Djamel Amrani a la voix radiophonique, caractéristique, caverneuse, patriarcale, le flegme et l’indolence d’un petit vieux à l’espièglerie en sourire en coin, la générosité et la grandeur humaine incarnées, tapi dans son transat, un faux air d’Ernest Hemingway, blotti dans son fauteuil, entre deux volutes de tabac, entre un sourire, un rire et un rictus, sous une moiteur domestique, il respire et transpire simplement la bonté des humbles.
jeudi 29 juillet 2004.
« Les poètes nous aident à aimer »
Anatole France
Cet homme, c’est le grand et l’immense poète algérien, homme de radio et critique littéraire, Djamel Amrani, l’auteur du Témoin et Bivouac des certitudes, dans son antre algéroise. Un coin de Florence. Tant son paisible havre est une cour des miracles. Un véritable musée de la photo dédié aux personnes ayant compté dans sa vie. Ici, Che Guevara, le révolutionaire argentin, là, Kateb Yacine, le brillant écrivain de Nedjma, là-bas, Khalida Messaoudi, ministre de la Culture ou encore les portraits de Azzedine Medjoubi, le comédien fauché par la folie meurtrière, Myriam Makeba, la Mama Africa, Zahia Yahi et Leïla Boutaleb, des amies et confidentes. Une idolatrie attendrissante et humaniste déconcertante. Il est d’une pruderie et d’une pudeur maladives.
Il ne veut pas parler de lui. Il est d’une grande humilité. La preuve ! C’est un mécène et un agitateur de jeunes talents qu’il protège, encourage et porte au firmament en adoptant un forcé profil bas. « Je n’ai jamais voulu parler de moi. C’est égoïste... ! » estime-t-il. Et pourtant, ce trouvère vient d’être le récipiendaire d’une récompense internationale révélant la dimension poétique, littéraire, utile, intellectuelle, universelle, humaine et surtout cardinale d’une trentaine d’œuvres (Bivouac des certitudes, Le dernier crépuscule, L’été dans ta peau, Vers l’amont...) au service de son prochain, de ses semblables, les humains. Et de sa patrie, l’Algérie. Pour laquelle il a été un battant, un combattant, un résistant, un moudjahid, sans démagogie, un « mutilé » de guerre psychologiquement et un enfant prodigue et prodige de la prosodie et autres allitérations à la consonance balistique, créative et lyrique algériennes. Car marqué à vie par la barbarie belliqueuse et coloniale de l’armée française.
Le 13 juillet 2004, le destin a voulu que Djamel Amrani se voit décerner la médaille Pablo Neruda, à l’effigie de l’illustre menestrel et progressiste chilien, le non moins prix Nobel de littérature en 1971 et auteur mythique d’œuvres comme Le chant général du Chili, L’Espagne au cœur, Tout l’amour, Mémorial de l’île ou encore celle posthume intitulée J’avoue que j’ai vécu. Une distinction au nom de Pablo Neruda. Son ami, son maître, son frère, pair et père spirituel partageant cet amour éperdument épris pour les mots et les causes justes et nobles. Cette gratification au souffle poétique, initiée sous l’impulsion et la proposition de Khalida Toumi pour une consécration bien que tardive mais ô combien significative a été remise par le président chilien Ricardo Lagos Escobar, et ce, à travers l’ambassade du Chili à Alger lors d’une cérémonie solennelle et fraternelle.
« Pour moi, ce prix est une grande distinction et une énorme surprise. Pablo Neruda, un grand poète et résistant, que je considère vraiment comme un maître pour son combat. C’était un ami. Je l’ai rencontré à deux reprises. La première , à Paris où il occupait le poste d’ambassadeur du Chili et la seconde, à Cuba. C’était lors d’un colloque international littéraire et poétique. J’en garde franchement un souvenir émouvant... » commentera-t-il à propos de cette médaille à l’avers et le revers de son heure de gloire non seulement nationale mais aussi internationale encore une fois. Djamel Amrani est né le 19 août 1935 à Sour El Ghozlane. Issu d’une modeste famille de neuf enfants dont il était le benjamin. D’un père exerçant la profession de receveur des P et T et d’une mère n’ayant jamais été scolarisée. Suivant leur père à travers des missions itinérantes, la famille Amrani séjournera dans plusieurs localités notamment à Cherchell avant de s’installer définitivement, en 1952, à Alger. Le jeune Djamel Amrani y fréquentera l’école communale de Bir Mourad Raïs. Et c’est en usant ses fonds de culotte sur les bancs d’écolier qu’il fera une découverte littéralement littéraire et capitale dans sa vie. La mort du loup d’Alfred de Vigny et Les amours de Chopin de George Sand qu’il connaissait par cœur l’inspireront aux premiers jets poétiquement candide. Une passion était éclose. « J’étais déjà poète à la base. Je faisais de la musique. J’étais au conservatoire d’Alger, je jouais du piano à 15 ans. J’étais le seul Algérien à avoir concouru avec la 5e étude de Chopin, la 7e nocturne de Gabriel Foret et puis suivront La Passionata... » se souviendra-t-il. Au lycée Bugeaud, le plus réputé d’Alger, où il avait emmené avec lui ce qu’il appelera des « odelettes » et dont il fera un autodafé car jugées inintéressantes.
Djamel Amrani sera confronté à l’âpre réalité coloniale : le racisme. Après l’obtention du bac, avec succès d’ailleurs, une revanche contre et envers les fils de colons. En 1956, il sera contacté par Amara Rachid pour monter au maquis aux côtés de leurs frères d’armes de l’Armée de libération nationale (ALN). Ayant participé activement à la réunion préparatoire et à la grève des étudiants du 19 mai 1956, il s’impliquera dans le mouvement national de résistance. Lors de la Bataille d’Alger, en 1957, il sera arrêté, torturé dans la villa Susini et incarcéré. En signe de représailles, les forces d’occupation françaises tueront les membres de la famille de Djamel Amrani. Le père, le frère et le beau-frère, Ali Boumendjel en un mois. « J’ai traversé cela comme un enfer de couleur corbeau... », commentera-t-il. Un cauchemar de flash-back. Il ne sortira de prison qu’une année après avant d’être expulsé vers la France. Et c’est Germaine Tillon qui l’acceuillera pour dénoncer la torture en Algérie dont il était la preuve vivante. Aussi, Djamel Amrani fera de belles rencontres avec ceux de la gauche, à l’époque, Jean et Simone Lacouture, Jean-Marie Domnac, Françoise Sagan, Florence Malraux, Serge Reggiani, Juliette Greco, Barbara et le cercle des poètes d’André Gide. Ces amis l’entouraient, défendaient sa cause, celle de l’indépendance de l’Algérie, et appréciaient le grand poète. André Breton dira de lui : « Djamel Amrani est im- mense, il est le plus grand poète de l’Algérie... »
Supplice de tantale
Sa toute première œuvre fut Le témoin en 1960 aux éditions de Minuit. « Ce livre est l’histoire dramatique de ma vie... », commentera-t-il la gorge nouée. Et puis suivront des pontes aux succès d’estime comme Soleil de notre nuit, en 1964. Dans cette quête intrinsèque à la recherche de sa pierre de touche, Djamel Amrani trouvera ses pairs l’ayant soutenu dans les pires moments. Ils s’appellent Kateb Yacine, Malek Haddad, Jean Sénac, Issiakhem, Mohamed Zinet... « Kateb Yacine et Jean Sénac ont été des frères immenses pour moi. Je me dois de saluer leur mémoire. Malek Haddad avait été un grand ami... » Djamel Amrani se définit tel un révolutionnaire non pas du verbe mais du mot : « Je jouais pour la syntaxe quelle qu’elle soit... C’est un jeu avec mon histoire quand j’ai appris à lire et à écrire... ». Après un long séjour à Cuba, de 1962 à 1964, Djamel Amrani officiera dans le cabinet du président Houari Boumediène, avec Abdelaziz Bouteflika, Medegheri et Chérif Belkacem. Et où il rencontrera un jour un certain... Nelson Mandela.
Il sera aussi, juste avant, l’un des pionniers des médias algériens en éditant le journal Chaâb avec Salah Louanchi et Serge Michel et un autre intitulé Atlas avec Cheriel Lazhari. En 1966, il résidera en France où il s’essaiera à la production d’une émission maghrébine à la télévision française l’ORTF. De retour en Algérie, il intégrera l’équipe de la RTA pour des émissions littéraires. Ce fut la rencontre inespérée de son désormais alter ego, âme sœur et sœur d’armes, la voix féminine délicate des ondes de la Chaîne III, Leïla Boutaleb. Un tandem de chic et de choc d’émissions radiophoniques comme « Psaumes dans la rafale », « Poémérides », « Rhizomes magnétiques » ou encore la fameuse « A cœur ouvert ». Actuellement, Djamel Amrani anime sur cette même station radio une émission poétique « Le temps de vivre ». Parmi les cautions intellectuelles l’ayant encensé, on peut citer celles de Jean Breton : « Jeté à 20 ans dans la lutte pour l’indépendance de son pays, l’Algérie, Djamel Amrani fait partie de cette génération d’intellectuels de la résistance qui prirent tous les risques, à la fois par la plume et par le fusil. Sa poésie d’alors dénonciatrice des bourreaux qui le torturèrent parlait haut et net pour le drapeau et pour la victoire de façon à être comprise de tous. Le don éclate chez Amrani. Amrani réinvente l’élégie à sa manière , à base de “carpediem”... » Serge Brindeau dans la revue Sape saluera le trait cursif de Djamal Amrani : « Un poète algérien en quête des multiples signes du sacré. Il célébre la terre qu’il étreint, la lumière qui se déploie jusque dans les muscles, le sens nouveau des nuits et des jours. Un poète s’avance. Dans La vasque de ses mains, on peut le voir porter un jardin absolu d’orchidées. Il s’appelle Djamal Amrani. ». L’auteur des Chercheurs d’os, Tahar Djaout, n’est pas en reste.
En 1982 dans Algérie Actualité, il décrit Djamal Amrani : « De tous les poètes de la Révolution, Djamal Amrani est celui qui a le plus tenu ses promesses. Non seulement, il a imposé une heureuse continuité alors que tant de souffles se sont éteints. Mais il a, à l’image de ces grands poètes que sont par exemple Mohamed Dib et Jean Sénac, exploré de nouvelles voies, mettant à profit d’autres cordes sensibles, une somme de richesses langagières et de trouvailles oniriques... » Mais Djamal Amrani demeure un poète sans jeu de mots torturé : « Je n’ai jamais eu l’occasion de guérir. Ma plaie reste béante à jamais... »
Sour El Ghozlane
A Sour El Ghozlane, mon village natal,
au parfum d’ambre et d’aubépine,
mes désirs enfantins se sont brisés, surpris,
écartés de la vie trop obscure même avec des gazelles
Et tous ces horizons qu’on appelle nos rêves
Là-bas à Sour quand l’aurore derrière les ronces
A Sour El Ghouzlane, j’avais juré de revenir un jour
Vingt-sept années m’enserrent font cahoter ma peine
Sour El Ghozlane construit l’Hommme absolu plus explosif que poète
Et fais en sorte qu’à mon réveil le temps, avocat des miracles,
m’enseigne l’ordre des paix et racornise ma peine
In Œuvres choisies ( Editions ANEP)
Parcours :
19 août 1934 : Naissance à Sour El Ghozlane
1952 : Scolarisation à l’école communale de Bir Mourad Raïs
19 mai 1956 : Participation à la grève des étudiants algériens
1957 : Arrestation, torture et incarcération par l’armée coloniale
1958 : Sortie de prison Expulsion vers la France Sortie du 1er recueil Le Témoin aux éditions de Minuit 1960 : Rencontre avec Pablo Neruda
Création du journal Chaâb 1964 : Parution de Soleil de notre nuit 1966 : - Producteur d’une émission maghrébine à l’ORTF
Début d’une carrière radiophonique aux côtés de Leïla Boutaleb à la Radio algérienne
2003 : Parution du recueil La Nuit du dedans aux éditions Marsa
2004 : Médaille Pablo Neruda, haute distinction internationale de la poésie
Posté Le : 30/07/2007
Posté par : nassima-v
Ecrit par : K. Smaïl, El Watan
Source : www.dzlit.free.fr