Relizane - Had Echkalla

Had Chekala: Les 1.000 morts enfin admis à la mort



Vous pouvez habiter longtemps un endroit, mais un endroit peut vous habiter encore plus longtemps. Le chroniqueur s’en souvient bien: envoyé par la rédaction à Had Chekala, le lendemain du Grand Massacre, fin décembre 1997, il y récolta un chiffre que personne ne voulut prendre, comprendre, admettre ou accepter. Premier journaliste arrivé sur les lieux, il ne vit d’abord rien parce que la mort a été plus parfaite qu’ailleurs. Had Chekala se trouve à quelques kilomètres de Ammi Moussa, loin de Relizane, au centre exact de la conjonction de trois wilayas: Tissemsilt, Chlef et donc Relizane. L’endroit était loin des chancelleries, des ONG, des rédactions et même de l’éclairage public. On comprend alors que le massacre qui y fut perpétré avait réussi quelque chose de plus que la mort ou l’entreprise de l’effacement. La dernière nuit de 1997, on y rasa plus de cinq mechtas, tout juste derrière les premières hauteurs de l’Ouarsenis. Le massacre y fut accompli en jumelage avec l’autre village Souk El-Had. Le chiffre officiel était de moins de 200 morts et c’est l’actuel chef de Gouvernement qui l’avait donné, soutenu et légalisé à l’époque.

Sur les lieux pourtant les choses étaient autres: d’abord Had Chekala et Souk El-Had n’existaient tout simplement pas. A l’endroit exact des massacres, il n’y avait pas de massacrés mais une sorte de peuple désossé par la peur qui vous rencontre dans une sorte de silence incroyable: personne n’y racontait rien et tout le monde vous regardait avec ces grands yeux que donne la mort lorsqu’elle s’impose comme une mystique. Le spectacle était de quelques centaines de personnes muettes, déambulant dans le froid extrême de cet hiver et plongées dans une sorte d’état second cadenassé. Les cinq mechtas avaient été effacées, les leurs hachés, brûlés et mis en morceaux. Pour enterrer les leurs, et après avoir vainement attendu l’Etat pendant trois jours, les rescapés jetèrent les morceaux dans les puits et les cachèrent dans ces crevasses que creusent les fortes pluies de la saison à partir des hauteurs. On était alors en janvier de la nouvelle année. Zéroual était mal assis à la présidence, la pression internationale était à son comble et la troïka européenne était aux portes de la capitale. Le deuil national avait ses préférences: Bentalha et Raïs.

Had Chekala n’exista jamais et encore moins après le grand massacre. Résultat: après avoir gravi une pénible hauteur à dos d’âne et poussé sur les traces d’un guide improvisé jusqu’aux cratères gris de l’hécatombe, le chroniqueur ne vit que des cendres et récolta ce fameux chiffre dont il ne sut que faire par la suite. Plus de 1.000 morts en deux nuits presque. 1.000 morts impossibles à recenser car jamais inscrits sur les registres de l’état civil, inexistants et surtout bien découpés après leur assassinat nocturne. «Un massacre à huis clos», titra le journal le surlendemain, préférant la prudence au chiffre incroyable de cette tuerie. D’autres journaux parlèrent de dizaines de morts ou d’un «énième massacre». Les chiffres, à l’époque étaient une politique nationale de mystification utilitaire. Chacun avait les siens selon son bord et sa thèse. Quelques jours après, une noria de médias internationaux, d’El-Jazeera à France 2, firent le tour de l’endroit, habilement escortés, et ne virent à leur tour rien que la survie et ses «témoignages» pré-enregistrés par la propagande. Le chiffre de 1.000 resta une sorte de monstruosité kilométrique sur la route de l’au-delà et personne ne voulut en prendre la responsabilité. On se souvient même de l’effort de l’Etat pour démentir la mort à des morts qui se savaient déjà doublement enterrés. A Had Chekala, il eut le plus grand massacre de l’Algérie par une autre sorte de l’Algérie mais Had Chekala est «Had Denia» -traduire: La Limite de la vie- comme la désigna une collègue, un jour. Les morts y ont été compressés et poliment invités à corriger leur disproportion statistique. Curieusement, cette gigantesque tuerie n’avait même pas de cimetière et personne ne voulut s’en apercevoir. Le crime y a été parfait non parce que les terroristes y ont atteint le génie du mal, mais parce que les gens qu’ils avaient tués étaient des gens déjà morts mais ne le savaient pas en quelque sorte. Le chroniqueur se souvient de la mine défaite du maire des lieux, écrasé par le génocide et surtout coincé entre trois sortes de chiffres: celui réel des morts, celui des morts selon l’Etat et celui des milliers de rescapés et faux rescapés descendus des montagnes et réclamant «réparations et aides» puisque dans cet endroit sans trace, tout le monde pouvait se réclamer de la paternité des morts, tout le monde y était mort, tout le monde y était survivant et tout le monde pouvait jurer qu’il y avait perdu un père, une mère ou le sens de la décence. Le massacre de Had Chekala sera enterré sous une tonne de correctifs, un programme d’urgence, des rumeurs de départ de Zéroual, l’affaire Fergane et la récupération du cinéma de la solidarité nationale là où l’Etat, ses intellectuels, ses associations n’avaient réagi qu’un mois plus tard, bien après que la solidarité tribale y avait pris en charge les plus démunis.

Presque dix ans après, Had Chekala revient mais elle ne revient pas de la mort. Ouyahia, chef de Gouvernement comme à l’époque, expliqua, hier, que le chiffre de la tuerie n’est plus un secret d’Etat: il s’agit bel et bien de 1.000 morts. L’explication: elle est politique comme tout ce qui respire dans ce pays: «Nous avons caché la vérité parce qu’on ne dirige pas une bataille en sonnant le clairon de la défaite». Il se trouve que peut-être on avait pu réussir à cacher le chiffre mais pas les cadavres. Les habitants de Had Chekala peuvent, même aujourd’hui, vous raconter l’épopée sinistre des corps qu’ils n’avaient pu mettre en terre, faute de terre sereine: les morceaux de cadavres enterrés à la hâte dans les sillons de pluies, revenaient cycliquement à la surface à chaque averse ou incursion des loups qui en déterraient les morceaux. Les cadavres y étaient visibles dans les yeux, les gestes, le goût des aliments de cet endroit et sous chaque coup de pioche. On mit longtemps à leur assurer l’obscurité. On vient de mettre dix ans à leur permettre le repos final.


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