Il est plus que bénéfique, en tant que musulmans, de redécouvrir nos grands maîtres mystiques, véritables guides et éducateurs, pour prendre du recul, vivre raisonnablement, sereinement et honnêtement, sans se laisser perturber par les fracas du monde, ceux des dérives matérialistes et celles des intégristes. A mille lieues du modèle marchand déshumanisant, ou de l’instrumentalisation politicienne de la religion, gardons vivants notre mémoire, nos valeurs morales et notre patrimoine éthique et spirituel.
Etre vertueux
Au coeur de la civilisation musulmane, ils sont d’éminents soufis, depuis 15 siècles, à avoir adopté un mode de vie lié à l’essentiel: l’approfondissement du sens islamique de l’existence, fondé sur le licite et l’entraide. Notre nourriture, nos vêtements, nos paroles et nos actes, nos biens, doivent avoir une base licite. Croire c’est être vertueux, se garder de toute action immorale et penser à autrui nécessiteux. Dans ce sillage, la vie mystique est la plus haute. Elle s’attache au vrai et non pas à l’éphémère et aux ambitions démesurées.
Ibn Arabi, selon la plupart des soufis, est un des grands visionnaires mystiques de l’Islam. Le plus grand des maîtres: el-Cheikh el-Akbar. Il est celui qui a vécu et pensé intensément le Divin, la prophétie, les saints, l’universel, l’ouverture foncière sur le vrai sens de la vie tourné vers l’au-delà et le comportement licite et juste en ce bas monde, pour mériter l’élévation. Le Coran rappelle que l’existence est une question sérieuse. Les hypocrites, les dénégateurs et les injustes sont les perdants. Chaque croyant doit faire son examen de conscience pour se conformer à une vie sage. Les maîtres spirituels sont des guides en la matière.
L’émir Abdelkader Al Djazaïri, notre modèle
Attitude de vie exprimée en des centaines d’ouvrages, dont le chef-d’oeuvre Le Livre des illuminations spirituelles de La Mecque, Kitab al futuhat al makiya, est un immense et magnifique texte de près de trois mille pages pour comprendre ce que sont les valeurs religieuses et la vertu musulmane. L’Emir Abdelkader Al Djazaïri, notre modèle, grand maître du bel agir, al-Ihsan, pour la première fois, au XIX e siècle, a fait éditer nombre des manuscrits d’Ibn Arabi, qui étaient oubliés à Konya en Turquie, dans la bibliothèque de la Zaouïa d’un autre grand soufi Djalal Din Rumi.
C’est un signe du génie algérien et de l’attachement du peuple aux valeurs spirituelles et à la connaissance que d’avoir fait revivre cette oeuvre. Les grands maîtres soufis, comme l’Emir Abdelkader, Abderrahmane Thaâlibi, Ahmed Benyoucef, Abu Medyan et Ahmed Tidjani, et tant d’autres, furent d’exemplaires savants, patriotes et éducateurs hors pair, rempart contre les dérives de toutes natures, les idolâtres, les envahisseurs, les despotes et les corrompus.
A notre époque si trouble, perturbée par la logique déshumanisante du marché et la lutte pour les biens éphémère de ce monde, il est plus que salutaire de se souvenir de ces figures spirituelles musulmanes, d’Ibn Arabi à l’Emir Abdelkader, qui s’attachent au Vrai, à l’éternité et à la sagesse, sans tourner le dos au monde, car leur sens des responsabilités, leur amour de la patrie et le sens du bien commun, étaient une noble réalité.
Ibn Arabi et l’Emir Abdelkader, en sachant qu’être musulman est une chance et un privilège incomparable, posent le respect de la dignité des Hommes et l’égalité universelle des êtres comme essentielle. La différence entre les êtres se situe pour eux autant au niveau de la foi que des actes, entre ceux qui ont commis de mauvaises actions et ceux qui en ont accompli de bonnes. La communauté des musulmans, l’Umma, est la meilleure de toute l’humanité, à condition qu’elle pratique la commanderie du bien. Ces deux maîtres ajoutent que l’intercession de la Miséricorde divine n’est pas exclusive, tout en s’adressant d’abord aux musulmans; car ce sont eux les croyants, lorsqu’ils sont sincères, suivent le Sceau des prophètes sur la base de l’adoration pure du Dieu Unique, ne vivent que de biens licites et pratiquent l’entraide.
Par le bel agir, l’ihsan, et par la prime nature, la Fitra, l’être humain croyant porte en lui la possibilité de participer à l’élévation de la condition humaine et de recevoir la miséricorde.
Ibn Arabi a exprimé sa vision de la responsabilité humaine avec clarté: «O toi qui cherches le chemin qui conduit au secret, reviens sur tes pas, car c’est en toi que se trouve le secret tout entier». Mais le soi ne peut être positif que s’il s’installe dans l’entraide et l’ouvert: «L’idole de tout homme, c’est son ego.» Mettre fin à l’égoïsme et à l’illicite devrait être une des premières exigences des êtres de foi. L’Emir Abdelkader a donné l’exemple en matière de droiture et de justice. Etre équitable, généreux, pratiquer la solidarité n’est pas un acte anodin: c’est l’acte salutaire qui permet de s’approcher de la vérité.
Le cœur et la raison
Dans un célèbre passage, spiritualiste, Ibn Arabi évoque le dépassement des différences: «Mon cœur est devenu apte à recevoir tous les êtres, c’est une prairie pour les gazelles et un temple pour les priants, une maison pour les idoles, et la Kaaba de ceux qui en font le tour, les tables de la Torah et les feuillets du Coran. Je pratique la religion de l’amour (…) Partout c’est l’amour qui est ma religion et ma foi.». La vie et l’œuvre de ce mystique universel illustrent l’élévation de la foi en Islam, qui ne dilue pas les différences culturelles et cultuelles, mais les respecte. Ibn Arabi et l’Emir Abdelkader appellent l’être humain à l’humilité et au licite, comme voie essentielle, pour accéder à la paix de la conscience et la compréhension de la destinée. Le comportement juste, vertueux, honnête, optimiste, permet de répondre à ce qui est attendu de l’être humain.
Il s’agit d’approfondir notre humanité et d’accéder à la sagesse, dans la vigilance, en sachant que la vie est une mise à l’épreuve. Le cheminement pour devenir pleinement vertueux s’accomplit par le raisonnement et la foi, deux dimensions liées. La rencontre, rapportée entre deux grands figures de la civilisation musulmane, en l’occurrence Ibn Rochd (Averroès) et Ibn Arabi, originaire de Murcie, est, à ce sujet, fort significative: «Je me rendis un jour, à Cordoue, chez le cadi Abû I-Walîd Ibn Rochd [Averroès]; ayant entendu parler de l’illumination que Dieu m’avait octroyée, il s’était montré surpris et avait émis le souhait de me rencontrer. Mon père, qui était l’un de ses amis, me dépêchera chez lui sous un prétexte quelconque. A cette époque j’étais un jeune garçon sans duvet sur le visage et sans même de moustache. Lorsque, je fus introduit, il [Averroès] se leva de sa place, manifesta son affection et sa considération, et m’embrassa. Puis il me dit: «Oui.» A mon tour, je dis: «Oui.»
Sa joie s’accrut en voyant que je l’avais compris. Cependant, lorsque je réalisai ce qui avait motivé sa joie, j’ajoutai: «Non.» Il se contracta, perdit ses couleurs, et fut pris d’un doute: «Qu’avez-vous donc trouvé par le dévoilement et l’inspiration divine? Est-ce identique à ce que nous donne la réflexion spéculative?» Je répondis: «Oui et non; entre le oui et le non, les esprits prennent leur envol, et les nuques se détachent!»» Par la réponse d’Ibn Arabi, on comprend que l’intuition de l’âme, la sensibilité du cœur, la foi sont d’un autre ordre que la raison qui la complète. La foi dépasse la raison, notamment en ce qui concerne la possibilité de l’accès à la sagesse et le rapport à l’invisible, à l’au-delà. D’où le «non». Sans que la raison soit réfutée, d’où le «oui et non».
Dans ce débat se résument tous les enjeux du rapport vital entre la foi et la raison, la logique et le sens. Le cœur, temple de la foi, élève l’âme, la raison, outil dont est doté l’humain, élève la condition humaine. Chacune vise à sa manière l’élévation. L’acte de penser n’est pas opposé à celui de croire. Ils sont complémentaires, ayant pour tâche tous deux de prendre conscience des devoirs et des droits humains, et de les mettre en relation, de manière à garder une perspective objective sur le sens de l’existence. Averroès et Ibn Arabi considèrent que s’ouvrir au monde dans la vigilance est le bon moyen de connaître les créatures: par l’œuvre d’art, on connaît l’artisan, le Créateur. Il s’agit de dépasser les limites et les conditions imposées par la subjectivité. Une vie qui n’est pas basée sur le licite et l’intérêt général est une vie gâchée.
Des hommes exemplaires
Averroès et Ibn Arabi montrent que non seulement le Coran invite à la connaissance, mais encore qu’il en fait une condition pour que les musulmans soient des hommes exemplaires. Assumer dans le monde nos responsabilités est impératif, en consolidant la foi au Dieu Unique, le Créateur qui, par le Coran, a révélé sa Parole, son dernier avertissement. Le Rappel pour la dernière phase de l’histoire de l’humanité. La pensée d’Ibn Arabi, comme celle de l’Emir Abdelkader, et tous les maîtres de l’Ihsan, est d’actualité; elle aide à faire face à la nécessité de vivre de manière vraie, responsable, juste. Pour Averroès, la raison est essentielle. Pour Ibn Arabi la vraie connaissance concerne l’invisible, l’au-delà, sans nier la valeur du rationnel. La foi et la raison liées devraient permettre de préserver l’être humain de tout acte déraisonnable et illicite. L’accueil de la raison, de l’universel et la recherche du permanent plutôt que l’éphémère, sont des actes clés.
Raisonner c’est accueillir le risque du vivre, l’étrangeté de la vie, de manière responsable, en faisant le lien. Une raison qui n’est pas hospitalière aux secrets du coeur et à l’au-delà du monde, qui ne fait pas le lien, est en rupture avec ce qui est requis de la Révélation et de la condition humaine. La conscience de tout musulman doit être guidée par la crainte de Dieu et la recherche réfléchie du bien commun, telle est la leçon qu’Ibn Arabi et l’Emir Abdelkader et tant de maîtres soufis ont léguée.
Ibn Arabi, conscient du degré spirituel qu’il avait atteint, avait pour souci de maintenir vivant un point de contact entre la raison et la foi, entre le visible et l’invisible. Il s’agissait, pour ce pôle de la connaissance mystique, d’approfondir la foi, afin de rester en communication avec le Prophète (Qsssl). La foi comme acte de confiance et l’acte de raisonner comme comportement que l’on doit prendre pour assumer la vie. Il était un mystique pris par le souci de suivre les traces du Prophète (Qsssl), le modèle par excellence, l’Homme total.
Les nombreux maîtres soufis algériens, maîtres de l’heure, fondateurs et insurgés, à travers les siècles, à l’image héroïque de l’Emir Abdelkader, qui ont combattu pour défendre la communauté, l’éclairer et l’éduquer sur le chemin de la droiture et de l’esprit chevaleresque, ont oeuvré avec abnégation. Ibn Arabi l’Andalou, était l’un deux, sillonnant le Maghreb, échangeant avec ses frères soufis et enseigna à Béjaïa et Tlemcen au XIIe siècle.
Cet héritage spirituel, d’Ibn Arabi à l’Emir Abdelkader, dont le fondement est le Coran, Rappel révélé pour la dernière phase de l’histoire de l’humanité, et la Sunna, première mise en oeuvre, est l’alpha et l’oméga de tout vrai croyant. Source d’inspiration pour garder confiance en soi et forger une société juste, forte et digne, face aux défis éthiques de notre temps.
Mustapha CHÉRIF
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Posté Le : 05/06/2013
Posté par : tahar29
Ecrit par : Mustapha Chérif