Constantine - Patrimoine Historique


Fathma, la fille du bey
Fathma. - Le Rocher du Sac. - Les jouets de Fathma. - Galerie supérieure du Kiosque. - Les jardins. - Cruautés.

Fathma, la fille du bey, dont cette salle des trophées était autrefois le logement, nous rappelle un épisode qui doit être mentionné comme un nouvel exemple de la barbarie des mœurs d'El hadj Ahmed.
Il avait projeté de donner Fathma en mariage à un nommé El hadj Husseïn Tourki, qu'il avait élevé dans cette intention à l'emploi de kaïd Aouassi. Il apprit un jour que son futur gendre s'était épris de Qôhra, jeune veuve d'une grande beauté.
Aussitôt il fit enlever Qôhra et ordonna de la précipiter du haut du Kaf Chekora.
Le Kaf Chekora, ou Rocher du Sac, portait aussi les noms des Trois Pierres et de Précipice de la femme adultère. Il est situé à l'extrémité de la Kasba, à côté de la poudrière. Les trois pierres qui avaient donné lieu à l'un de ces noms ont disparu par suite des travaux exécutés à l'arsenal de l'artillerie; mais M. Carette en a conservé le souvenir lugubre.
"Les trois pierres, dit-il, avaient été placées dans la Kasba, au bord du rocher qui domine la vallée du Roumel, en un point où le terre-plein de l'ancien Capitole se termine à une arête vive et à un escarpement à pic de deux cents mètres d'élévation, ce qui fait peu près cinq fois la hauteur de la colonne de la place Vendôme.
"Disposées de bout à bout, les trois pierres formaient un banc d'environ deux mètres de longueur et elles affleuraient exactement le bord de l'abîme.
"Malgré ce garde-fou qui éloignait toute espèce de danger, il était impossible d'avancer la tête et de plonger le regard dans cet effroyable vide sans éprouver un vertige douloureux.
"Avant la prise de Constantine par les Français, il arrivait de temps en temps que deux hommes s'acheminaient silencieusement vers ce lieu à la pointe du jour. L'un portait un sac blanc d'où s'échappaient des sons plaintifs, l'autre une caisse longue, formée de trois planches et ouverte aux deux bouts. Arrivés devant les trois pierres, le second de ces hommes assurait l'extrémité de son coffre sur celle du milieu, tandis que l'autre y déposait son sac; puis tous deux soulevaient lentement l'autre extrémité; bientôt l'inclinaison de la planche faisait glisser le sac, qui tournoyait dans le vide, et allait s'arrêter à deux cents mètres au-dessous, sur les roches blanchâtres du Roumel. Cela fait, les deux hommes emportaient leur caisse et tranquillement s'en retournaient chez eux. Quelques heures après, on voyait deux ou trois personnes descendre par la rampe de la Porte neuve, s'acheminer vers le lit de la rivière, se diriger vers le sac devenu muet, l'ouvrir et en extraire le corps défiguré d'une femme qu'ils emportaient pour lui donner la sépulture.
"L'impression de terreur produite par ces exécutions a survécu au pouvoir qui les ordonnait. Il y a quelques années encore, les femmes de Constantine qui descendaient dans les jardins du Roumel ne pouvaient s'empêcher d'élever avec effroi leurs regards vers la Kasba, pour y chercher la place des Trois Pierres."
La jeune Fathma était l'enfant gâtée du bey et du harem; malheur à qui n'aurait pas satisfait ses caprices ! Vers 1834, le bey envoya en Europe un de ses mameluks nommé Séliman, renégat italien, tout exprès pour lui faire acheter des jouets. Séliman entra plus tard à notre service dans les spahis, où il acquit le grade de sous-lieutenant. Voici la traduction d'une note qu'il me fournit sur les détails de son voyage.
"El hadj Ahmed m'envoya d'abord à Tunis chez un juif, son correspondant, qui me remit une somme d'argent assez considérable et me fit embarquer sur un bâtiment italien en partance pour Livourne. Dans cette ville, j'étais adressé à un autre juif, parent du précédent.
"Je commençai par acheter à un boucher trois énormes dogues destinés à la garde du harem pendant la nuit. Ces dogues me coûtèrent trois cents francs l'un.
"Un jour que je me promenais dans les rues de Livourne, je vis un malheureux cul-de-jatte dans une petite voiture traînée par des chiens; l'idée me vint de faire l'acquisition de ce véhicule pour la fille chérie du bey : il me fut cédé en effet au prix de mille francs. Dans la même intention, j'achetai encore un chien sur lequel on mettait une petite selle et qui avait été dressé à servir de monture à un enfant. Je fis l'emplette d'un nombre considérable de joujoux, de poupées, de boîtes à musique, de petits miroirs et d'objets de toilette pour les femmes.
"De Livourne, je me rendis en France. Là encore je fis une provision de foulards, de pièces d'étoffes pour robes et chemises. J'achetai aussi une grande lunette d'approche que le bey m'avait recommandé de lui procurer pour s'en servir pendant ses expéditions dans le pays.
"Je me rembarquai à Livourne avec tout mon matériel et ma bande de chiens et je revins à Constantine après une absence de cinq mois. El hadj Ahmed fut très satisfait de toutes les curiosités que je lui rapportais. La petite voiture destinée à sa fille lui causa surtout une joie extrême." L'apparition de ce carrosse en miniature, raconte Aïcha (1) elle-même, fut tout un événement dans le harem, où les nouveautés étaient rares. Les femmes toutes joyeuses se disputaient le plaisir de prendre place pour la promenade dans ce singulier coach-and-four, comme on dirait au delà de la Manche. Ahmed, dans ses boutades de jovialité, se divertissait même à y faire monter quelque personnage bien grave, tel que son ministre Ben Aïça ou son khalifa Hamelaoui, lesquels n'osaient refuser, et il riait aux larmes de la plaisante figure que faisait l'austère bach-hamba, ou le général à barbe grise emporté à toute bride par les quatre molosses dans un équipage d'enfant.
A côté de la salle des Trophées se voit un petit salon orné de deux jolies colonnes torses, restauré par nous et qui sert de salle de jeu les jours de réception.
Nous passons ensuite sur une galerie, à peu près carrée, entourée de balustres en bois, découpés à jour et peints avec cette variété de nuances que les Orientaux savent si bien agencer pour le charme des yeux. Cette galerie surmonte et orne la partie supérieure du kiosque du bey. C'est encore un belvédère d'où l'on peut embrasser d'un seul regard une partie des jardins et des péristyles intérieurs.
Le plafond, en bois de cèdre peint et sculpté, est soutenu par plusieurs colonnes d'une légèreté remarquable, entre lesquelles sont suspendues de grandes lanternes. Cette partie du palais à laquelle nous avons donné le nom de Salon d'été, est entourée de divans et d'une douzaine de gros vases à fleurs en marbre qui datent encore du temps du bey. Nous y trouvons aussi différents meubles qui rappellent l'époque de la puissance d'El hadj Ahmed: d'abord un immense fauteuil genre Louis XV, en bois doré, recouvert d'un cuir jadis rouge et dont le fond est tellement vaste que le bey pouvait s'y asseoir aisément les jambes croisées à la turque ; puis, l'ancien koursi ou trône d'El hadj Ahmed. Il était placé sur une estrade dans la Mahakma, ou salle d'audience dans laquelle le souverain réglait les affaires de l'État et rendait la justice. Quatre chaises, également en bois doré et du même style, accompagnent le trône; c'étaient les sièges des hauts dignitaires qui assistaient le bey les jours de grande réception.
Du salon d'été, on passe sur la galerie circulaire du premier étage et dans les appartements affectés au logement particulier des généraux. Ce logement formait autrefois plusieurs chambres, qui ont été réparées et aménagées avec soin.
Le petit salon, dans lequel on pénôtre d'abord, est garni de portes et de volets de fenêtres d'une ornementation remarquable.
La partie de la galerie qui se trouve du côté de la place s'appuie contre le grand mur d'enceinte. Au lieu de chambres, il n'y a ici qu'une série de fausses fenêtres garnies de boiseries, servant d'armoires.
Sur l'autre partie latérale, en faisant le tour de la galerie, on passe devant plusieurs chambres que l'on désigne encore par les noms de chambre bleue, verte ou rouge, qu'elles portaient déjà du temps du bey. C'étaient autant de logements que les favorites d'El hadj Ahmed habitaient en été. Les aménagements intérieurs de toutes les chambres que nous avons visitées ne satisfont pas complètement aux convenances et aux besoins matériels de la vie européenne; leur seul avantage est d'être fraîches en été et chaudes en hiver; mais, d'un autre côté, toutes ces portes s'ouvrant sur une même galerie sont fort incommodes.
Avant de quitter le pavillon dit du Général, jetons un dernier regard sur le jardin des Orangers.
Au milieu se trouve la vasque retirée de la galerie qui s'étend devant le kiosque; tout autour sont des arbustes couverts de fleurs, des massifs de verdure et enfin des orangers.
Ce jardin est à peu près carré; il a vingt mètres d'un côté et dix-huit de l'autre. Le péristyle qui l'entoure présente huit arcades sur sept.
Des banksia, des vignes vierges et des volubilis grimpent en lianes serrées, s'enlacent autour des colonnes du cloître, tapissent les ouvertures des arcade d'un luxuriant rideau de verdure, n'y laissant pénétrer que quelques rayons de soleil. Sur l'emplacement occupé actuellement par la vasque, il y avait autrefois un petit pavillon en bois, entouré de rosiers et de jasmins, où le bey allait s'asseoir et fumer pendant les soirées d'été. A ce moment de la journée, les femmes du harem parées de leurs plus beaux atours venaient, l'une après l'autre, passer devant leur maître.
Elles devaient baisser les yeux et tenir les bras croisés sur la poitrine, dans l'attitude la plus modeste ....
Un jour, pendant un de ces défilés, l'une d'elles commit l'imprudence bien légère de cueillir une orange. El hadj Ahmed eut la barbarie de lui faire; clouer la main au pied de l'arbre.
Comme certains châteaux féodaux, le palais a des oubliettes. Leur entrée est dans le jardin que nous visitons. C'est un long souterrain bas et étroit, sur lequel on a construit une galerie. Ils servait particulièrement de prison aux femmes dont le bey était mécontent.
Voulant un jour divertir son harem et lui donner en même temps une haute idée de son adresse, le bey fit amener deux lions qui furent lâchés dans les jardins et les cours, après que toutes les portes en eurent été soigneusement fermées. Des femmes occupaient les galeries supérieures, hors de portée des bonds prodigieux qu'auraient pu faire les bêtes féroces. Le spectacle commença par un terrible combat entre les lions et les bouledogues du palais. Les plus acharnés des molosses furent écharpés en un clin d'œil, puis le bey, qui se tenait dans la partie supérieure, se mit à tirer sur les lions et les tua l'un après l'autre à coups de fusil.

1. M. Félix Mornand.


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