En 1838, à la faveur du Traité de la Tafna, le capitaine Daumas, consul français auprès de l’émir, entreprend un voyage d’exploration de Mascara à Tlemcen. Arrivant à hauteur de l’oued Mekkera, il note avec intérêt: «On arrive à l’oued Mekerra, rivière profonde de deux pieds et large de douze.
Plusieurs sources viennent se jeter dans cet oued; aussi trouve-t-on de l’eau en été comme en hiver. Champs cultivés à droite et à gauche. Bon gué sur la rivière et à 50 pas plus haut et sur la droite, un marabout». Il s’arrêta un moment face au mausolée, se surprit à rêver à un établissement colonial sur ces terres riches, puis s’éloigna lentement en direction de l’ouest... Derrière lui une bourrasque troubla brusquement les arbres des alentours et la sérénité du site.
Des pèlerins du mausolée virent dans la brève visite de l’officier français un funeste présage. Certains se remémorèrent avec inquiétude la prédiction qui dit qu’à la veille de sa mort, Sidi Bel-Abbès el Bouzidi -puisque c’est de lui qu’il s’agit et qui reposait là depuis déjà plus de 50 ans dans une grande sérénité-, eut une vision céleste, apocalyptique, une vision si terrible qu’elle l’avait, durant un moment, transfiguré. Cet officier français serait-il le funeste annonciateur des malheurs entrevus par le saint homme dans sa vision? Et en effet, une année plus tard, la guerre reprit entre Abdelkader et les Français. Le voisinage du mausolée, jusqu’alors havre de paix, est troublé par le mouvement des armées en campagne.
Les Beni Ameur, mobilisés pour le djihad, viendront souvent implorer la baraka du saint avant de se mettre en campagne. Abdelkader, lui même, utilisera la «koubba» du saint homme comme point de ralliement de ses troupes. La tradition locale a gardé le souvenir de ce fameux «peuplier d’Abdelkader», non loin du mausolée du saint homme, à l’emplacement actuel du jardin public, sous lequel l’émir haranguait ses fidèles pour la guerre sainte.
Dans un premier temps, durant toute l’année 1840, Bouhmidi, le fidèle khalifa de l’émir put porter la guerre aux portes d’Oran, mais vers la fin de l’année 1840, Bugeaud, nouveau Gouverneur de l’Algérie mobilisa une armée de 100.000 hommes et ordonna au général Lamoricière d’agir «contre Ghrabas et les Beni-Ameur pour ravager, à l’improviste, le territoire qui se trouve au sud du lac, d’enlever les bestiaux, de les mettre dans l’impossibilité d’ensemencer leurs terres».
Les généraux Lamoricière et Pélissier attaquèrent les Ouled Ali, les Ghrabas et les Beni-Amer. Ces tribus sont, tour à tour, harcelées, leurs territoires saccagés et leurs silos pillés. Ruinés, les Beni Ameur seront vaincus par les Français.
La première résistance de Sidi Bel-Abbès: son nom.
En juin 1843, le général Bedeau vient procéder à la construction d’une redoute sur la rive droite de la Mekkera, en face du mausolée de Sidi Bel-Abbès, à l’endroit même décrit par Daumas lors de son passage en 1838. Puis dans un rapport au Gouverneur Général de l’époque, le général Lamoricière, défendant son grand projet de colonisation souligne dans «tout indique, Sidi Bel-Abbès comme une position capitale dans l’ensemble des données de notre problème. Sidi Bel Abbès pourra contenir une riche et nombreuse population agricole», européenne, bien entendu! Mais il fallait débarrasser ces belles terres des «Arabes» qui les encombraient.
En janvier 1845, le prétexte est trouvé: des Ouled Brahim aux mains nues, visitant le mausolée de Sidi Bel-Abbès, auraient tenté une attaque contre la redoute. La réaction française est immédiate: les 56 pèlerins sont massacrés et leurs corps enterrés en face du mausolée de Sidi Bel-Abbès, à l’emplacement actuel du jardin public. La répression contre le reste de la tribu est si terrible qu’elle provoqua l’un des plus grands exodes de populations: Les Ouled Brahim, les Amarnas, les Hazedjs et d’autres encore fuyant la terrible répression française, abandonnèrent en toute hâte leurs territoires et se réfugièrent au Maroc sous la protection de l’émir Abdelkader. En quelques jours, dans le triste silence des vastes étendues, désormais désertes, il ne resta plus que la sinistre redoute française et face à elle, l’ultime, l’impassible résistant: Sidi Bel-Abbès El-Bouzidi ! La terrible vision du saint Sidi Bel-Abbès en Bouzidi était en train de se réaliser !
Presque malgré eux, les Français subirent le nom de «Sidi Bel-Abbès». Dans tous les écrits administratifs et militaires, le nom de Sidi Bel-Abbès s’imposa. Les premiers rapports des généraux français, projetant de créer une ville française dans la région, parlent de la future ville de «Sidi Bel Abbès». Un décret, en date du 5 janvier 1849, y créa une ville de 2 à 3.000 habitants et lui donna le nom de Sidi Bel-Abbès. En 1865, lors de la visite que fit Napoléon III dans la ville, les colons tentèrent de changer le nom de cette ville et de lui donner le nom de «Napoléon-ville». L’empereur proposa de donner à la ville le nom de «Bel-Abbès-Napoléon» qui fut aussitôt acclamé. Mais, hasard ou baraka du saint homme, l’historien Adoue avoue avec étonnement: «On ne sait pourquoi le décret consacrant ce changement n’a jamais été rendu». Pourtant tous les centres de colonisation des environs reçurent des noms bien français et les gardèrent: Detrie, Palissy, Bonnier et autres Mercier Lacombe. De grandes villes coloniales reçurent eux aussi des noms français qui s’imposèrent comme Orléans-ville (Chlef) et Philippeville (Skikda). Mais miracle, la ville la plus française d’Algérie, celle dont les colons étaient si fiers qu’ils l’affublaient de «Petit Paris», la ville où l’on ne voyait «l’arabe-musulman» que très rarement, selon Tewfik El-Madani qui l’avait visité en 1930, gardera le nom de Sidi Bel-Abbès!
Deuxième miracle Sidi Bel-Abbès référence d’identité
Bien sûr dans cette ville qui se voulait française, tout ce qui était algérien, arabe, musulman était nié, folklorisé, méprisé. Les Algériens étaient confinés dans leurs «grabas» à la périphérie de la ville dans des taudis insalubres. Et le mausolée de Sidi Bel-Abbès fut négligé. Sans entretien, il commença à tomber en ruine. Un arrêté de la municipalité, conservé aux archives communales accordait bien une indemnité à la gardienne du cimetière musulman, mais le mausolée ne bénéficiait d’aucun entretien et il commença à se dégrader. Des voix commencèrent à s’élever.
Les quelques notables de la ville réagirent en demandant à la municipalité de procéder à une restauration du mausolée. Une lettre datée du 02 février 1901 du conseiller municipal Mami Mohamed, conservée aux archives, soulève ce problème. Mais les réparations ne furent entreprises que trois années plus tard, -mais elles le furent quand même!- et Sidi Bel-Abbès retrouva son éclat d’antan. Et avec le temps même les colons qui niaient toute algérianité à la ville qu’ils ont créée, ont fini par adopter le nom du «ouali». Si bien qu’on retrouve le nom de Sidi Bel-Abbès dans leur littérature. Paul Bellat, le poète de Sidi Bel-Abbès, par exemple, écrit dans l’un de ses poèmes: «En quelque lieu que je succombe/ O mes amis creusez ma tombe/ Dans Bel Abbès où je suis né».
Mais qui était donc Sidi Bel Abbès El Bouzidi?
Mais qui est donc ce saint à la si grande baraka qu’elle put s’imposer même à ses ennemis? La légende raconte que Sidi Bel Abbès El Bouzidi est le descendant d’une longue lignée de chérifs et de oulémas, originaires de Frenda mais installés à Tlemcen. Jeune, il eut un jour un songe où Allah lui prescrivait d’aller prêcher la bonne parole parmi les rudes tribus à l’est de Tlemcen. Ces tribus sans cesse en guerre entre elles ou contre d’autres tribus. Sidi Bel-Abbès se mit en marche et bientôt sa sagesse et sa science poussèrent les hommes simples de la plaine de la Mekerra et des montagnes du Tessala à enregistrer et écouter ses enseignements.
Il les initia aux vertus de la religion musulmane, leur apprit à dominer les passions, à exalter la vertu, à aimer la justice et à pratiquer la charité. Personne d’entre eux n’osait plus entreprendre quoique ce soit sans en référer à sa sagesse et tout ce qu’il conseillait ne manquait pas de réussir. Bientôt la paix, l’entente et la prospérité régnèrent parmi les tribus. Son prestige et sa réputation furent tels que chacune des tribus voulaient le voir s’établir chez elle.
Leurs notables venaient souvent lui dire «O Sidi Bel Abbès, pourquoi ne t’établis-tu pas parmi nous, nos biens seraient tes biens et nous te donnerions en mariage les plus gracieuses de nos filles». Mais le saint homme qui considérait que son sacerdoce n’était pas terminé se dérobait habilement et continuait son prêche.
Une lecture historique de la légende
Mais le perfide démon réveilla dans le cœur de ces hommes frustes, la haine et le doute. Des voix s’élevèrent pour dénoncer ce qui fut présenté comme la suffisance et l’arrogance du saint homme et bientôt Sidi Bel-Abbès fut chassé des douars à coups de pierres.
Certains envisagèrent même de le tuer. Mais Dieu veillait et Sidi Bel-Abbès protégé, se réfugia dans la forêt de Messer où il vécut des années de racines et de plantes sauvages tout en s’adonnant à la prière. Allah pour punir ces hommes de leurs méfaits, de leurs vices et de leur impiété fit alors s’abattre sur eux les plus terribles des calamités: guerres fratricides, famines, épidémies et souffrances ruinèrent bientôt le territoire des tribus...
Les sages des tribus des Ouled Brahim et des Amarnas réalisèrent alors qu’ils avaient commis une injustice à l’égard d’un Juste et on décida de chercher le saint homme et de lui faire pénitence. On le retrouva dans sa retraite de Messer et chacune des deux tribus invitèrent le saint homme à se joindre à elle. Devant le refus de Sidi Bel-Abbès, certains Ouled Brahim voulurent l’enlever de force.
On raconte que Sidi Bel-Abbès se serait métamorphosé alors en colombe qui devant les yeux médusés des frustes arabes, disparut dans le ciel... La colombe vola jusqu’à une colline dite Sidi-Amar, qui dominait la Mékerra. Et là Sidi Bel Abbès reprit sa forme première. Cette belle légende, a-t-elle quelques fondements historiques?
Difficile à dire en l’absence d’écrits. Les quelques éléments historiques, très approximatifs par ailleurs, que nous pourrons tirer de la légende est que le saint homme aurait vécu entre 1710 et 1780, date de sa mort selon la tradition locale. Cette période coïncide avec les guerres de résistance contre l’occupation espagnole d’Oran...
A la date de 1708, les Espagnols occupant Oran firent leur capitulation au bey de Mascara Bouchelaghem, et purent s’embarquer vers leur pays. Mais en 1733, les Espagnols réoccupent de nouveau Oran. Le bey Bouchelaghem se replia sur Mostaganem et soumit Oran à un terrible siège.
La situation des Espagnols est si difficile alors qu’ils furent contraints de renouer avec les Beni Amer, leurs anciens alliés et organiser une alliance avec eux contre les Turcs. Pendant longtemps une grande partie des Beni Amer formèrent une compagnie de cavalerie indigènes qu’on appelait «Mogataces», d’autres maures, «Los moros de paz», les maures de la paix, se présentaient comme les alliés des Espagnols. Mais la tradition rapporte qu’au cours d’une bataille, les Beni Amer se rallièrent avec les Turcs et retournèrent leurs armes contre les Espagnols.
Ce fut une terrible déroute pour les Espagnols. Quand Sidi Bel-Abbès meurt en 1780, les Espagnols sont toujours assiégés à Oran. Ce n’est que onze ans après sa mort, en 1791 que le bey de Mascara, Mohamed El-Kebir, put chasser les Espagnols d’Oran à la faveur d’un tremblement de terre et s’en empara.
Posté Le : 31/10/2010
Posté par : lallasetti
Ecrit par : Hani Abdelkader
Source : La Voix de l’Oranie – 22-23-24-25/11/08