Constantine - Patrimoine Culturel

Nuits ramadhanesques à Constantine, Nostalgie à Souika !...



Les anciens et tous ceux qui ont vécu l’âge d’or de Souika, le plus mythique des quartiers érigés au cœur de la vieille ville, sur l’un des versants les plus escarpés du Vieux-Rocher, disent aujourd’hui qu’il a perdu son âme et toute la magie qu’il dégageait d’antan, notamment durant le mois sacré du Ramadhan où l’on y vivait au rythme envoûtant des us et coutumes indissociables de ce mois de jeûne.
Baptisé après l’indépendance rue Mellah Slimane, ce morceau de la Ville des Ponts porte aujourd’hui tous les stigmates liés à la décrépitude de son habitat livré à l’usure et à l’action corrosive du temps et à la dégradation des hommes. Ce quartier chargé d’histoire, partie intégrante du patrimoine bâti de la ville et de surcroît classé patrimoine national, est défiguré par des travaux de rénovation du réseau d’assainissement qui n’en finissent pas, perdant au passage quelques-uns de ses repères parmi les plus marquants. Entre autres, ses pavés séculaires. Ex-bastion de l’artisanat local riche d’un savoir-faire remontant à l’époque arabo-bèrbère et ottomane et transmis de génération en génération aux mains expertes de tanneurs, teinturiers, passementiers, selliers, fabricants de tamis et autres, le quartier de Souika n’est plus aujourd’hui que l’ombre de lui-même. Les bâtisses menacent ruine, mais la plupart sont vidées de leurs habitants et de toute leur substance. Donc, les centaines d’échoppes et d’étals qui abondent dans les venelles très accidentées de ce tissu urbain fortement chargé d’histoire ont changé d’enseigne. Autre temps, autres mœurs. Le quartier se distingue aujourd’hui par une succession interminable de minuscules boucheries, près d’une quarantaine. Certaines ne présentent pas plus de 3 à 4 m2. Disséminés çà et là, quelques torréfacteurs, vendeurs d’épices et quincailliers font tache d’huile dans un décor entièrement dédié aux produits de boucherie. La boucle est bouclée avec ces nombreux vendeurs à la sauvette proposant sur des étals crasseux des abats et des quartiers de viande rouge à la qualité plus que douteuse, provenant de l’abattage clandestin. Faisant l’affaire des petites bourses, ces étals fleurissent à chaque coin en période du mois de Ramadhan. En dépit des gros risques sanitaires générés par ce business informel, ces étals du pauvre comme on les appelle sont pris d’assaut dès les premières heures de la matinée et ne désemplissent pas de la journée.

Des étalages crasseux
Le soir, changement total de décor. Les ruelles sont désertes et chichement éclairées. Pour certaines, c’est le black-out total. Glissades assurées au milieu des innombrables cratères et nids-de-poule qui parsèment le chemin. De Koucht Ziet à Sabat Bouchiba et à la rue des tanneurs, en passant par les venelles escarpées de Seïda et Zanket Amamra, le quartier de Souika est envahi par des colonies de rats qui ripaillent au milieu de tonnes d’immondices et d’ordures amoncelées tout au long du parcours. A mains nues, sans aucune protection contre les objets contondants et les déchets infectieux, plusieurs agents de la voirie s’échinent à nettoyer le secteur et à transporter par la force des bras les ordures sur plusieurs centaines de mètres, jusqu’à une benne où ils déversent leurs cargaisons avant de retourner à leur labeur et remettre ça jusqu’à une heure avancée de la nuit. Des travaux de forçat réservés habituellement à des mulets. « Il faut croire qu’on coûte moins cher à la commune », nous dit avec une pointe d’humour, Hocine, 45 ans, un agent qui traîne comme un boulet 13 années de service. L’usure et la lassitude se lisent sur son visage. « C’est mon gagne-pain et j’ai une famille nombreuse à nourrir », ajoute-il en guise de conclusion. Préposé en bout de chaîne, en raison de son âge (57 ans) et de ses 30 années de service, Messaoud Bahi nous prend également à témoin. Aucun des agents de son équipe n’est pourvu ni de gants ni d’aucun autre équipement censés les protéger conformément à la réglementation en vigueur. Mais qui se soucie de ces hommes de peine qui prennent à peine le temps de rompre le jeûne avant de rejoindre leur lieu d’affectation. D’après les chiffres affichés par un bureau d’études du Vieux- Rocher, le quartier de Souika et ses îlots avoisinants génèrent à eux seuls 15% des cartons, papiers et autres détritus produits au niveau de la commune de Constantine. No comment ! Un tableau hallucinant, bien loin de l’image d’Epinal toujours ancrée dans la mémoire des citadins, anciens habitants et riverains de Souika. Face aux images moroses d’aujourd’hui, ils aiment à évoquer avec une grande nostalgie Souika d’antan. Le jour, une vitrine extravertie ouverte sur des venelles colorées et une ambiance bon enfant et le soir introvertie et quelque peu refermée sur elle-même comme un cocon. Les maisons sont adossées les une aux autres dans un agencement où le patio représente pour les femmes l’espace de regroupement privilégié. Loin du regard des hommes de la maison, occupés de leur côté à faire dans le café maure du coin une partie de double blanc ou à méditer dans la zaouïa voisine (Zaouiet Abdelmoumen, en l’occurrence) en attendant l’heure du s’hour. Qualifié de Souk Enssa par la gent masculine en raison des papotages et des potins colportés de bouche à oreille, le patio était à plus d’un titre l’endroit le plus convivial dans ces bâtisses pourvues de minuscules chambres aux murs aveugles ou agrémentés, dans le meilleur des cas, de minuscules jalousies qui laissent difficilement passer le soleil. C’est dire toute l’importance accordée par nos mères, tantes et grands-mères à ces moments conviviaux passés à l’air libre, sur le patio.

Les belles Guaâda d’antan !...
Après la rupture du f’tour et une fois achevé le cérémonial du départ des chefs de famille et jusqu’au dernier mâle en âge de raison, elles s’y regroupaient autour d’une table basse regorgeant de friandises au miel. Le rituel était toujours le même. Assises sur des peaux de moutons ou des nattes en raphia, elles dégustaient du café très fort ou un thé à la menthe, en papotant ou en racontant des contes et légendes du terroir. Certaines à l’eau de rose, d’autres plutôt terrifiantes pour leur progéniture agglutinée à leurs pieds et dont les nuits seront longtemps hantées par les personnages sanguinaires évoqués par les narratrices. Des moments privilégiés regorgeant également d’histoires de cœur et de rencontres furtives le plus souvent platoniques, ayant pour cadre les chicanes et les terrasses des maisons. Tout un monde, ces patios et « skifas ». Ils ont inspiré tant d’histoires et de chroniques. Dans les décors spartiates mais néanmoins bucoliques de ces modestes bâtisses, pendaient aux murettes des terrasses des guirlandes de piments et de poivrons rouges. Dans les coins les plus sombres des chambres, les femmes veillaient jalousement à leurs provisions d’hiver (laâoula), essentiellement de la viande salée et séchée emballée dans des sacs de jute (guedid) ou encore, pour les moins démunis, des quartiers de viande précuite macérées dans une jarre au milieu d’une mixture composée d’huile d’olive et de graisse végétale. Tout un monde, ces patios et ces « skifas » comme on les appelait. Ils ont inspiré tant d’histoires et de chroniques et ont longtemps nourri notre imaginaire. Nostalgie, quand tu nous tiens.




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