient la pluie du Bon Dieu, sous le chant des norias.

Jean-Pierre Pascuito




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