Laghouat - Ain Madhi

La Tarika Tijania Une Multinationale Spirituelle Née en Algérie



La tarika tijania, malgré son ampleur et le nombre considérable de ses adeptes dans maints pays à travers le monde, jusqu'en Amérique, reste peu connue en Algérie, dans le propre pays qui l'a vu naître et prospérer.
Ce n'est pas une secte, comme pourraient le penser certains profanes pétris d'orientalisme à l'emporte-pièce, ni d'une quelconque zaouïa de province qui aurait pris avec le temps quelque importance, mais d'une confrérie au sens profond du terme, une sorte de grande famille spirituelle et contemplative dont des dizaines de millions d'adeptes, de toutes races et de tous milieux sociaux, unis par un rituel et des préceptes très stricts, transcendent les appartenances, si ce n'est celle de leur maître spirituel et se considérant, les uns les autres, comme des frères de l'âme, unis par et autour de la baraka d'un homme exceptionnel, Sid Ahmed Tijani.
Créée en 1782 à Boussemghoun (Mechria) par Sid Ahmed Tijani, la tarika tijania, aux débuts très modestes, allait connaître très vite un essor fulgurant et sera embrassée, en Algérie, au Maroc et dans plusieurs autres pays africains, par des nuées de mouride (aspirants) enthousiastes.
Le père fondateur, de son vrai nom Abou El-Abbas Ahmed, dit Tijani, est né à Aïn Madhi (Laghouat) en 1729. Sa famille, venue du Sud-ouest, s'y était installée deux siècles plus tôt et s'était fondue par de multiples alliances dans les familles tijania.
Le petit Ahmed, dont l'enfance studieuse baignait dans une ambiance familiale de grande piété, commença par apprendre le Coran. Très jeune, il en devint un récitant qui subjuguait son auditoire. Avant sa vingtième année, à force de persévérance mais parce qu'il y était prédestiné, il allait acquérir, sous la conduite de chouyoukh locaux, une connaissance remarquable du fiqh.
Ses parents le marièrent très jeune, à seize ans, à une fille de notables locaux qui ne laissa pas de postérité connue. Plus tard, il épousa ses deux servantes, Mebrouka et Moubarka, qui lui donnèrent chacune un garçon, Mohamed El-Kebir et Mohamed El-Habib.
À vingt ans, après avoir puisé toutes les sources du savoir dans la région, assoiffé de ilm, il entreprit un voyage vers la lumineuse Fès, capitale d'un royaume prospère et qui rayonnait jusqu'au Machrek par la multitude de savants qui s'y côtoyaient. Grâce, entre autres cénacles prestigieux, à la renommée de la Medersa El-Karaouiyine, Fès avait pu prétendre et accéder au statut très envié de Dar El-Ilm.
Hadiths et Soufisme
Sid Ahmed Tijani se consacrera à l'étude des hadiths mais surtout se sustentera aux sources ésotériques du soufisme et approchera de grands chouyoukh, voire un kotb (pôle), Sidi Tayeb Ben Si Abdallah Chérif, grand arif idrisside, descendant de Sid Ali, gendre du prophète (QSSL).
Entre autres chouyoukh célèbres de l'époque, Sid Ahmed Tijani eut la faveur de fréquenter assidûment Sidi Mohamed Ben El-Hassan Ouandjelli, ainsi que Sidi Ahmed Ehaouach. Ces incursions dans le monde fermé et ésotérique du soufisme maghrébin allaient l'amener tout naturellement à rentrer successivement dans maints ordres confrériques, dont notamment la tarika kadiria.
Puis subitement, sur la recommandation insistante d'un maître spirituel, semble-t-il, il quitta Fès pour se rendre à Labiod Sidi Cheikh en Algérie, bien qu'en ces temps les frontières n'étaient pas encore ce qu'elles sont aujourd'hui.
Le disciple, le “mouride”, était devenu un initié et un savant dont on recherchait l'enseignement et la compagnie. Ses pérégrinations l'avaient beaucoup transformé. La puissante tribu Chorfa des Ouled Sidi Chikh avait trouvé la manne de connaissances pour faire profiter ses enfants, dans ces contrées désertées du Sahara.
Mais le Cheikh n'allait pas se contenter de dispenser son savoir. À Fès, ruche bourdonnante et en effervescence permanente, il avait ressenti le besoin irrépressible de se livrer à la retraite spirituelle et à la méditation. Labiod Sidi Cheikh, dont la sobriété et la piété des habitants étaient proverbiales, allait lui permettre d'accéder de plain-pied à une vie intérieure et à une élévation d'esprit qui allait se révéler décisive.
Il y resta cinq années consécutives. Il rendait des visites fréquentes à Aïn Madhi, son fief natal. Ce petit hameau du Sahara, d'à peine quelques dizaines de feux, avait sur lui, l'habitué de Fès, l'effet d'un irrésistible aimant. Après cette période d'enseignement et d'introspection, il dirigea ses pas vers Tlemcen, cette sœur jumelle de Fès. Il y avait été sollicité pour y tenir une chaire sur le tafsir et les hadiths.
De 1759 à 1766, il allait entreprendre un long périple qui le mènera à travers l'Egypte et le Moyen-Orient. Il traversa l'Algérie par son Nord et séjourna quelque temps en Kabylie où il fut très entouré. Puis, sur l'invitation du Bey de Tunis, il se rendit dans cette ville et y passa un court séjour durant lequel il fut sollicité pour tenir une chaire à l'université Ezzitouna. Mais le climat délétère que faisaient régner les Turcs dans ce pays, le rebuta et il ne s'y attarda pas, déclinant tous les honneurs.
Arrivé au Caire, il fréquenta des savants émérites, mais surtout de grands soufis, comme Mohamed El-Kourdi avec lequel il s'engagea sans se lier, puis il se rendit en pèlerinage à La Mecque où il séjourna quelque temps.
Cette étape orientale eut aussi sur son esprit une influence capitale ; il s'impliqua davantage dans le soufisme, mais sans jamais perdre ses repères sunnites. Il se découvrit de plus en plus d'engouement pour les pratiques mystiques. Après une retraite à Médine, il retourna au Caire où il retrouva Cheikh El-Kourdi, le grand maître de la tarika khalwatiya. Celui-ci lui aurait ouvert à grands battants les portes secrètes de la pratique mystique et lui aurait prédit qu'il ne tarderait pas à être lui-même appelé à présider aux destinées d'une grande tarika.
Sid Ahmed Tijani était devenu un grand initié, unanimement apprécié, mais sa quête du divin et sa soif de connaissance étaient inextinguibles. Ce furent encore et encore d'autres déplacements qui allaient le mener successivement à Tlemcen, Fès, et au Touat.
Après une étape à Tlemcen et alors qu'il se rendait à Fès, il rencontra à Oujda celui qui allait devenir son plus proche confident et l'auteur du compendium de la future tarika, Jawhar El-Maâni (perles des sens cachés), Sid Ali H'razem. Tout en persévérant dans la quête et l'enseignement, Sid Ahmed Tijani s'adonnait de plus en plus aux retraites et au recueillement. La fréquentation assidue des ordres soufis le laissait sur sa faim. En ces temps, comme aujourd'hui, l'Islam mystique, malgré l'effet qu'il avait sur l'imagination du commun des mortels, restait de pratique très marginale. Certaines confréries se popularisaient néanmoins, devenaient moins exigeantes de leurs adeptes et de rituels moins rigides. À côté de celles qui étaient consacrées à la dévotion et à la charité, apparurent d'autres qui frisaient l'exc-entrisme, voire le charlatanisme, comme celle des derviches qui recourent au hachisch pour atteindre les “ahoual”, grands états extatiques et spirituels tels que le “nirvana” (nour el-fana) de l'hindouisme.
Le désarroi et la misère des populations accentuaient l'emprise de certaines confréries sur les gens du commun. Ce qui amena tout naturellement les tourouk à jouer un rôle éminemment politique, souvent d'appoint et sur commande du prince. Celui-ci, selon les circonstances, les courtisait ou les combattait.
Mais en ces temps de troubles et de bouleversements civilisationnels et politiques, les tourouk restaient, somme toute, d'une relative utilité sociale. Grâce à leur autorité morale et à leur caractère de cohésion, elles jouaient un rôle évident dans la stabilité sociale. Mais elles pouvaient aussi être à l'origine de véritables déviations religieuses telles que la vénération ostentatoire et impie des Mausolées. Plus tard, les oulémas réformateurs, à l'instar de Ben Badis brandiront le spectre de ces “bidaâ” (innovations blâmables) pour justifier leur condamnation, pas toujours désintéressée, des tourouk. C'est donc dans cette ambiance ambivalente de piété et de paganisme et après avoir fréquenté certaines de ces tourouk, que Sid Ahmed décida de retourner dans le pauvre douar de Boussemghoun, en Algérie.
C'est là, en 1782, alors qu'il était en état de veille, qu'il eut une vision du prophète (QSSL), lui enjoignant de fonder sa propre tarika. Celle de la Tijania venait de naître. La première zaouïa de la confrérie fut fondée à Guemmar, dans le Souf, en 1789.
Sans même vraiment rechercher le prosélytisme, la tarika commença à propager simultanément à l'Est, jusqu'à Tunis et à l'Ouest au-delà de Fès. Puis, grâce aux caravaniers et aux rencontres que faisaient les Tijanis lors du pèlerinage à La Mecque avec de grands notables africains, elle gagna l'Afrique subsaharienne et celle de l'Ouest.
Porteuse de préceptes d'une grande élévation spirituelle, mais aussi d'une incitation à la fraternité et à la solidarité agissante, elle alla jusqu'à supplanter l'influence de puisantes confréries établies depuis déjà fort longtemps.
Cheikh Sid Ahmed Tijani allait réaliser une action d'avant-garde. Il achetait autant d'esclaves que le lui permettaient ses moyens et les affranchissaient aussitôt. En ces temps obscurs où l'esclavage était une pratique courante et où la force brutale primait sur tout le reste, ce fut là une vraie révolution. Beaucoup de nouveaux adeptes l'imitèrent dans cet élan de pure générosité et l'esclavage connut un ralentissement là où la Tijania était répandue. La tarika prit une ampleur aussi considérable qu'elle fut fulgurante. Jusqu'à inquiéter l'occupant turc qui voyait d'un mauvais œil tout ce qui pouvait menacer sa pesante mainmise sur ces terres bénies.
Aussi les Turcs ne tardèrent-ils pas à provoquer puis à persécuter ouvertement le Cheikh, sa famille, ses disciples. Ils firent tant et si bien qu'ils réussirent après une grande bataille, très inégale, à tuer un grand nombre de Tijanes, mais aussi le propre fils du cheikh Mohamed El-Kebir, qu'ils décapitèrent post mortem et dont ils auraient exposé la tête sur des murailles.
Aïn Madhi, Capitale de la Tarika
Aïn Madhi et ses habitants étaient devenus l'objet de toutes les vexations et d'une oppression intolérable. Le cheikh s'était déjà réfugié au royaume de Fès où il gagna à sa cause le sultan Moulay Slimane qui embrassa la tarika et en est devenu un fervent disciple. Sid Ahmed Tijani, entouré de respect et de sollicitude ne quitta plus Fès jusqu'à sa mort, en 1815. Il y fut inhumé. Son mausolée, ouvert aujourd'hui aux Tijanes du monde entier se trouve dans la zaouia de Fès. Jusqu'à ses derniers moments, il exprima sa nostalgie de Boussemghoun, Chellala, Aïn Madhi, Labiod Sidi Cheikh et toutes ces terres ancestrales où il avait ressenti l'inspiration divine. Avant sa mort, il avait investi son confident et héritier spirituel, Sid Ali Temacini, du “khalifat”. Il le désigna tuteur légal de ses biens et de ses enfants et lui enjoignit de rapatrier ceux-ci à Aïn Mahdi, en Algérie. Les Fassis ont été tentés d‘outrepasser les dernières volontés du cheikh. Ils voulaient garder les fils du cheikh à Fès et se proposaient de les nantir richement. Ils avaient évalué à sa juste valeur l'influence du mouvement tijane en Afrique et dans le Maghreb.
Les fils du cheikh, eux-mêmes, se cabraient à l'idée de quitter Fès la lumineuse pour l'obscur douar steppique qu'était alors Aïn madhi. mais El Hadj Temacini ne l'entendait pas de cette oreille et en appela à l'arbitrage du Sultan.
Celui-ci, respectueux des dernières volontés de son maître spirituel et après s'être assuré de la véracité du testament oral, dota richement la famille Tijani et la contraignit à suivre son tuteur légal.
Aïn Madhi allait devenir la capitale et le cœur battant de la tarika. Les vicissitudes qui allaient suivre au fil des ans seront passionnantes ; une épopée.
Aujourd'hui, cette très riche et puissante confrérie est implantée dans le monde entier. La discrétion et la rectitude de ses adeptes, dont le rituel tire ses sources du sunnisme, sont pourtant très appréciées dans le monde secret de l'Islam mystique. Le cheikh fondateur, Sid Ahmed Tijani, parmi certains propos qu'il a dictés à Sid Ali H'razem dans Jawhar El-Maâni a dit : “Si l'on vous rapporte des propos qu'on vous dira de moi, pesez-les à l'aune de la charia ! S'ils y sont conformes, adoptez-les, sinon, rejetez-les.“
D. B.


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