Le corail d’El Kala, qui est considéré comme remarquablement beau, est très recherché en joaillerie, ce qui explique la ruée des braconniers sur ce produit marin. Le corail pillé atterrit en Tunisie. Transformé en produit semi-fini, il est ensuite exporté vers l’Italie pour enfin être placé comme produit légal sur les marchés européen, chinois et moyen-oriental.
Seulement, les règles de ce jeu, qui ne sont inscrits dans aucun manuel, sont faussées. En cause, dans ce domaine, plus que nulle part ailleurs, plus on est puissant, plus les excès sont tolérés. Que l’on en juge à travers les témoignages accablants de nombre de haraga multirécidivistes, reconvertis en pilleurs de corail.
El Kala, la plaque tournante de la contrebande du corail algérien
Ils travaillent pour le compte de «mandataires» basés à El Kala, la plaque tournante de la contrebande du corail algérien. Dans le quartier populaire de Sidi Salem où active plus d’une centaine de braconniers, les transactions se négocient entre 5 et 10 millions de DA/jour. Comment sont organisées les opérations? A en croire ce qui nous a été révélé par certains trafiquants rencontrés sur place, force est de croire qu’il s’agit d’une véritable organisation criminelle transnationale vu la structure hiérarchique adoptée dans la répartition des tâches à l’intérieur du pays et de l’autre côté de la frontière.
«Il y a d’abord le baron, qui agit dans l’ombre, personne ne le connaît. Celui-ci prend attache avec le mandataire qui, à son tour, s’adresse à des jeunes chômeurs sur recommandation de ses connaissances dans les quartiers populaires tels que Sidi Salem, Jouanou (cité Seybouse) et Tahouna (Tabacoop)», nous explique «Mohamed», pseudonyme sous lequel a préféré témoigner ce marin pêcheur et ancien passeur de harraga. A peine sorti de prison, le hasard lui fait croiser un acheteur de corail, «mandataire» dans le jargon des braconniers, qui lui fait une offre très alléchante: la fourniture des moyens financiers nécessaires à l’achat d’une embarcation vitro résine pour l’exploiter dans la pêche du corail.
Mohamed se retrouve embrigadé dans une affaire qui, selon ses dires, le dépasse du début jusqu’à la fin mais à laquelle il a fini par prendre goût tant l’argent généré coulait à flots. Mohamed apprend que son ami «Redha» est à son tour sorti de prison. Il lui annonce la bonne nouvelle, une association au projet. Les premières hésitations passées, l’ex-codétenu est emballé par cette idée. Ne leur reste que de réunir le nécessaire: une embarcation avec moteur pour 650.000 DA, la «djedra», outil servant à traîner les branches de corail, elle est fabriquée à partir de grosses chaînes métalliques de 9m10 et 9m8 entourées de part et d’autre de «chwawets», des filets à petites mailles, pour 25.000 DA, et enfin un équipement GPS pour 30.000 DA, le tout financé par le mandataire.
Où faut-il chercher les coraux? Plage d’El Battah (wilaya d’El Tarf) dont les fonds regorgent de corail dit de premier choix. Pour un coup d’essai, c’était un coup de maître. La première opération de Mohamed et Redha a, en effet, été menée avec succès: une prise de un kg classé catégorie «bon» dont le prix fixé par la «bourse» d’El Kala se situe à hauteur de 200.000 DA. La somme est partagée entre les trois «partenaires»: la moitié pour le mandataire, le marin pêcheur et son aide ont respectivement encaissé 65.000 et 35.000 DA.
Jusqu’à 1,2 million de DA le kilo!
Les mandataires, au nombre d’une trentaine, interviennent entre Annaba, Skikda, El Kala, Jijel et Collo. A Annaba, ils sont basés surtout à Sidi Amar, cité Seybouse, Si Salem et la Tabacoop (Sidi Brahim). Combien sont-ils ceux qui, comme Mohamed et Redha, ont trouvé la solution magique pour gagner vite et beaucoup? Ce nombre, des sources sécuritaires l’estiment actuellement à une centaine à Sidi Salem, une cinquantaine à Jouanou (cité Seybouse), une vingtaine à Oued Bakrat (Séraïdi), une vingtaine à Aïn Barbar (Séraïdi), une centaine à Chétaïbi, et enfin plus de 600 à El Kala (ils étaient moins de 300 une année auparavant).
Le parc des embarcations mobilisées? Elles sont environ un millier d’embarcations en bois et en vitro résine à balayer le golfe d’El Kala. Larguées, les «djedras» dont elles sont équipées charrient sur leur passage chaque jour que Dieu fait les coraux vivant à 80 et 120 m des surfaces des «Quatre boules», «Chille» et «Essour», que les gardes-côtes de la station maritime de la wilaya d’El Tarf désignent comme «points rouges». El Battah, Draouch, El Hnaya, Boutribicha et Oum Tboul ne sont pas en reste. Avérées, les grandes réserves coralliennes nichant dans les eaux profondes des golfes de la Kabylie, Annaba, Skikda, Collo et Jijel ont, elles aussi, rendu féroces les appétits des professionnels du braconnage. Au moyen des croix de St-André attachées aux hélices, technique de pêche abandonnée depuis bien des lustres mais très tendance chez nous, quelque 3.000 à 4.000 embarcations multiplient les va-et-vient, ne laissant aucune chance aux récifs coralliens de filer entre les mailles des filets des «carkara» (traîneuse), leur causant des dommages irréversibles.
A combien s’élève le volume des récoltes et comment se négocient les prix? Tout dépend du savoir-faire des pêcheurs, des conditions météorologiques ainsi que de la vigilance des gardes-côtes et le taux de change du jour. Réunis, ces éléments ouvrent la voie à des prises conséquentes et des transactions négociées à coups de centaines de milliers voire millions de DA, rétorquent les braconniers interrogés lors de notre enquête. En une seule sortie, chaque embarcation peut rejoindre l’oued Seybouse, le point de chute, avec attachés à son hélice pour éviter les regards indiscrets, des sacs de un à 4 kg de corail dit Barbaresque (barberous dans le milieu des braconniers) échangeables contre 16.000 et 20.000 DA le kg, ou de corail appelé «bon» négociable à partir de 200.000 DA, et enfin le «Royal» dont la taille et le charme des branches font osciller les prix entre 360.000 et 1,2 million de DA, détaillent nos interlocuteurs.
Transformé en produit semi-fini en Tunisie avant d’être exporté vers l’Italie
Quelle est la destination du corail rouge qui déchaîne tant de passions? La collecte s’effectue selon deux modes opératoires. Certains mandataires le récupèrent chez les transporteurs auxquels il a été initialement confié par les braconniers au niveau de Oued Seybouse ou à El Battah (wilaya d’El Tarf). Ces transporteurs se distinguent par la couleur des véhicules utilisés, des Ibiza et des Seat Léon de couleur blanche. D’où le sobriquet «El Djadj labiadh» (poules blanches) dont ils sont affublés dans le milieu. Le corail est par la suite stocké dans des appartements loués pour la circonstance par les acheteurs (mandataires). Une fois le volume de 5 à 10 kg et plus atteint, c’est au tour des intermédiaires de faire surface et les transactions se concluent souvent la nuit.
Intervient alors le passeur, ce maillon fort de la longue chaîne. Sa mission est complexe et non sans risques. Il doit d’abord soustraire des regards la marchandise au fond des tranchées préalablement aménagées dans la forêt avant de prendre attache avec les «aviseurs», des jeunes de 18 ans qui, munis de téléphones portables, font le guet le long des points sensibles des postes frontaliers algéro-tunisiens d’Oum Tboul et El Ayoun. Car, c’est à partir de là que passe clandestinement le «produit» de l’autre côté de la frontière, où attendent des clients tunisiens et italiens pour le récupérer. Dans des ateliers clandestins à Tabarka et Djerba, le corail algérien est transformé en produit semi-fini avant d’être «exporté» vers l’Italie.
Les opérations sont menées sous le contrôle d’un certain Antonio, un italien bien connu du milieu des trafiquants du corail installé en Tunisie. Et, de par leur puissance et leurs relations privilégiées avec l’administration, ses interlocuteurs de la mafia basée à Torre Del Gréco (Naples) parviennent à donner au corail algérien, issu de la contrebande, une existence légale pour le placer sur le marché européen (Espagne, France, Finlande, Danemark et la Norvège) ou encore ceux chinois, saoudien et émirati.
La taille du marché du trafic du corail en Algérie? Par définition, il est difficile à l’évaluer. En tout cas, il est clair que la criminalité environnementale, notamment le trafic de corail, est une importante source de revenu illicite pour les criminels. «Le produit global de ce trafic aux dimensions internationales se chiffre en milliards de DA, en millions d’euros de l’autre côté de nos frontières», estime Karim Labidi, responsable de la cellule de communication et des relations publiques à la sûreté de wilaya d’El Tarf.
Une chose est néanmoins sûre: de simple fléau, la pêche illicite du corail et le trafic immense dont il fait l’objet ont tendance à se transformer en véritable phénomène de société, assure le commissaire. N’est-il pas grand temps d’agir pour mettre un terme à ce qui s’apparente à un véritable carnage dont sont victimes nos coraux? La protection de cette espèce n’est-elle pas, aux yeux des pouvoirs publics, un impératif scientifique, écologique, esthétique, économique, social et moral?
Naima Benouaret
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Posté Le : 28/01/2013
Posté par : akarENVIRONNEMENT
Photographié par : Photo: © Saâd ; texte: Naima Benouaret
Source : El Watan.com du lundi 28 janvier 2013