Dans cette étude de l’étymologie du nom de la Ville d’ORAN, Farid Benramdane tentera de démontrer les mécanismes d’interprétation lexicale et sémantique développés depuis la fondation de la ville et l’apparition de son nom, en se référant à Ibn Haouqal, El Bekri et autres auteurs des périodes médiévale, espagnole, française et post-française.
Il mettra en évidence les tenants et les aboutissants de quelques hypothèses de sens passées, leurs articulations linguistiques, les éventuels présupposés historiques et la place de l’imaginaire populaire dans quelques étymologies encore vivantes dans les usages locaux.
« Oran » « Wahran » font partie de cette catégorie de toponymes qui connaissent un nombre important d’interprétations.
De toutes les hypothèses qui ont tenté d’élucider l’étymologie du vocable, Farid Benramdane retiendra celles qui évoquent le substrat linguistique berbère et arabe des siècles passés.
Je vous invite à lire l’article de cet enseignant à l’Université de Mostaganem
DE L’ETYMOLOGIE DE WAHRAN
De Ouadaharan à Oran
par Farid Benramdane
Université de Mostaganem,
Chef de Projet de Recherche au Centre national de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle (CRASC)
La toponymie, de topos: «espace, lieu», et nymie: «nom» (étude scientifique des noms de lieux), fait partie, avec l’anthroponymie (d’anthropos: «nom de personne»), de l’onomastique, du grec onoma: «nom propre»: science des noms propres. Les catégories toponymiques se résument essentiellement à la toponymie, désignation des noms de lieux; à l’hydronymie, de hydro, élément du grec «eau», qui étudie des noms de cours d’eau de manière générale; à l’oronymie, de oros, «montagne» en grec. Elle étudie les noms des montagnes, des rochers, des ravins, grottes, etc. L’odonymie, du grec odos, «route, rue», s’intéresse aux noms de chemins et de routes et, plus largement, de toute voie de communication. Les éthniques ou ethnonymes, désignation onomastique des tribus et ethnies, les hagiotoponymes ou hagionymes, terme formé du grec hagios qui veut dire «saint», «sacré»: Sidi, Lalla, Mqam, Redjem... sont des formes linguistiques qui ont des rapports avec l’anthroponymie. Grâce à cette masse de vocables, nous nous identifierons, avec plus ou moins de bonheur, plus ou moins de fierté, plus ou moins de fixation maladive par rapport à ces trois dimensions (personne/ espace/temps). On énoncera des références (géographiques, tribales, religieuses, familiales...), on taira d’autres, on connotera ce qui est différent. Bien ou mal, on essaye d’assurer la continuité spatio-temporelle de la référence: comment s’orienter dans le groupe, dans la société ? Les noms propres de personnes, de lieux, de Dieu (des dieux), des souverains, des saints, des fêtes, des marques commerciales organisent l’univers symbolique premier de notre être, de notre vision du monde. N’étant ni un vestige archéologique, ni une toile de peinture, ni une calligraphie, ni un manuscrit, mais une simple réalité orale, morte aussitôt née, parce que faite de consonnes et de voyelles, c’est-à-dire, biologiquement parlant, proche de la parole qui sous-tend la vie: langue, respiration, dentition...
Nous avons dès lors affaire à des éléments du patrimoine immatériel local. A l’intersection de deux dimensions humaines, temporelle et spatiale, comme fait du passé, mais aussi configuration présente d’un lieu, les questions onomastiques sont, à l’évidence en Algérie, société à tradition orale, au coeur du dispositif identitaire; ces noms, à perte de vue, à perte de mémoire», comme le souligne Lacheraf, sont des témoins authentiques et irrécusables: en tamazight et en arabe avec leurs pierres, leurs plantes bilingues ou trilingues, leurs sources et la couleur géologique des terres sur lesquelles elles coulent ou suintent au pied des rochers depuis des millénaires...
Wihran, Wahran, Ouaran, Ouarân, Wahrân, Wihrayn, Ouadaharan, Horan, Oran, ou Tihart, Tahart, Tihârt, Tâhart, Téhert, Tiharet, Tiaret, Tiyaret, ou Rusicada, Skikda, Soukaykida, Tlemcen, Tilimsen, Tilemsen, Trimizen, Ghilizane, Ghilizâne, Ighil Izzan, Relizane, etc. Les formes multiples de ces appellations, leurs diverses adaptations morphologiques selon des couches historiques et de leurs substrats linguistiques respectifs aussi différents (berbère-berbérisé, latin-latinisé, punique-punicisé, arabe-arabisé, espagnol-hispanisé, français-francisé), ou tout simplement dialectisés (arabe algérien ou maghrébin), ne sont pas pour le linguiste une quelconque dépréciation, un manque de prestige ou la corruption d’un style «pur» ou «purifié». Bien au contraire, cette multiplicité dans les usages linguistiques d’aujourd’hui - comme de tout temps d’ailleurs - obéit à des lois d’évolution naturelle de toute langue. C’est à travers ces diverses réalisations linguistiques de la dénomination d’un même lieu que nous recherchons justement l’élément constant, une certaine régularité. De toute façon, il y en a toujours une au minimum. Ceci pour avertir que, s’il y a une régularité dans toute manifestation langagière, c’est indubitablement le changement, la variation linguistique. Et comme, de surcroît, nous sommes dans une société à tradition orale, seule compte la réalité des règles phonétiques et des lois dialectologiques, c’est-à-dire que «le changement doit suivre les tendances générales d’évolution d’une langue» (Brucker, 1998). Toute explication doit, par conséquent, être circonscrite dans cette intelligence, sinon les commentaires capricieux et les interprétations les plus fantaisistes se multiplieront à l’infini. Il reste que ces précautions d’ordre méthodologique ne nous dispenseront pas de mettre en relief l’imaginaire linguistique entretenant les diverses interprétations de Wahran, y compris les étymologies populaires et les explications les plus «hardies». Elles signaleront le mode de traitement linguistique privilégié, et à ce titre, elles seront décrites et analysées.
C’est pourquoi, dans le corps de notre démonstration, nous soumettrons à notre analyse les différentes interprétations formulées jusqu’à présent, ainsi que les questionnements restés en suspens quant à l’étymologie de Wahran et de son nom de peuplement, Ifri. Nous tenterons de démonter et de démontrer les mécanismes d’interprétation lexicale et sémantique des uns et des autres, les tenants et les aboutissants de quelques hypothèses de sens passées, de la période coloniale précisément, et actuelles.
Remarquons, tout de même, la difficulté de ce genre de recherche dans le champ algérien et/ou maghrébin, du fait de cette spécificité culturelle qu’est l’oralité: les possibilités de formation, de transformation, les risques d’altérations sont toujours présents.
Et il en est toujours ainsi de toute recherche ayant trait à l’origine, à la genèse des choses et des mots. «Plus on remonte dans le temps, plus la recherche a un caractère conjectural», souligne à juste titre une éminente spécialiste en toponymie (Marie-Thérèse Morlet) dans l’Encyclopedia Universalis.
Les choses sont certes délicates, mais pas impossibles: les voies du Maghreb ne sont pas aussi obscures et aussi impénétrables que le pensent certains... Nous n’emprunterons pas également le raccourci à caractère étymologique, tel que relevé dans la toute récente publication de l’Encyclopédie de l’Islam (Tome XI, 2003): «Wahrân, nom arabe d’une vieille cité sur le littoral Ouest de l’Algérie et appelée en français Oran» .
La toponymie algérienne: entre appellation linguistique et récupération historique
Très peu de témoignages anciens existent sur la signification de Wahran, des témoignages par exemple d’origine latine, espagnole, turque. Le nom de Wahran est cité pour la première fois par Ibn Haouqal et El-Bekri, le premier vers 971 et le second en 1068.
Nous supposons que le nom de Wahran existait avant l’arrivée des Arabes au Maghreb central. Son emplacement, son port stratégique, qui faisait l’objet de luttes incessantes entre les différentes dynasties (musulmane, espagnole, turque...), la font entrer dans l’histoire telle que nous la connaissons aujourd’hui. Ibn Haouqal, dans son célèbre passage, décrit Oran de la manière suivante: «Ouahran est un port tellement sûr et si bien abrité contre tous les vents que je ne pense pas qu’il ait son pareil dans tous les pays des Berbères...
La ville est entourée d’un mur et arrosée par un ruisseau venant du dehors. Les bords du vallon où coule ce ruisseau sont couronnés de jardins produisant toutes sortes de fruits».
En revanche, dans l’Antiquité, les environs de Wahran sont mentionnés dans deux documents, relevés en 1906 par Stéphane Gsell dans son «Atlas archéologique de l’Algérie», dans le feuillet consacré à Oran et à ses environs. Ces documents d’origine latine, intitulés la «Table de Peutinger» et l’»Itinéraire d’Antonin» (Essai de restitution de la table de Peutinger pour la province d’Oran, Tauxier, 1884), mentionnent plusieurs noms, dont les plus connus sont Portus Divini et Portus Magnus: «Les portes des Dieux». Les spécialistes les ont identifiés surtout à la baie de Mers El-Kébir et d’Oran, sans pour autant que ne soient cités leurs noms originels, du moins tels qu’ils étaient usités par les populations autochtones. Ceci pour dire, comme le signale Benkada (1988), que le site a attiré, dès la préhistoire, les premiers établissements humains. «(...) Les vestiges ont été retrouvés un peu partout sur le plateau d’Oran. Quant aux grottes explorées dans les environs immédiats de la ville, elles sont nombreuses. Leur mobilier nettement caractéristique permet d’affirmer qu’elles furent habitées avant et durant la période néolithique (époque de la pierre polie)». De l’avis de nombreux spécialistes, préhistoriens et paléontologues (Balout, Doumergue, Chamla...), les grottes d’Oran, précisément celles du Murdjadjo, montagne surplombant la ville, sont les plus riches de toute l’Afrique du Nord.
Plusieurs hypothèses ont été avancées par des spécialistes et des non-spécialistes quant à l’interprétation de ces toponymes (Wahran, Wihran, Oran, etc.) qui sont, en réalité, à l’origine des hydronymes (noms de cours d’eau): Oued Wahran, Ouadaharan, Ouad Ouahran, etc. L’hypothèse la plus plausible, reprise depuis dans toutes les explications, est celle formulée par Pellegrin en 1949 dans son livre «Les noms de lieux d’Algérie et de Tunisie. Etymologie et interprétation». Oran, ainsi que d’autres toponymes comme Tiaret, Tahert, Taher... sont des formes dérivées d’un nom de souche libyco-berbère qui veut dire «lion». Il n’a malheureusement pas fait une analyse technique de l’articulation linguistique de ces vocables. Il est vrai que dans le cadre d’une étude de type macrotoponymique (2.000 noms de lieux d’Algérie et de Tunisie), il est difficile de faire une analyse détaillée et très soignée d’une seule formation toponymique. Ce à quoi nous essaierons de pallier.
A cet effet, la détermination du sens primitif de tout toponyme ou nom de lieu est intimement liée au mode de désignation originaire du lieu: en d’autres termes, savoir dans quelle langue le nom a été créé, ensuite tenter de formuler l’hypothèse de l’époque de sa formation. Tous les historiens s’accordent à dire que le peuplement initial de la région de Wahran était établi depuis la préhistoire sous le nom de Ifri, dénomination ethnonymique et toponymique faisant référence à l’importante station préhistorique du même nom, ayant donné naissance à un nom de peuplement humain (ou ethnique/ethnonyme) de souche berbère, tribu d’Ifri, ou qabilat Yifri, pour reprendre la formule usitée par les auteurs et chroniqueurs arabes.
Interprétations et apparentement linguistique: entre Wahran et Oran, Pellegrin, dans son ouvrage précité, fait explicitement dériver Oran et non Wahran de la forme touareg Ouaran (1949), et non de l’autre forme tout aussi touareg et plus proche du vocable usité par les populations actuelles et anciennes, et telle que relevée par les auteurs arabes et non arabes (espagnols, portugais, italiens, français, etc.) à partir du Xe siècle: Wahran. De manière très subtile, il est suggéré que la forme française ou francisée Oran serait très proche du touareg Ouaran. Ce type de rapprochement, à caractère phonique et morphologique que nous rencontrons de temps à autre dans les discours sur la toponymie locale, est sous-tendu par des présupposés historiques, idéologiques et linguistiques précis, ceux, entre autres, de l’apparentement du berbère à un fonds linguistique indo-européen: «[_] Un certain nombre de vocables en usage dans les dialectes berbères actuels sont issus du fonds indo-européen». Allant plus loin dans son raisonnement, Pellegrin rattache le substrat linguistique pré-berbère à un «peuplement européen très ancien du pays» (1956). Nous sommes, d’emblée et de manière on ne peut plus récurrente, en face d’une expression de la thèse du caractère latiniste du peuplement initial de l’Algérie et d’une de ses manifestations historiques et idéologiques les plus manifestes qu’est la «continuité coloniale», mise en oeuvre par les officiers archéologues français. Tout ceci est énoncé de manière on peut plus explicite en termes de «revanche historique» : Masqueray écrivait, à cet effet, en I886: «C’est l’Europe qui domine à son tour, une seconde fois, dans tout le bassin occidental de la Méditerranée. Nous reprenons, en l’améliorant, l’oeuvre des Romains. Nos villes et nos villages se bâtiront sur l’emplacement des leurs... » (Cité par Moncef Rouissi, 1983). Dès lors, les représentations mentales onomastiques (onomastique: nom propre), les politiques institutionnelles coloniales en matière de re/dé/dénomination des lieux, les étymologies privilégiées dans cet esprit sont celles qui consacreront, du point de vue de la symbolique filiationnelle, le rapprochement puis l’apparentement berbère/latin, ou carrément établissent l’origine linguistique latine de formations toponymiques locales. Le cas le plus représentatif est celui de Tiaret/Tihart/Tahart/Tingartia/Tingartensis. Les historiens français au 19ème siècle établissent un parallèle historique ou du moins linguistique entre Tiaret et Tingartia. L’on notera au niveau sémantique le rapprochement voulu et privilégié: Tiaret est un mot berbère qui veut dire «station» ou «résidence» (Mac Carthy, Elisée Reclus, Canal). Ce qui est faux. En fait, cette explication tend, nous semble-t-il, beaucoup plus à établir un rapport sémantique direct entre «station» et le caractère antique «latin» de Tiaret, comme «castellum», «poste militaire permanent», donc romain, tel que relevé par les historiens français.
Des divers usages et transcriptions du toponyme Wahran
Wahran fait partie de cette catégorie de toponymes qui connaissent un nombre important d’interprétations. Aussi paradoxal soit-il, ces essais, si nous les superposons, sur un plan synchronique et diachronique, après coup bien sûr, laissent transparaître, et confirment même, une régularité dans toutes les transcriptions relevées: régularité à caractère phonétique, phonologique, morphologique et lexical. Cette dernière nous raconte le destin et la fortune d’un nom, à l’image de celui d’un être, mais d’un être de langage, de signes et de règles, comme le souligne de Saussure, «transmis comme un héritage, déposé dans la mémoire où ils sont élaborés» (Cours de linguistique générale, 1913); comme elle nous renseigne et nous éclaircit sur les «dommages» et altérations subies par ce nom au cours de son parcours historique: de Wahran à Oran... Les formes relevées pour Oran par les historiens arabes, espagnols, portugais, etc. sont: Wahran, Ouaharan, Oued el-Haran, Ouaran, Ouarân, Ouadadaharan, Horan, Oran (par Ibn Haouqal, el-Bekri, al-Muqqadassi, al-Idrissi, ‘Abdel Rahman Ibn Khaldoun, Yahya Ibn Khaldoun, al-Mazari, al-Ziyyani, Fey, général Didier - Berard...). Un inventaire systématique des références historiographiques arabes est mentionné par Abdelkader Bouchiba dans le numéro 3 de la revue du Musée national Zabana (texte en arabe).
De prime abord, du point de vue lexical, nous avons affaire à un nom composé: Oued + Wahran / Oued + Ouaran / Oued + Haran / Oued + Horan. Le nom est arrivé jusqu’à nous sous la morphologie d’un nom simple (Ouedharan/Ouadhoran...) pour des raisons d’économie du langage. C’est également le cas pour Arzew (Oued Arzew), Témouchent (Aïn Témounchent), Chlef (Oued Chlef), Tlilat (Oued Tlilat), Sougueur (Oued Sougueur) et d’autres lieux-dits en Algérie. Nous relevons à travers les transcriptions passées, l’agglutination de Wahran avec son générique Oued «wed» (cours d’eau en arabe): Ouad (Ouadaharan). Nous pouvons supposer que la transcription de notre toponyme a été réalisée ainsi par des auteurs qui ne maîtrisaient pas, linguistiquement parlant, la morphologie du nom composé. Ils ont, en quelque sorte, rendu compte fidèlement de la structure phonique et morphologique du toponyme, tel qu’il était en usage dans le champ de la communication sociale. Cette cristallisation morphologique «incorrecte» de ce nom va être mise à profit dans la suite de notre démonstration.
Toponymie et étymologie: description linguistique de Wahran
De toutes les hypothèses qui ont tenté d’élucider l’étymologie du vocable Wahran, nous retiendrons celles qui évoquent le substrat linguistique berbère et arabe. Elles nous semblent les plus soutenables sur un plan linguistique. Un certain nombre de langues comme l’arabe, l’hébreu, le berbère... sont des langues à racine, c’est-à-dire que nous retrouvons un élément irréductible, de base, «commun à tous les représentants d’une même famille de mots à l’intérieur d’une langue ou d’une famille de langues» (Dubois, Dictionnaire de linguistique). Si nous décomposons, dès lors, Wahran, nous relèverons la racine «HR». Ses dérivés lexicaux «ahar» ou «ihar» sont des termes berbères que nous retrouvons chez les Touaregs de l’Ahaggar (Dictionnaire touareg - français, De Foucauld). La forme plurielle est déclinée sous «aharan» et «iharan», qui désignent «les lions». En effet, le terme «aharan»: «lions» en touareg, est nettement décelable dans les transcriptions passées citées plus haut. Ouadaharan = Ouad + Aharan
La forme composée restitue, par conséquent, de manière différente et différenciée le matériau originel. Il en est autrement de la forme simple du nom Wahran. En réalité, du point de vue morphologique, Wahran est également un système, un nom composé:
- avec 3 unités lexicales: W + AHAR + AN
- avec 4 unités lexicales: OUAD + W + AHAR + AN
La présence de «W» ou «OUA» de Wahran / Ouahran peut être élucidée si nous faisons appel à la linguistique berbère. W (OUA) + AH (a) RAN est relevé dans aussi bien les usages anciens qu’actuels, de même que dans les transcriptions citées plus haut. «W»/«OUA» est un morphème, une particule grammaticale en berbère qui exprime l’appartenance et qui signifie: «de» ou «des» (Dallet, Dictionnaire kabyle-français). - le An de «ahar - an» est une des marques du pluriel dans la langue berbère. Donc, w - aHaR - an, littéralement, veut dire «des lions».
Le déterminatif est le terme d’origine arabe «wed»: «cours d’eau». Beaucoup de noms de lieux en Algérie et/ou au Maghreb sont des composés linguistiques hybrides berbéro-arabes ou arabo-berbères: Oued Misserghin, Oued Isser, Djebel Zekkar, Aïn Tahammamt, etc.
Le second composant dont le sémantisme a échappé aux usagers des siècles passés et actuels est affublé d’une base toponymique ou générique géographique comprise (Oued, Sidi, Lalla, Douar), allant dans certains cas, à un dédoublement de sens, exemple Aïn Tala, Oued Souf, Oued Mina. Nous relèverons, en outre, une autre pratique, recensée dans les usages actuels: l’alternance vocalique (i - a) pour les toponymes:
w i hran t i hart
w a hran t a hart
Les deux constructions sont explicables: al-Idrissi, Ibn Khaldoun et el-Bekri écrivaient Tîhart, Ibn Saghîr et Aboul Fodha notaient Tâhart. (t) IHAR (t) ou (t) AHAR (t) signifierait alors «la lionne». Les deux «t», à l’initiale et à la finale sont la marque du féminin en berbère. Il en est autrement pour Wahran, dans la mesure où aucune transcription graphique de la forme Wihran n’a été relevée. Si Wahran signifiait «des lions», qu’est-ce qui seraient, alors, «des Lions» ? Là, personne, du moins jusqu’à présent, dans l’état actuel de la documentation ne pourra restituer, avec certitude, le premier composant de ce toponyme, mais il est sûr que lorsqu’on rencontre des noms de lieux aussi anciens que Wahran, le premier composant est, lui aussi, également ancien, voire archaïque. Le déterminatif est généralement un terme générique qui désigne soit «l’eau», soit «la montagne» ou une de ses propriétés les plus caractéristiques: rapidité, abondance, éminence, abri, etc. «Il en ressort que c’est le cadre naturel, les conditions de vie, avec l’eau ou une de ses manifestations (MN-SR-SF-SL-CR-NJ), ou de survie avec la montagne, les caractéristiques topographiques du terrain, ses avantages pour la protection des populations (racines oronymiques: KR-GR-RS-FRN-FR...), la disponibilité en nourriture (végétale et animale) sont les principaux domaines sémantiques de la désignation toponymique de souche berbère» (Benramdane, 1996). La tendance serait, dans ce cas, de dire que c’est un hydronyme: assif, yelel, c’est-à-dire le correspond libyco-berbère de «oued», étant donné que cette base est relevée dans «Ouad Ahran, Oued el-Haran...
Une autre hypothèse porterait sur le thème oronymique (du grec «oros»: montagne», nom de montagne, de relief) du premier composant: Djebel Wahran, allusion faite fréquemment à l’autre montagne d’Oran, sous une appellation française: «La Montagne des Lions». Son nom originel est Djebel Kar (Ker), terme ayant tendance à disparaître au profit du vocable français. Le terme «Kar» est un dérivé de la racine à thème oronymique que nous retrouvons dans la toponymie de souche lybico-berbère dans l’Ouest algérien: Kerkar, Tunkira, Tunkara, Keriya, Kerman, Zekkar, Zekkour, Zekkeria, Kalakri (ce dernier relevé par Gsell, dans son fameux atlas linguistique, comme «un amas de pierres»)...
Relativisons cette détermination parce que, dans le paysage toponymique algérien et/ou maghrébin, il arrive de rencontrer un même nom affublé de trois déterminatifs différents, exemple: Djebel Tagdemt, Douar Tagdemt, Bled Tagdemt. Pour Wahran, la cristallisation de la base «wed» s’est faite sur un déterminatif qui n’est pas originel, car étant de souche arabe, donc datable au plus de onze siècles, coïncidant avec la fondation de la ville d’Oran.
Des transcriptions linguistiques du nom d’Oran
Deux tendances caractérisent, d’après les transcriptions relevées, la restitution du vocable wahran: celles qui marquent ou non la présence de la laryngale sourde [h].
- avec [h]: waHran, ouaHaran, oued el Haran, oued el ouaHaran, oued el Horan
- sans [h]: ouaran, ouarân et même oran.
Toponymes Présence de (h) Absence de (h)
Wahran + -
Ouaharan + -
Ouadaharan + -
Ouaran - +
Oran - +
Oued el Horan + -
Ouaran - +
Oued el Ouahran + -
Oued el Haran + -
Ouarân - +
Deux explications peuvent justifier ce double emploi. Nous évoquerons la première, car elle est d’ordre phonétique et morphologique; la seconde est à caractère sémantique, elle conclura plus loin l’étymologie que nous attribuerons à Wahran.
Si Wahran a été relevé Ouaran, Ouarân, Oran, cela pourrait relever probablement du choix des auteurs des présentes transcriptions, c’est-à-dire, en tant que locuteurs étrangers, apparemment de langues indo-européennes, les systèmes phonétiques et phonologiques de leurs langues maternelles ou d’usage ne contiennent pas un certain nombre de phonèmes spécifiques aux parlers algériens (berbère-arabe). N’étant pas en mesure de mettre sur pied un système de correspondance phonétique et graphique, avec les ressources dont disposent leurs langues, ils ont tout simplement supprimé le [h]. Par conséquent, au lieu de Ouahran, on a transcrit Ouaran: ouahran / oua (h) ran / ouaran. Dans cette articulation, nous pouvons expliquer la forme francisée de Wahran sous la morphologie de Oran. La forme intermédiaire a été cristallisée dans Horan, Oued el-Horan; la laryngale sourde [h] a été supprimée pour les raisons citées plus haut. La forme Horan, d’après Lespes dans Oran, étude de géographie et d’histoire urbaines (1830-1930), a été transcrite en caractères latins sur des cartes marines dès le XIVe siècle: HORAN / (H) ORAN / ORAN. Lespes relève, en outre, que Wahran a été transcrit sous diverses formes dans les premiers documents cartographiques, portulans du XIVe et XVe siècle: Horan (1318), Boran (XIVe) et même Oram (1339). «La forme ORAN apparaît pour la première fois dans un portulan génois de 1375, mais elle ne se généralise guère que vers la fin du XVIe siècle; elle figure dans la mappemonde de Sébastien Cabot (1544) et dans celle de Gerard Mercator (1569). Exceptionnellement, on rencontre Ouram (Diego Homan, carte portugaise de 1569 et mapp. De Pierre Descelliers) (1546), Orano et même Orani». Les constructions linguistiques Boran, Ouram peuvent être mises sur le compte des altérations et des déformations graphiques régulièrement relevées dans les documents cartographiques, y compris les plus récents (Cartes d’état-major INCT), et même dans les textes les plus officiels, c’est-à-dire le Journal officiel. (Lire Bulletin de l’INCT. Numéro spécial «La toponymie», Alger, 2000). Avec la langue française, on est passé de la forme Oran (il faut lire la dernière syllabe comme s’il s’agissait d’un terme de souche arabe ou berbère: Osmane, Ramdane, Amokrane) à Oran (forme francisée): [orã]. C’est un processus de phonétique combinatoire (situation de contact de deux systèmes linguistiques différents), marqué par la nasalisation de la voyelle finale, exemple: «makhzan», terme de souche arabe, nasalisé en «magasin». La deuxième explication probable est celle qui réfère au lexique touareg et, précisément, au procédé de synonymie. En touareg, il y a deux lexèmes pour dénommer le lion, soit «ahar, pluriel aharan» ou «ar, pluriel aran». Ajoutons le morphème grammatical «W» ou «Oua» et l’on obtiendra la transcription suivante: OUA + ARAN = OUARAN. Maintenant, comment est-on passé de Waharan à Wahran ? La suppression de la voyelle médiane [a] WAH (a) RAN est attestée dans les transcriptions anciennes et dans les usages actuels. On est passé de Waharan à Wahran pour des raisons linguistiques: la chute de la voyelle ouverte [a] obéit à un mécanisme d’abrègement systématique dans les parlers algériens (berbère ou arabe dialectal): WAH (a) RAN. Marçais l’a bien souligné dans son Esquisse grammaticale de l’arabe maghrébin: «Les parlers maghrébins sont caractérisés par une ruine considérable du matériel vocalique: le vocalisme long est solide, mais le vocalisme bref est fragile.» Cette diminution du matériel vocalique est beaucoup plus présente dans l’arabe maghrébin, à telle enseigne qu’il fait apparaître des schémas qui modifient la structure syllabique de l’arabe classique. Exemple: [kataba] — [kteb] [kharaga] — [khrag] [saddaqu] — [saddqu]
Wahrân / Wihrân: entre étymologie arabe et imaginaire local
Des rapprochements ont été relevés dans les pratiques populaires et même savantes, entre Wahran et la forme supposée arabe wihr: «lion», et de son duel «wihrân» ou «wihrayn».
Deux arguments nous permettent de relativiser le substrat arabe du toponyme Wahran. Les usages relevés dans aussi bien les pratiques orales actuelles que dans les transcriptions, donc écrites, des siècles passés est Wahran et non Wihran. La forme Wahran - avec un [a] - est très employée par les historiens, chroniqueurs, militaires.. des siècles passés.
La première hypothèse à formuler est que cette appellation (Wihran) serait de création récente. Cette forme relèverait davantage d’un souci d’hypercorrection de pratiques langagières de type institutionnel en Algérie, souligné déjà par Dalila Morsly (1983); un type de pratique ayant connu son point culminant avec la promulgation du décret n°81-26 du 7 mars 1980 (Journal officiel de la République algérienne, décret N°81-26 du 07 mars 1980 portant établissement d’un lexique national des noms de villages, villes et autres lieux). Les noms étaient et devraient être transcrits, non pas tels qu’ils étaient réellement usités par les Algériens, mais selon les schémas de la langue arabe classique: Al Djazâir pour Dzayer. Il a été de même pour Qacantina, Boulayda, Tilimsen, etc. Le plus typique était Soukaykida, pour Skikda, toponyme d’origine punique «Rusicade» (Chaker, 1980).
Ne rendant pas compte finalement de la réalité des usages onomastiques algériens et compte tenu des coûts financiers qu’engendrait une telle opération, ce dispositif fut par conséquent abandonné. Cependant, dans certains usages linguistiques, Wahran est devenu Wihrân, avec la longueur; pour d’autres Wihrayn, avec la consonne «y», désignant les formes du duel irrégulier dans la langue arabe classique: «deux lions». Il faut noter que la longueur (el mmad en arabe) n’existe pas en berbère.
Ce paramètre phonétique et phonologique, caractéristique de la langue arabe, surtout classique, est à mettre sur le compte de la transcription arabe ou arabisée des toponymes wahran / wahrân.
Cette interprétation et cet usage méritent, à leur tour, que l’on énonce deux observations. En premier lieu, il semble que la présence imposante de statues de lions à l’entrée du bâtiment de la mairie d’Oran, au nombre de deux précisément, aurait influencé l’imaginaire oranais. Les deux statues ont été construites par l’administration coloniale française en 1888, bien avant une cinquantaine d’années environ, que ne soit établie l’hypothèse sémantique de Wahran, avec le sens de «lions». Il semble peu probable, à l’époque, qu’un lien linguistique sémantique soit établi entre Wahran et les deux imposants lions. La construction des deux lions et son rapport avec l’étymologie de Wahran «des lions» relèverait-elle, dès lors, d’un pur hasard, au vu du décalage temporel noté ?
Oran et Cervantès
Il nous semble que ce soit une armoirie espagnole sculptée (Charles XV), déposée actuellement au musée Zabana d’Oran, qui ait inspiré les autorités françaises coloniales d’Oran: deux lions font justement partie de cette composition picturale. Les lions d’Oran et d’Afrique du Nord, de manière générale, ont nourri l’imaginaire des littérateurs occidentaux. Le plus célèbre, ancien captif d’Alger, visitant Oran, y fait allusion dans ses monumentaux chefs-d’oeuvre: Cervantès dans, notamment, L’Ingénieux Hidalgo don Quichotte de la Manche et Nouvelles exemplaires. Dans le célèbre Don Quichotte, le narrateur parle des beaux lions ramenés d’Oran: «Sur ces entrefaites, le char aux banderoles arriva. Il n’y avait d’autres personnes que le charretier, monté sur ses mules, et un homme assis sur le devant de la voiture. Don Quichotte leur coupa le passage et leur dit: «Où allez-vous, frère ? Qu’est ce chariot. Que menez-vous dedans, et quelles sont ses bannières ?». Le charretier répondit: «Ce sont deux beaux lions dans leurs cages, que le gouverneur d’Oran envoie à la cour d’Oran pour être offerts à Sa Majesté, et les bannières sont celles du roi, notre seigneur, pour indiquer que c’est quelque chose qui lui appartient».
- «Les lions sont-ils grands ?» demanda Don Quichotte.
- «Si grands, répondit l’homme qui était juché sur la voiture, que jamais il n’en est venu d’aussi grand d’Afrique en Espagne. Je suis le gardien des lions, et j’en ai conduit bien d’autres, mais ceux-là aucun. Ils sont mâle et femelle».
Dans Nouvelles exemplaires, Cervantès y fait autrement allusion aux lions d’Oran en parlant de «lionne d’Oran»:
«Petite belle, petite belle
Dame aux mains d’argent,
Ton mari t’aime plus
Que le roi des Alpujarras.
Tu es une colombe sans fiel;
Mais parfois tu es sauvage
Comme une lionne d’Oran
Ou comme un tigre d’Organdi»
Les «deux lions» font-ils partie de la composition iconique des armoiries d’Oran depuis pratiquement la période espagnole ? De toutes manières, ils sont repris tels quels durant la période coloniale et pérennisés sur les frontons de l’administration oranaise locale, passée et présente.
Ce n’est donc pas un hasard que des étymologies arabes de wahran sous la forme du duel dans l’arabe classique wihrân/wihrayn soit souvent relevée.
Wahran: entre substrat linguistique et couche historique
Une observation, tout de même, nous interpelle. Que vient faire le substrat berbère touareg à Oran et pour le moins qu’on puisse dire, d’une région éloignée du domaine concerné, et si nous imaginons un instant toutes les difficultés de transport, de déplacement de populations au cours, non pas des siècles précédents, mais peut-être des millénaires passés ?
Notre hypothèse est la suivante: Wahran comme Tihart seraient des noms d’origine libyco-berbère. C’est leur éloignement justement du domaine touareg qui nous conforte dans notre hypothèse. Wahran et Tihart seraient une survivance linguistique, cristallisée en toponymie, d’un état de langue attesté et le plus ancien au Maghreb. Cette langue serait le libyque. Le libyque est considéré par les linguistes et les historiens comme l’ancêtre des langues berbères actuelles (Février, Kaddache, Camps, Chaker, Hachi...). C’est la première langue parlée et écrite sur le territoire du Maghreb actuel. D’après certains spécialistes, l’on pourra remonter la date d’apparition de son écriture au moins à sept siècles avant notre ère. L’on pourrait, dès lors, imaginer que cette langue dans son articulation originelle, c’est-à-dire parlée ou orale, remonte à plusieurs millénaires avant notre ère peut-être, à la nuit des temps certainement: les hommes ont appris à parler avant d’écrire, nous diront les linguistes, les systèmes d’écriture sont fondés sur les unités de la langue parlée, qu’elle soit alphabétique, syllabique ou idéographique. «On peut donc affirmer qu’à un moment ou à un autre, les ancêtres des Berbères ont eu à leur disposition un système d’écriture original qui s’est répandu comme eux, de la Méditerranée au Niger» (Encyclopédie berbère).
Cette langue n’existe plus aujourd’hui en tant que telle, mais une de ses formes dérivées les plus proches est le tifinagh des Touaregs, auquel il faut adjoindre d’autre formes plus lointaines et évoluées que sont les différents parlers berbères actuels de l’Afrique du Nord.
Les noms de lieux, surtout les noms de cours d’eau et noms de montagnes (ou oronymes), au-delà de leur dimension anthropologique, ont l’avantage de cristalliser, sédimenter les appellations les plus anciennes, voire les plus archaïques d’une région. L’homme au cours de son histoire a toujours eu besoin de l’eau pour se nourrir et de la montagne pour la protection de son groupe. On peut trouver des noms de lieux vieux de plusieurs millénaires, ce qui est rare pour un nom de personne (ou anthroponyme).
Ne serait-il pas imaginable pour nous de formuler l’hypothèse de la formation historique du nom Wahran: ces vocables seraient le produit linguistique en Oranie, les témoins, les vestiges authentiques des pratiques onomastiques des habitants autochtones de ces régions, dans la période préhistorique. En termes plus précis, Wahran, comme Tihart, Yellel, Zekkar... dateraient de la préhistoire, probablement de la période néolithique (3 000 à 10 000 ans avant notre ère). Les caractéristiques du milieu naturel, les vestiges archéologiques, les données ethnographiques, anthropologiques et culturelles seront prises, de manière très sommaire, à notre compte.
Deux grands ensembles culturels, du point de vue anthropologique, sont nettement distingués par les caractéristiques d’Oran et de l’Oranie dans la préhistoire: l’ibéromaurisienne et le capsien. Très riche en calcaire, Oran l’est aussi en grottes et abris sous roches: «Dans cette même zone ibéromaurisienne du littoral et du Tell maghrébins, les hommes de la race de Mechta-el-Arbi se maintiennent au néolithique.
Leur présence est attestée surtout dans le Maghreb occidental, en particulier, dans les grottes des environs d’Oran», souligne Balout, dans Préhistoire dans l’Afrique du Nord. Essais de chronologie (1955).
Cette présence est également attestée, dans cette zone ibéromaurisienne du littoral et du Tell, dans le maintien néolithique et de la continuité de peuplement des hommes de Mechta-el-Arbi, à Columnata, dans la région de Tiaret. Le musée Ahmed Zabana d’Oran contient à cet égard des vestiges, des traces concrètes des «industries lithiques osseuses et poteries fabriquées par les hommes qui vivaient» à Oran (salle: Préhistoire): grotte néolithique du Cuartel - Murdjadjou, ainsi que d’autres, relevées dès I888, par Doumergue dans son Inventaire des grottes préhistoriques des environs d’Oran; grottes «toutes situées sur le versant méridional et oriental du djebel Murdjadjo, versant constitué par une série de petits plateaux et de collines dont l’ensemble forment Mekaad-el-Bey et Yefri» auxquels il faudrait adjoindre les ravins de «Choufil, Chabet Sardi-Srir, Harmann, Mettouia, Melouia, Mabuza... et les grottes du Noiseux, Polygone, Troglodytes, du Lièvre, du Levant, du Soleil, de la Bergerie, des Figuiers... d’Eckmühl, etc.»(1920). Dans la mesure où notre démarche consiste à remonter la chronologie pour l’investigation toponymique, de l’avis de tous les spécialistes en toponymie, les noms de lieux qui résistent le plus à l’usure sémantique sont, nous l’avons déjà évoqué, les vocables à caractère hydronymique et oronymique. Et comme la linguistique, à elle seule, n’est pas en mesure de tout expliquer, elle est contrainte de faire appel à des sciences dites auxiliaires: préhistoire, anthropologie, géographie, archéologie, etc. La méthode linguistique consiste aussi à relever sur un territoire donné l’aire des racines linguistiques en établissant des comparaisons avec les données anthropologiques, archéologiques, historiques, géographiques, ethnologiques... Pour ce faire, nous nous référerons aux désignations de la «grotte», à l’appellation initiale du peuplement d’Oran, établi, nous l’avons vu, depuis la préhistoire. Commençant par la station préhistorique d’Oran appelée justement Ifri. Cette appellation, faut-il le souligner, a été élargie aux premiers établissements humains de la région d’Oran: sous le règne du bey Bechelagham (1708-1732), «la ville connaissait quatre faubourgs, il s’agit de Yfri, situé sur le flanc du Murdjadjo» (Benkada). Durant la période espagnole, le nom d’Ifri est mentionné sous diverses orthographes: Yfre, Ifre, Yeffri (Hontabat, Vallejo, Tinthoin).
Toponymie et peuplement: Ifri
Ifri ainsi qu’une série de vocables dérivent de la racine FR. Au Maroc, dans le Haut Atlas, ifri, pluriel ifran, ifraten, tifran a le sens de «caverne, grotte» mais aussi, «bassin artificiel, destiné à recevoir l’eau des montagnes» (Laoust, Contribution à une toponymie du Haut Atlas, 1942). D’autres interprétations de cette racine ont été développées par Mercier, dans La langue libyenne et la toponymie antique de l’Afrique du Nord (1924) et Pellegrin (1949); par contre, l’explication de Laoust, rejoint par Cheriguen (1988), met en évidence le rapport entre Ifri et Afrique «le vocable latin Africa contiendrait Ifri, sous la forme de Afri (ifriquiya en arabe)...». Plus catégorique, partant des formes attestées issues des sources latines bien avant la chute de Carthage: afer. pl. afri, ou à travers les appellations anthroponymiques et toponymiques: Scipion Africanus (235-183 av. J.-C.) et Provincia Africa, pays des Afri annexé par Rome, terme appliqué aux populations indigènes, Mohamed Talbi, dans l’Encyclopédie de l’Islam (1990), considère que le terme Infrîkiya est indubitablement - quoi qu’en disent les auteurs arabes - emprunté au latin Africa. Dans l’Encyclopédie berbère (1985, tome III), l’historien médiéviste polonais Lewicki, citant Ibn Khaldoun et les écrits des généalogistes berbères Sadik ben Sulayman al-Matmati, Hani ben Masdur al- Kumi et Kahlan ben abi Luwa, relève que les
Banu Ifran étaient des descendants d’Ifri, fils d’Islitan, fils de Misra, fils de Zakiya, fils de Wardiran (ou bien de Warshik), fils d’Adibat, fils de Djana, éponyme de toutes les tribus zanatiennes. Une tradition les relève comme descendants d’Isliten.
L’histoire et l’étymologie d’Ifran auquel il faudrait associer Afri/Ifri/Afariq/Africa/Ifrikiya, etc. a fait l’objet pour les historiens, depuis les Grecs, les Arabes jusqu’aux Français de la période coloniale, d’explications et d’interprétations les plus diverses et les moins inattendues. Ibn Khaldoun est le premier à rattacher le nom d’Ifri, ancêtre éponyme des Banu Ifran, au vocable berbère ifri avec le sens de «caverne». Pour notre part, la productivité lexicale de cette racine est attestée dans les régions d’Oran et de l’Oranie: Saïda, Chlef, Tlemcen, Tiaret, Tissemsilt, Ténès... avec le sens de «grotte, escarpement: ifri, ifran» (Dallet, 1980). Nous citerons des noms de lieux avec un rapport avec le thème FR de la grotte: Ifri, Tafraoua, Tafraoui à Oran, Tifrit, nom de la célèbre grotte préhistorique de Saïda, Ras Tifrane, Tafrinte, Tafrant, Tafrount, Tifrane, Ifran, Tifran, Oued Tifran, Ghar Ifri, Aïn Tifrit, Tafoura, Frenda, Tifrat, Tifoura, Oued Tafrent, Oued Tiffrit, Tafraoua, Aïn Fray, Oued Fray, Djebel Ferrara, Oued Tafraoua, Djebel Tafrennt...
Nous avons affaire, dès lors, dans lesdites régions à un peuplement très ancien dont Ifri et bien d’autres sont les vestiges et les témoins les plus vivants et les plus authentiques, d’autant plus authentiques que le sens échappe à nos contemporains et même aux anciens, dans la mesure où l’étymologie n’a été relevée par aucun témoignage de la période antique et médiévale. Dans cet esprit, passer d’un nom de lieu, donc toponyme, Ifri, à un nom de peuplement (ethnique ou ethnonyme): Tribu d’Ifri, va dans le sens de l’originalité qu’occupe dans le champ maghrébin les rapports entre toponymie, anthroponymie et ethnonymie.
Pourquoi les habitants de la préhistoire oranaise ont-ils pris un nom exprimant un thème oronymique ? Le rapport linguistique de l’homme préhistorique oranais, algérien et/ou maghrébin à son espace a cristallisé une représentation toponymique spécifique dont la dimension anthropologique, géographique et historique est évidente. Servant de repère, l’espace est occupé au Maghreb «non pas en fonction des possibilités économiques qu’il offre mais plutôt en fonction de la nature du groupe, de sa volonté de durer et de se défendre» (Rouissi, Population et société au Maghreb). A cet égard, la tribu des Banu Ifran (littéralement: «enfants des troglodytes») est cité chez tous les auteurs arabes, dès le Haut Moyen Âge (Talbi, Lewicky).
Le morphosémantisme FR est intimement lié au thème oronymique de la grotte de manière générale, mais de la grotte préhistorique précisément, et Oran n’est pas un cas unique. En date du 1er avril 2002, Le journal marocain Libération cite le nom d’ifri en rapport avec la préhistoire, en faisant état des travaux effectués par le professeur Bensar, dans une grotte du Rif oriental: «Un site riche et particulièrement intéressant pour l’étude de la période dite ibéromaurisienne, en référence aux hommes qui ont vécu pendant la période allant du XXe au XIIIe millénaire avant Jésus Christ. (...) La grotte d’Ifri N’Ammar devait posséder une situation géographique privilégiée, élevée face à ce qui était un massif immense, à en croire les traces d’une riche et longue occupation humaine».
La toponymie cristallise souvent un rapport utilitaire à la dénomination des lieux: le monde animal comme le monde végétal est très présent dans l’univers onomastique des populations des temps passés. Des vocables de souche libyco-berbère comme ahar, aired, ouchen, ilef (hallouf), ifker (fakroun), tigueguest, guertoufa, guiles, taferst, tacheta, taslent, etc. tissent le paysage toponymique de l’Ouest algérien.
Conclusion: retour à Wahran et à son étymologie «des lions»
Le nom de Wahran n’est pas uniquement usité dans l’Ouest algérien; il est relevé sur l’un des confluents de l’oued Chlef «Oued Wahran» et au Maroc (Moulieras: Les Beni Isguen. Essai sur leur dialecte, 1895).
Alors, est-il possible, enfin, que le vocable wahran soit le produit de ces premiers troglodytes du djebel Murdjadjou ? Qu’est-ce qui était, dès lors, «des lions»: «Montagne... des lions», «Oued... des lions», «Rocher... des lions »... ?
Il n’est pas exclu que Wahran ait emporté avec elle le secret de son compagnon. Comme le lion, à la fois féroce et majestueux, craint et adulé, chassé et chanté, Wahran parcourt toute seule le temps, en gardant pour elle le choix de son appellation et pour l’éternité le secret de son compagnon.
Posté Le : 22/12/2019
Posté par : wledwahran
Ecrit par : Farid Benramdane est le co-auteur de « Oran, une ville d’Algérie »
Source : http://www.villedoran.com/