Bouira - Métiers disparus ou en voie de disparition

TAILLEURS DE LA PIERRE BLEUE À BOUIRA, Les “forçats” d’Ath Mansour



TAILLEURS DE LA PIERRE BLEUE À BOUIRA, Les “forçats” d’Ath Mansour
Cette pierre, utilisée pour la décoration de maisons est encore extraite avec des moyens rudimentaires.

La wilaya de Bouira, quoi qu’on dise, recèle des potentialités touristiques et économiques, lesquelles pourraient, si elles étaient bien exploitées, booster le développement local.

À l’heure où la ministre déléguée auprès du ministre du Tourisme, de l’Aménagement du territoire et de l’Artisanat, chargée de l’artisanat, et celui des Collectivités locales évoquent “la promotion des métiers de l’artisanat pour faire émerger une économie locale”, on constate que dans les faits, c’est un slogan qui sonne creux. En effet, la commune d’Ath Mansour, à 50 km à l’est de Bouira, possède un important gisement de roches. Cette pierre naturelle calcaire, très compacte, de teinte naturelle d’un gris-bleu à noir, est appelée la pierre bleue d’Ath Mansour. Toutefois, contrairement à ce qui se fait sous d’autres cieux, cette appellation n’est pas reconnue, labellisée ou déposée, laquelle garantirait son authenticité. Cette roche est extraite à partir de la localité de Tassedart, située à la sortie sud de la commune.


Les jeunes ne s’intéressent plus au métier de “casseur de pierre” ©Ramdane Bourahla/Liberté

Une pierre en quête de label
Un gisement qui ne rapporte absolument rien à la commune, puisqu’il est situé dans des propriétés privées. C’est du moins ce que nous a expliqué Kabbabi Tarek, le maire par intérim d’Ath Mansour. “Les exploitations de Tassedart appartiennent à des particuliers, et nous ne percevons aucune taxe sur leurs activités (…). Ailleurs, cette pierre bleue a été labellisée et son appellation contrôlée, mais chez nous, c’est loin d’être le cas”, a-t-il regretté. À titre d’exemple, la pierre bleue du Hainaut (Belgique) a fait la renommée de cette bourgade, et son appellation est soumise à un certificat d’exploitation.
Sur ce plan, les pouvoirs publics ont jusqu’ici failli à leur mission de sauvegarde de ce patrimoine. Cette pierre, laquelle peut être utilisée dans les décorations intérieure et extérieure des maisons, est encore extraite avec des moyens rudimentaires : une pioche, un marteau et une bonne dose d’huile de coude. Des explosifs ? “Oh Grand Dieu que non ! Cela pourrait la détruire littéralement et elle serait bonne pour en faire du gravier”, soulignent nombre d’artisans croisés aux abords de la RN 5. En effet, la pierre étant enfouie entre deux à quatre mètres sous terre, en plaques de plusieurs mètres de circonférence et d’une épaisseur allant de 10 à 60 cm, il faut d’abord la découper sur place en plaques allant de 2 à 4 m. Jusqu’au jour d’aujourd’hui, toute l’opération se fait manuellement.
Mais qui dit pierre bleue, dit forcément des personnes capables de tailler cette roche, car elle est comme un diamant brut, lequel a impérativement besoin d’un diamantaire pour faire ressortir tout son éclat. Ces tailleurs de pierres ont tout sauf l’allure des diamantaires d’Anvers. Leur métier s’assimile beaucoup plus à celui des forçats du XIXe siècle. Il est vrai que briser la roche était une tâche ingrate confiée aux bagnards. Le plus célèbre d’entre eux est le personnage d’Alexandre Dumas, Edmond Dantès, qui deviendra ensuite le revanchard Comte de Monte-Cristo.
Les tailleurs de pierres d’Ath Mansour, du moins ceux rencontrés, confient tout sourire que le travail est celui de prisonniers et qu’il ne leur manque que le pyjama rayé et un boulet à la cheville. Il est vrai que leur “besogne” demande un grand effort physique, mais pas que… Elle requiert également une précision quasi chirurgicale pour éviter toute manipulation qui pourrait altérer la pierre ou, pis encore, causer des blessures et autres séquelles irréversibles

Dallas, ton univers impitoyable…
À Ath Mansour, plus précisément dans la localité de Dallas et sous une chaleur caniculaire, qui, d’après la légende locale, donnerait des “envies suicidaires” aux corbeaux, nous avons rencontré deux tailleurs de pierres. L’un se prénomme Boussaïd, l’autre Nacer. Tous les deux se considèrent comme étant des artisans, sans pour autant posséder une carte. “Une carte d’artisan… Pourquoi faire ? J’ai uniquement un registre du commerce et cela me suffit amplement”, dira Nacer, un quadragénaire de la région. Et d’ajouter : “Pour avoir une carte, il faudrait débourser 7500 DA, pour zéro avantage.” Pour rappel, la Chambre de l'artisanat et des métiers (CAM) de Bouira avait, en 2012, lancé une campagne de régularisation de ces artisans.
Cependant, seule une vingtaine de tailleurs de pierres ont fourni des dossiers pour avoir une carte d'artisan, selon la CAM. Boussaïd, quant à lui, la soixantaine révolue, et qui exerce son métier depuis 1989, estime que la profession de tailleur de pierres ne lui a apporté “rien de bon.” “On travaille dans le risque, on est sujet à diverses maladies respiratoires, et le comble est qu’on peut perdre un œil facilement si on ne fait pas attention aux éclats des pierres.” Son camarade d’infortune enchaînera ainsi : “Le dernier accident en date, un jeune tailleur, âgé à peine d'une trentaine d'années, a perdu un œil, c'est un éclat de la pierre qui l’a atteint.” À Dallas, ce ne sont pas les Ewing et les Barnes qui s’affrontent autour d’un gisement de roches, mais l’univers est tout aussi impitoyable… En effet des dizaines de tailleurs de pierres se disputent un gisement sous exploité mais qui fait vivre une centaine de familles à travers les emplois directs et indirects. “Cela fait plus de 25 ans que je travaille la pierre. C'est un métier difficile. Cependant, je n'ai pas le choix. Pour nourrir ma famille il a fallu que je le fasse”, témoignera Boussaïd. Ce dernier, qui a passé la moitié de sa vie à tailler la pierre bleue, ne souhaite pas que ses enfants le prennent comme exemple. Nacer, lui emboîtera le pas en lançant : “Nous travaillons comme des forçats.”

Kadhafi ornait ses palais avec la pierre bleue d’Ath Mansour
Interrogés sur les acheteurs de cette pierre d’ornement, ces deux tailleurs de pierres affirment qu’ils viennent des quatre coins du pays et même au-delà… “Nous avons des acheteurs d’un peu partout : Annaba, Oran, Sétif, Alger, Jijel, etc.”, se vantera Nacer. Avant de nous faire une confidence assez étonnante. “À l’époque d’El-Kadhafi, plusieurs camions sont venus nous acheter des tonnes de pierres bleues. Ce n’est que par la suite que nous avons appris que cette pierre était destinée pour décorer les palais d’El Kadhafi.” Il est vrai que la pierre bleue d’Ath Mansour est un matériau idéal pour se substituer au classique carrelage et autres dalles de sol. Elle convient parfaitement aux plans de travail, sol de cuisine et de salle de bains, escaliers, terrasse, etc. Les possibilités sont nombreuses avec en ligne de mire une esthétique intemporelle et un entretien réduit. Concernant son prix, nos interlocuteurs ne se sont pas montrés très bavards. Il se sont contentés de dire qu’il est “modique” compte tenu des efforts fournis pour l’extraire, l’acheminer et la tailler, tout en précisant que leur “surface d’exposition”, autrement dit, les abords de la RN5, d’une surface de 20 m2, leur coûte plus de 3 000 DA par mois. “Pour louer un gisement de pierres, il te faut payer jusqu'à 20 millions de centimes. Cela sans comptabiliser les frais d’extraction et de transport”, expliquera Nacer. “Vous voyez cet accotement de la route… C’est notre showroom”, dira Boussaïd tout sourire.

Un métier voué à la disparition si…
Enfin, et abordant le sujet de l’avenir de ce métier des plus harassants, il faut bien le reconnaître, nos interlocuteurs se sont montrés pessimistes. “Le métier de la taille de pierres va disparaître dans quelques années, parce que les jeunes d'aujourd'hui ne veulent pas le faire. Si quelqu'un vient travailler ce n'est pas pour l'amour du métier mais parce qu'il est dans le besoin”, affirmera Nacer. Son associé, cigarette au bec, ajoutera d’un air dépité : “Il arrive que la marchandise stagne pendant plusieurs mois. Cela nous pose un grand problème. Si on ne vend pas on ne peut pas travailler, et si on ne travaille pas on ne peut pas subvenir aux besoins de nos familles.” D’autres tailleurs de pierres de la région soulignent “l’absolue nécessité” de moyens pour faciliter l'extraction et le transport, comme des tracteurs agricoles. Ils espèrent -sans grande illusion- que les autorités locales tiennent leurs promesses, à savoir leur accorder des locaux d’exposition et autres ateliers.



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