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La route vers l'Eldorado



La route vers l’Eldorado.



Salim ne parviendra jamais aux côtes italiennes. La petite barque à moteur dans laquelle avaient pris place lui et ses douze compagnons avait chaviré puis était emportée par les grosses vagues. Nul n’a échappé à cette catastrophe, tous ont été engloutis par les eaux de la Mer Méditerranée, les pauvres fugitifs avaient servi de pâture aux poissons.

Un soir d’automne, notre porte fut ébranlée par des coups forts. Je me précipitai et quand j’ouvris la porte d’entrée, un jeune homme s’avança vers moi et me tendit quelque chose que je pris sans hésiter puis je revins en courant vers l’intérieur de la maison.

C’était Salim, le berger de mon village, notre voisin : un jeune homme de vingt-cinq années à peine, coiffé d’un chapeau de palmes de palmier-dattier jauni par le temps, une barbe dépeignée couvrait son visage, ses yeux vifs flamboyaient, il était emmitouflé dans un large burnous et portait un pantalon de gabardine. Son gourdin à la main, il portait une sacoche en bandoulière faite de poils de chèvre. Il venait de me tendre la gibecière dans laquelle je sentis une vie qui se trémoussait et tout heureux je tendis la précieuse chose à ma mère qui attendait dans la courette mon retour avec impatience. Elle plongea son bras dans la sacoche et retira un petit chevreau tout fraîchement né ; il était si frêle que quand ma mère le déposa par terre, il ne put tenir sur ses pattes que difficilement. Puis elle sortit et se dirigea vers la cuisine et en revint avec la sacoche remplie de galette et de dattes récemment récoltées dans notre jardin mitoyen à notre maison. Je donnai le tout au berger qui attendait devant la porte : il s’en alla vite pressant le pas, sans doute pour se reposer, fatigué par la dure journée. Lorsque je me suis retourné, le chevreau tétait déjà sa mère qui était couchée dans un coin de l’étable.

Tous les matins, de bonne heure, avant de partir pour l’école, nous sortions nos chèvres (nous en avions quatre) et les emmenions en courant derrière elles comme des fous sur une place située non loin de notre maison. Là, le berger attendait que toutes les chèvres furent réunies (une cinquantaine en tout) puis il prenait le départ vers la montagne, accompagné de son chien fidèle, une bête magnifique aux poils noirs avec des taches blanches sur le flanc.

Nous jouions devant le portail de l’école, attendant la sonnerie. C’était le mois d’octobre, la rentrée des classes. J’étais en classe de sixième, j’avais presque onze ans. Je retrouvai tous mes camarades de l’année dernière ceux qui avaient franchi le cap de la cinquième ainsi que ceux qui redoublaient l’année, sauf Ahmed, un garçon grêle qui a été emporté cet été par la maladie. Soudain nous interrompions nos innocentes disputes, le gardien venait d’ouvrir grand le portail. Nous rentrions dans la grande cour avec nos sacs à dos en bandoulière. Après la fin de l’appel de tous les élèves, nous nous alignions chacun devant sa classe puis nous entrions un par un.

Nous rentrions en classe en silence et chacun choisissait sa place et son camarade, mais ce n’était que temporaire pour quelques-uns car le professeur ferait des permutations s’il constatait que les élèves bavardaient entre eux. Nous commencions les premières journées par la préparation de la classe. Pendant la récréation, des groupes se formaient, d’autres jouaient à se poursuivre les uns les autres.

A onze heures, je revenais à notre maison située au flanc de la montagne, accompagné de mon camarade de classe nous marchions lentement en discutant.

Tous les jours, Salim, le berger, se dirige avec son troupeau de chèvres vers la montagne quand le soleil commence à peine à se lever. En cette journée d’automne, il commence à faire un peu frais la matinée, Salim s’est emmitouflé dans son burnous, les pieds enfouis dans des chaussures que le cordonnier du village lui avait faites, résistant aux pistes caillouteuses et aux escarpements des monts et collines. La gibecière en bandoulière, son chien le précède et guette le moindre éloignement d’une chèvre à cause du chacal. Un jour, cette bête lui avait dévoré l’une des plus belles chèvres de son troupeau qui appartenait au forgeron du village. Il avait fallu l’intervention de son voisin pour arranger le différend qui l’opposa à son propriétaire après cette énorme perte. Salim arrive dans un endroit élevé, il décide d’y camper avec son troupeau. Il se repose à côté d’un rocher et laisse ses bêtes chercher les rares herbes et arbustes qui poussent à cet endroit. Il tire de sa musette la galette que lui avait donné une famille propriétaire de chèvres, coupe un morceau et commence à manger en buvant quelques gorgées de lait.

Salim avait quitté précocement l’école primaire. Quand il était enfant, il accompagnait son père qui était berger. Il lui avait appris à guider le troupeau, à connaître les endroits environnants et les maisons du village. Ainsi après la mort brusque de son père, Salim, devenu adolescent, lui succéda et devint le berger du village. Aujourd’hui, devenu jeune homme, il réfléchissait souvent au mariage quand il se trouvait seul loin du village, au pied de la montagne. Un soir, alors qu’il était assis en compagnie de sa mère au moment du dîner, elle osa lui parler :

- Mon fils, il est temps de penser au mariage.

Salim hésita un moment à répondre, puis il dit :

- Pas encore maman, ça peut encore attendre.

Mais la mère insista et continua :

- Les enfants égayent la maison.

Salim fut étonné par cette remarque qu’il n’attendait pas.

- Bien sûr maman, conclut-il, j’y penserai, je vais aller dormir.

Il se leva et partit dans la chambre qui se trouvait au fond de la maison et s’allongea sur son lit. Cette nuit, il ne dormit pas, pensant aux propos de sa mère. Quelle était la femme qui accepterait de se marier avec lui berger, alors que les jeunes de son âge qui habitaient en ville roulaient en voiture et étaient bien habillés ? Mais d’autres idées et un autre projet le hantaient, depuis qu’il fréquentait d’autres jeunes de son village.

C’est l’automne et la période de récolte des dattes. Les enfants accompagnent leurs parents aux jardins afin d’y participer. Ils conduisent les ânes lourdement chargés de régimes ou ramassent les dattes tombées par terre en veillant à bien chercher dans les coins. C’est pour nous une corvée en même temps une occasion d’échapper à l’école car nos parents trouvent toujours pour ces absences des excuses auprès des maîtres pour nous permettre de les aider. C’est pour nous l’âge de l’insouciance. Les régimes s’entassent dans les maisons au fur et à mesure qu’on les porte puis on les accroche aux murs ou bien on les empile sur des supports pour que les dattes mûrissent et sèchent. C’est la provision pour toute l’année.

Salim, marchait tranquillement vers la sortie du village, menant son troupeau que surveillait Bobby le chien fidèle. Arrivé à la sortie du village, il vit un groupe de jeunes filles qui puisaient de l’eau à la fontaine publique : elles étaient debout ou accroupies sur le rebord du bassin.

Salim s’arrêta un instant, charmé par cette scène coutumière mais qu’il aimait revoir à chaque fois qu’il passait par cet endroit. Cette fois le destin était au rendez-vous : une jeune fille cessa sa besogne, se retourna et dévisagea longuement Salim. Il l’avait reconnue : c’était la fille de son voisin. Elle portait toujours sa gandoura mauve que cintrait une bandelette noire. Sa tête était à demi couverte par un foulard qui laissait entrevoir une mèche de cheveux brunâtres. Il n’eut pas le temps de s’attarder car son troupeau prenait de l’allure et arpentait la colline que longeait la rivière et continuait vers le flanc de la montagne.

Arrivé sur le lieu de pacage, Salim s’allonge sur le sol rocailleux et parsemé de touffes d’armoise et de multitudes petites plantes sauvages. Il se remémore cette scène lointaine des porteuses d’eau et qui attira son attention. Sa voisine était une belle fille, à peine sortie de l’enfance mais dont le corps la ressemblait à une femme solide. Salim la connaissait depuis son enfance, ils jouaient ensemble quand ils étaient enfants. Mais il l’avait perdue de vue à l’adolescence puisque son père était un farouche conservateur et il épiait chaque sortie de sa fille. Mais la fatigue et le soleil brûlant de la matinée finissent par l’emporter si bien qu’il s’assoupit.

Il y avait une grande effervescence dans la maison de Salim : toute la famille était réunie pour célébrer le mariage de Salim qui allait durer sept jours et sept nuits comme le voulait la coutume. Salim alla de bonne heure vers la montagne, un endroit situé à quelques kilomètres à l’est du village d’où il ramena une charge d’âne d’albâtre pour badigeonner sa chambre. On égorgea quatre chèvres et on prépara le couscous qui sera servi à tous les membres de la famille mais aussi aux voisins et aux pauvres du quartier. Au milieu de la cour, des provisions et quelques habits étaient posés à même la terre : c’était le trousseau de la mariée. Puis une vieille femme s’avança portant un grand plat rempli de bonbons, de cacahuètes et de dattes ; arrivée devant le tas de blé, elle commença à lancer par poignée ces friandises si bien que les enfants présents s’en donnaient à cœur joie en sautant sur l’aubaine et en se bousculant.

Dans la maison de la mariée, il y avait aussi grande fête : les tambourins battaient leur plein, les you-you des femmes se faisaient entendre jusqu’au loin. Ce jour-là tout le village apprit que Salim, le berger, allait se marier avec sa voisine, tous deux habitants dans le quartier nord du village.

Le cortège des femmes, groupées et marchant à pieds, s’ébranla de la maison de Salim, accompagné, à l’écart, par deux hommes, l’oncle de Salim et un autre voisin. Ils se dirigèrent vers la maison de la mariée qui n’était pas loin, en chantant. Au retour, la mariée couverte entièrement et quelques membres de sa famille se joignirent au cortège et avançaient à pieds en direction de la maison du marié. D’habitude quand le trajet est long, la mariée était montée dans une vieille automobile.

Arrivées devant la porte de la maison, les femmes entonnèrent une chanson de bienvenue. Devant l’entrée de la maison, la mariée lança un œuf qui se brisa sur le montant supérieur de la porte : c’était un signe de fertilité.

On fit entrer la mariée dans une chambre où on la fit asseoir sur une natte, des jeunes filles l’entourèrent des deux côtés et la fête s’amplifia de plus belle, chansons et danses se poursuivirent jusqu’à une heure tardive de la nuit.

Alors que le marié, habillé d’un burnous et d’une gandoura blanche était loin dans un autre endroit avec ses camarades, buvant du thé accompagné de cacahuètes.

Vers minuit, la mariée fut conduite seule vers la modeste chambre de son époux. On la reposa sur le bord du lit conjugal formé de branches de palmiers posées sur un endroit surélevé que couvraient des couvertures traditionnelles tissées par la mère de Salim. La minuscule pièce était éclairée par des bougies (il n’y avait pas encore l’électricité dans le village).

Peu après, le marié arriva à la maison. Ce fut sa mère qui le conduisit jusqu’à la porte de sa chambre et d’un pas furtif elle s’éloigna avant qu’il ne pénétrât dans la pièce.

Salim, le berger du village, n’en croyait pas ses yeux : il allait rencontrer sa voisine, celle qu’il avait voulue était sûrement derrière la porte et l’attendait. Sa main tremblait quand il tourna la poignée en forme d’œuf et descendit la marche. Tout d’abord, il ne regarda pas devant lui la minuscule chambre où reposaient ses modestes affaires mais qui, pour la circonstance a été badigeonnée ce qui la rendait plus vaste qu’avant quand il était célibataire.

Quand il eut verrouillé la porte, il se retourna et faillit tomber à la renverse devant le spectacle fabuleux et incroyable qui s’offrait devant ses yeux : c’était une très vaste chambre éclairée par des lumières intenses suspendues au plafond décoré de grandes fresques vantant les batailles d’antan entre les tribus arabes, tout dans un décor de cavalerie et de parades de guerriers. Le paysage qui s’étalait devant lui était infini. Au loin, par les larges baies de la chambre, il distinguait des jardins luxuriants plantés d’une multitude de palmiers et d’arbres fruitiers divers et où broutaient des troupeaux de chèvres tachetées parfois de blanc et de noir, ou d’ocre.

Un grand lit à baldaquins trônait au milieu, de grandes voiles de couleur or l’entouraient, il ressemblait à un navire voguant paisiblement dans une mer calme et prêt à accoster dans un port inconnu. Au milieu du lit, une silhouette tout en blanc habillée était allongée et semblait endormie. Le reste de la chambre était garni de meubles où s’entassaient différents vêtements écarlates. Salim hésita un moment, puis il s’approcha lentement du grand lit : comme par enchantement, les voiles se levèrent et sa voisine apparut immaculée dans son habillement de soie, elle leva la tête. Salim la vit de plus près et pour la première fois de sa vie, il remarqua que le fond de ses yeux était d’un bleu-azur. Les deux mariés ne se quittèrent pas des yeux quand un étalon pur-sang arabe apparut devant le bord du lit, ils n’hésitèrent pas à l’enfourcher, la mariée assise en amazone devant Salim qui de la main droite tenait les rênes du cheval et du bras gauche enlaçant son épouse. Le cheval s’élança dans un galop effréné, traversa l’immense jardin et se perdit dans le lointain.

Combien de temps s’est écoulé depuis que Salim avait franchi la porte de la chambre ? Il était perdu dans ses pensées quand il fut réveillé par les aboiements de son fidèle chien : son troupeau était affolé, les chèvres sautaient et se bousculaient les unes les autres, apeurées. Un chacal venait de pénétrer au sein du troupeau et parvint à égorger une chèvre. Armé de son gourdin, Salim courut vers la bête qui prit la fuite en laissant la chèvre gisant dans un bain de sang.

C’était la goutte qui avait fait déborder le vase. Le lendemain et après cette mésaventure qui lui couta les désapprobations de tous, Salim décida d’abandonner son métier de berger du village. Il alla à la rencontre d’un de ses camarades avec qui il discutait souvent d’un éventuel départ vers d’autres horizons.

Sans avertir sa mère qui était bouleversée par la situation dans laquelle se trouvait son fils unique, Salim partit pour la ville voisine et, grâce à des connaissances, trouva un job comme manœuvre dans un grand chantier chez un entrepreneur de bâtiment.

Salim s’attela à son travail et trima durement en faisant d’autres tâches hors du chantier où il demeurait dans une masure avec deux de ses compagnons. Une année passa : il économisa un peu d’argent, suffisamment pour penser à son projet d’émigration.

Par le biais d’un de ses amis, il entra en contact avec un passeur qui lui proposa d’embarquer à partir d’une plage non loin d’Annaba, à l’est algérien. Il accepta, et le jour J, il partit en taxi à cette ville. A son arrivée, il fut contacté par le passeur qui lui indiqua le lieu de la rencontre. Arrivé à l’endroit prévu (une plage déserte) pour l’embarquement, Salim fut surpris de voir un groupe de personnes jeunes (une douzaine) qui se trouvait là. C’étaient ses compagnons de voyage. Après avoir remis la somme comme convenu au passeur, les fugitifs s’entassèrent dans la minuscule barque à moteur qui s’éloigna peu à peu du rivage. Il était minuit passé.

Déjà, Salim commença à se faire des idées : il allait trouver un bon travail stable là-bas, envoyer de l’argent à sa mère, ainsi leurs conditions de vie vont s’améliorer. Tous les jeunes pensent comme lui et sont saisis par l’attrait irrésistible du Nord, le miroitement du paradis occidental et surtout l’envie de découvrir le monde.

Serrés les uns contre les autres, avançant dans la pénombre, les malheureux passagers grelottaient de froid et voguaient vers l’inconnu. Seul leur chef, un adjoint du passeur connaissait le but de cette traversée, muni d’un appareil de guidage. Vers deux heures du matin, la tempête se faisait menaçante : Salim eut un remord, il pensait à sa pauvre mère rester seule au village et qui devait penser à lui en ce moment.

La houle soulevait la frêle barque comme un fétu de paille balançant ses occupants de tous les côtés au risque de les projeter les uns contre les autres. Soudain une grosse vague s’abattit sur eux en brisant la barque en morceaux et jetant les passagers dans les eaux en furie de la Méditerranée : cris et pleurs se perdirent dans cette immensité et la pénombre envahit ce spectacle macabre. Salim s’accrocha à un débris de la barque, grelottant de froid, se remémorant son village paisible quand il aperçut vaguement quelques-uns de ses infortunés compagnons qui se débattaient de toutes leurs forces pour survivre. Mais de longues heures d’attente d’un éventuel secours passèrent et quand un navire battant pavillon étranger, passant par-là suivant sa route tracée, il ne restait que quelques cadavres remplis d’eau qui flottaient à la surface ainsi que des restes de vêtements et autres objets personnels hétéroclites.

Ecrit par Noureddine CHELLI


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