Ils sont dans l'au-delà, les admirateurs de la flûte et ceux qui sont encore de ce monde ne dépassent pas les doigts d'une seule main. La flûte, cet instrument de musique taillé dans le roseau avec des doigts d'un magicien, n'a-t-elle pas consolé à travers les âges, sous forme de complainte, jeunes et vieux, nomades et citadins de toutes les hautes plaines steppiques d'El-Aricha, à Tébessa, en passant sans le vouloir et sans le savoir par Nâama, El-Bayadh et Djelfa. Le son de la flûte a fait rêver de nombreuses générations, hommes et femmes, jeunes et vieux. Qui de nous n'a pas été épris de la chanson bédouine plus connue sous la formule magique «aye, aye», distillée par de vieux microsillons «33 tours». Maître incontestable et incontesté de ce noble art, unique en son genre, cheikh Khelifi Ahmed a drainé dans son sillage une multitude de poètes, de guerriers et de passionnés des grandes et vastes étendues, plates comme la paume d'une main. L'annonce du passage de cet illustre chantre, poète et roi de la chanson bédouine, dans la capitale des monts des Ksours et Laghouat-Ksel qu'est El-Bayadh, qui a su gagner et séduire les coeurs des hommes et femmes des Hauts Plateaux, suffisait à elle seule à vider toutes les chaumières. Heureux qui comme Ulysse assistait à l'une de ses représentations et pourrait réciter d'un seul trait une seule chanson de son récital. Ce monument de la chanson bédouine venait à Géryville, nous disait-on, pour puiser de nouvelles chansons et enrichir son répertoire. L'une de ses plus célèbres chansons, qui a fait fureur dans les années cinquante, «Wach issabar khatri âane li nachtih», a fait pleurer plus d'un mélomane. Il s'agit d'un hymne à l'amour et à la fidélité, puisé, à El-Bayadh, sans oublier celles de «Bent el-jar», du parolier feu Hadj Guerroudj et «Bent El-Bayadh» de Hamidi Bounoua et bien d'autres encore, longues à énumérer et Dieu seul sait le nombre incalculable de poètes célèbres qui ont su mettre en valeur la chanson bédouine qui, hélas, risque de tomber en désuétude face au flot incessant de styles en vogue qui submergent ce patrimoine ancestral et pencher sur cette ville, cela voudrait dire aussi parler de feu Berberi, ce flûtiste et gaoual qui animait nos soirées à la lueur de la lampe à acétylène ainsi que de Benkorab, ce conteur qui savait charmer et séduire son public sur la place du marché en racontant à sa manière la folle épopée d'un amoureux banni par sa tribu pour avoir osé poser son regard sur une jeune et belle fille pudique de sa tribu. Ce meddah qu'il était attirait comme le miel toute la populace le jour du marché hebdomadaire. Le son de sa flûte enivrait les esprits et les emportait sur un tapis magique volant. Cette flûte magique brisait des tabous, puisque hommes et femmes, têtes blondes et brunes se mêlaient à son concert donné sur la place publique.
Les enfants grillaient les cours et les rues se vidaient ce jour-là. N'oublions pas au passage le cheikh Abdallah, menuisier le jour et «ghayate» le soir, accompagné des célèbres flûtistes, feu Cheikh El-Aïssaoui et Hadj Rezzoug qui faisaient pleurer, tout au long d'une soirée, les sentimentaux les plus endurcis des quartiers populeux Oued Ferrane, Moulin à vent et Graba.
El-Bayadh, l'une des villes coloniales les plus anciennes des territoires du Sud-Oranais, a enfanté plusieurs générations de «gouals». Pauvres matériellement mais le coeur généreux et riche, intarissables aussi lorsqu'il s'agit de louer le Créateur, le Prophète (QSSL) ou les saints, mais aussi lorsqu'il s'agit d'exprimer des sentiments douloureux vécus pendant l'occupation coloniale. Mohamed Belkheir en est parmi eux, vers la fin du 19e siècle, lors de l'insurrection des Ouled Sidi Cheikh ; l'amour aussi, une sorte de l'Illiade et l'Odyssée, pour peindre sa bien-aimée. Et c'est dans ce terreau fertile, riche et abondant de matière que le cheikh Khelifi Ahmed a su, avec sagesse et art, faire revivre dans ses nombreuses chansons bédouines, la vie dans la steppe et imprégner le coeur des pasteurs. Cette ville très célèbre pour sa source «El-Mahboula», ses bosquets, son hippodrome du M'rires, ses saints patrons Sid Hadj Bahous et Sidi Yahya ben Abdallah est une source de références pour les sociologues, tel que décrit dans de nombreux ouvrages «Sources de Géryville» par l'une de ses illustres filles, enfant des Guerraridj, l'écrivain Rabia Bessaïh. Un hommage à sa ville natale, à travers lequel tout Bayedhi se reconnaîtrait. Des soirées ponctuées par les blagues de Rabah et de Ali Ayad qui faisaient pleurer de rire tout l'auditoire.
La flûte risque de faire partie d'un passé à jamais révolu et la chanson bédouine prend le large au fil des jours ; mais autres temps, autres moeurs, seule la danse «Allaoui» plagiée de la troupe des Ouled N'har de Sidi Djilalli (Sebdou) continue contre vents et marées à s'imposer comme danse folklorique. Mais où est donc passée la chanson bédouine, celle de nos ancêtres, celle qui a fait vibrer les coeurs et les esprits ? Elle a droit à tous les égards et non à un requiem et il est grand temps que l'on pense à sa résurrection car chanter le «aye, aye» pour un Bayedhi ou un homme de la steppe, c'est aussi une sorte de ressourcement, d'un retour à la vie. A quelle époque l'on nous annoncera cette bonne nouvelle «on a retrouvé la chanson bédouine, celle fredonnée par nos ancêtres qui arpentaient la steppe en solitaires, en philosophes et en sages surtout» ?
Posté Le : 06/10/2008
Posté par : sofiane
Ecrit par : Hadj Mostefaoui
Source : www.lequotidien-oran.com