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Bouira : Ces moments difficiles de Ali Ferrah Une œuvre qui secoue notre apathie



Bouira : Ces moments difficiles de Ali Ferrah Une œuvre qui secoue notre apathie
Publié le 21.12.2023 dans le Quotidien l’Expression

Un poète n'est ni un grammairien ni un lexicologue. Encore moins un styliste, mais un expert en rythme et en harmonie. Si un vers ou un poème ne plait pas, c'est d'abord à lui que le vers, le poème ne plait pas. Et l'oreille extra sensible détecte aussitôt l'anomalie, et la cause de la cacophonie disparaît. Si elle persiste, malgré de nombreuses tentatives, alors le vers et la phrase sont déclarés mauvais.
Et on passe aux suivants, qui, s'ils sont bons les font oublier. Le recueil d'Ali Ferrah, publié en 2021 aux Éditions Khayel peut bien en cacher un ou deux dans ses plis. Mais quel est le poète, de Clément Marot à nos jours, qui prétend ne pas en écrire? D'ailleurs qui sommes-nous pour critiquer et juger? Et au nom de quelles règles, et au nom de quelle esthétique?
Le vers libre se moque de toute contrainte. Quant à l'esthétique, chaque poète a la sienne. Accusées de ne pas respecter la règle des trois unités, les pièces de Corneille ont traversé les siècles, et leur auteur, taxé de même d'être «un vain déclamateur» est considéré toujours comme l'un des plus grands poètes et l'un des plus grands prosateurs du XVIIème siècle.

L'esthétique du poète
«Les moments difficiles» réunit 40 poèmes. Tous très fortement rimés et tous en vers courts de six à sept syllabes. D'autres plus brefs encore, et toute cette poésie est construite sous forme de strophes. Cette ordonnance apparente peut faire illusion: le poète ne prend-il du champ vis-à-vis de la versification classique que pour mieux marquer sa sujétion?
Erreur! Le vers du poète Ferrah, en dépit des nombreuses licences qu'il prend et que nous détaillerons plus loin, n'est ni celui de Verlaine, ni celui de Rimbaud. Il nous parait plutôt proche d'Aragon qui avait conservé le gout de la rime et de la métrique en honneur chez les anciens. Mais là s'arrête toute relation et même toute filiation. Aragon est un immense écrivain. Il a chanté le paysan de Paris et les yeux d'Elsa. Nul mieux que lui n'a parlé aussi bien de Paris ni de sa compagne.
L'emploi souvent de l'Alexandrin le met définitivement de l'autre côté de la barrière qui sépare le classicisme et le surréalisme, dont il fut un temps un des fondateurs du mouvement. Tandis qu'Ali Ferrah est un poète contemporain. Ses vers sont à mi-chemin de la chanson et du poème. Sans attirance donc notable pour la prosodie. Sauf pour la rime. L' «astuce» (entendre habileté, adresse, savoir-faire, invention) aura été de choisir les vers courts et fortement rimés. Il y a, à l'évidence, un travail pour arriver à ce résultat qui est de créer de l'harmonie avec les mots.
Ce natif de Aït Ali, dans la wilaya de Tizi Ouzou, a beau médire de l'école française à l'époque coloniale, il a tout de même appris deux choses: le goût de l'effort et celui de la langue. Elles lui ont été bien utiles pour composer son chant.
Ceux qui appartiennent au club des poètes de Bouira ont eu maintes fois le plaisir de l'écouter et de l'applaudir. Ce qu'ils admiraient le plus?
Eux savaient: cette technique si chère qu'on appelle anaphore.
On se souvient du poème d'Eluard, La liberté. Combien de fois est répété la préposition sur? À combien de vers, elle sert de point de départ pour qu'à la fin on arrive aux fameux vers: je suis né pour te connaître etc.? On a ici quelque échos de ce précédé poétique. On a un exemple Dans les beaux jours p. 104: S'il pleut le jour//S'il pleut la nuit...
Même construction avec la locution conjonctive autrefois par quoi commence le poème éponyme p. 114, 116 et 117. Mais le poème de cette construction où la répétition inlassable d'un même mot, toi, dans chaque vers d'une strophe, est celui qui a pour titre: Toi qui...,p.60. Mais le poème le plus caractéristique de ce type de construction est, sans contredit, celui de la page 60.
On a six strophes, dont chaque vers commence par Toi, et puis, on a les cinq autres qui leur donnent en quelque sorte la réplique, et dont deux des quatre commencent pas Si... Les poètes d'aujourd'hui appellent cela des repères.
Le risque est que si l'on ne peut être taxé de déclamation ou d'emphase, on est sûr d'être soupçonné d'incantation. Et le fait est que le vers lui-même à l'apparence d'une formule incantatoire.
Le vers d'Ali Ferrah est sage; malgré quelques petits emballements, ici ou là, il revient vite à l'allure imprimée initialement par l'auteur pour ne pas choquer, heurter brutalement.

Licences poétiques
Si presque tous les vers de ce recueil de 128 pages ont des rimes, celles-ci sont là pour créer du rythme comme dans n'importe quel vers classique, mais ces rimes ne suivent aucune règle qui en fixe l'emploi. Par exemple dans Bravoure d'antan p. 66, 67,68 qui compte treize strophes, toutes les rimes sont masculines. Le destin qui en a 12, dont une de trois vers et la dernière de deux, une moitié du poème est composée de rimes presque exclusivement féminines et l'autre de rimes masculines. Assez souvent un mot masculin rime avec mot féminin, et vice versa. Enfin certaines rimes sont si pauvres, qu'en contraste avec d'autres, elles paraissent inaudibles. À titre d'exemple: dans Cet étranger p.57, ténèbres rime avec timbre. Ailleurs joie rime avec voix et fois avec loi, prolongée avec arranger, répétée avec idées. On pourrait croire que c'est un peu le foutoir. On aurait tort, car tous ces exemples montrent une chose: le poète accepte de conserver la rime, mais à condition qu'elle ne se dresse pas comme un obstacle devant son entreprise qui est d'inventer toujours quelque chose de neuf. Les libertés qu'il prend avec elle n'ont pas d'autres raisons. Mais on rencontre dans cet ouvrage d'autres licences. Si ailleurs, ces licences sont poétiques, quand celles-ci touchent à la grammaire, par exemple, comment les qualifier? Mais, de la même façon, voyons, ne manquera pas de protester le poète. On est dans le poème. On s'y baigne, pour parler comme Rimbaud. Et dans le poème, nous savons ce qui compte d'abord: le rythme. La grammaire, les règles, on s'en tamponne un peu. Déjà que Verlaine voulait tordre le cou à l'éloquence! Il est, par conséquent, normal que pour faire des vers qui vibrent et qui chantent, l'artisan fasse feu de tout bois. Voyons, de quoi donc se plaint cette grand-mère qui instruit tous les jours des procès contre les honnêtes gens? Page 67, le ci-devant poète a employé deux fois le subjonctif présent à la place du présent tout court. Et fait plus aggravant encore, sans la conjonction de subordination «que». C'est inadmissible. Il y a encore ce verbe pronominal: je résigne y est-il écrit page 76. Il y a encore ce vers page 70: « Jonchés (les gens) le long par terre» et puis cet autre: «Ni doux et trop sévère.» Et puis, vous avez vu? Nulle ponctuation nulle part. Du début à la fin du livre! Bon, bon est-ce tout? Non, bien sûr. Il y en a sans doute d'autres. Faut-il compter aussi les coquilles? L'emploi du subjonctif ici est abusif. C'est indéniable. Il sert dans ces deux cas à attirer notre attention sur quelque chose. C'est comme de laisser tomber exprès une cuiller à table ou d'éclater soudain de rire, ou de faire plusieurs fois un geste quand la parole est impuissante à exprimer ce qu'on veut dire. Pour le mot «résigne», l'usage l'admet, le Larousse que l'on peut consulter s'en porte garant. Le vers «Ni trop doux et trop sévère» peut être compris ainsi en le convertissant en prose:...Ni trop doux... Et trop sévère.

Ces moments difficiles
Ni trop doux fait suite à «gris», cité plus haut. Le non-respect de la ponctuation s'observe chez beaucoup de poètes. Les surréalistes, surtout. Ce sont donc des licences poétiques ou des procédés qui servent à nous réveiller de notre somnolence. Et ces moments difficiles vécus par l'auteur de ce recueil nous interpellent vivement. Ils nous secouent pour nous tirer de notre torpeur quotidienne. Et c'est là tout le but recherché.
Disons en un mot. Nous sommes avertis dès la première phrase de cette courte introduction par laquelle s'ouvre ce chant: les temps sont très durs. Et l'auteur en sait quelque chose. Il y a eu l'époque coloniale. Le pays était riche. Et nous, nous n'étions pas si nombreux. Alors pourquoi tant d'inégalités? Pourquoi tant de misère, de maladies et de souffrance? L'école elle-même ne jouait pas son rôle de dispensatrice de bienfait et de lumière. On en sortait comme on y entrait, presqu'aussi ignorant. Et puis, il y avait eu ces années qui avaient immédiatement suivi les premières années d'indépendance et où l'Algérie peinait à faire démarrer son économie et à faire fonctionner correctement ses institutions, faute de cadres et de personnel qualifié.
Ces années, Ali Ferrah, étant l'aîné d'une nombreuse fratrie les a vécues dans sa chair.
Et puis, il y a eu ces années d'espoir où l'État algérien a su relever les grands défis qui lui étaient lancés et cet espoir, se transformant en enthousiasme, a permis de vaincre de nombreux obstacles qui s'opposaient au progrès. L'école grâce à la coopération technique a donné les hommes dont l'Algérie avait cruellement besoin. Ali a su en profiter un peu. Devenu fonctionnaire, il a retrouvé les moyens qui allaient lui permettre de parfaire sa formation et étendre sa culture.
Et soudain, alors que l'on croyait le moment venu de récolter les fruits de tant d'années d'efforts, voilà qu'un autre malheur frappait à la porte, et nous allions avoir à vivre douloureusement la double décennie noire. Nous nous en remettions à peine de ses affres qu'une terrible pandémie a menacé l'existence de notre planète. Celle-ci à peine vaincue, le contexte international s'enflamme de nouveau et deux guerres simultanées menacent de mettre le feu aux quatre coins du globe. Les moments difficiles ne situent pas clairement cette tranche de notre histoire.
Ali Ferrah n'est pas un historien. Il n'écrit pas davantage une biographie. Il est avant tout un poète. Et si, à bien décrypter ses vers, on pourra trouver de nombreuses allusions à ces années de braise et à en saisir tout le sens, ce recueil de poèmes aura alors rempli sa mission, à la fois comme document historique et comme oeuvre artistique. Et dans l'un, comme dans l'autre cas, les libertés prises avec la prosodie autant qu'avec la grammaire se justifient amplement.
Ali DOUIDI



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