Béjaia - Seddouk

Cheikh Aheddad, le forgeron tutélaire de nos premières libertés



Cheikh Aheddad, le forgeron tutélaire de nos premières libertés

Comme Jugurtha qui mourut dans les geôles romaines, Cheikh Mohand Amziane Aheddad, symbole de la résistance d’un peuple ancien prêt à payer chèrement sa liberté et sa dignité, mourut le 29 Avril 1873 dans sa geôle de la prison française de Constantine, à l’âge de 83 ans.
Après la lourde défaite de ses armées, il sera arrêté le 13 juillet 1871 par le général Saussier dans sa mosquée de Seddouk pour être condamné par le tribunal de Constantine à cinq ans de prison.
Le 2 Juillet 2009, concrétisant la dernière volonté du Cheikh d’être enterré sur sa terre natale, la population de Seddouk a rapatrié ses ossements et ceux de son fils Aziz pour les réinhumer à Seddouk Oufella .Son fils ainé Cheikh Mhand, dont on n’a pas retrouvé la tombe , eut droit à une sépulture symbolique dans « Taqubett n Rehman », la coupole de la piété.
Deux colloques pour Cheikh Aheddad
Le mois de Mai 2014 avait vu le mouvement associatif et les acteurs de la culture de la wilaya de Bejaia, organiser deux colloques autour de l’insurrection de 1871 et des personnalités de Cheikh Aheddad et du Bachagha Mokrani. Le colloque international de Bejaia réunit de grosses pointures scientifiques autour de l’insurrection de 1871 ; il fut présidé par Tassadit Yacine et organisé par l’association culturelle « Ballade Littéraire », le second plus local, plus festif, se déroula à Seddouk sous le patronage des autorités locales et de la famille de Cheikh Aheddad
De ces deux rencontres d’apport inégal mais complémentaire, nous avons pu synthétiser le portrait de Cheikh Aheddad auquel peu d’historiens consacrèrent des travaux spécifiques
La vie de Cheikh Aheddad
Muhend Amezyan Aheddad, né en 1790 à Seddouk est mort le 29 avril 1873 à la prison de Constantine. Bien qu’il ait émis, avec insistance, le vœu d’être enterré dans son village natal, pour que l’âme trouve le repos eternel comme le veut la cosmogonie Kabyle, il est inhumé au cimetière de Constantine, l’administration coloniale l’ayant privé de cette dernière volonté. Sa réinhumation et celle de ses fils Aziz et M’hand a été organisée par la population de Seddouk et ses associations socioculturelles les 2 et 3 juillet 2009 à Seddouk-Ouffella dans une cérémonie officielle à laquelle assistèrent les autorités locales.
Radjem et Mbarek, ses deux autres fils, avaient fui la répression qui suivit l’insurrection pour s’installer près de Tadjenant dans l’actuelle Wilaya de Mila à Ain El Kebch et à Boutouil . Les familles Redjem et Mobarak Haddad vivant actuellement dans cette région se réclament de la descendance de ces deux enfants de Cheikh El Haddad
La famille de Cheikh Aheddad
Les Aheddad constituaient une petite communauté, une corporation de forgerons, originaire d’At Mensour, région enclavée dans les collines des Bibans, entre le bout ouest de la vallée de la Soummam et l’est de la plaine du Hodna. La famille Aheddad se dispersa vers la fin du 15ème siècle pour s’installer en partie dans l’Akfadou et en partie dans la région de Mcisna , actuelle commune de Seddouk, sous la haute montagne d’Achtoug. Quelques membres de la petite tribu se fixèrent à Tifra chez les At Waghlis , l’actuelle daïra de Sidi Aich.
L’ancêtre établi à Mcisna, eut trois enfants, l’un d’eux Ali Aheddad est venu ouvrir une forge à Seddouk Oufella et y exercer son métier indispensable à l’agriculture. Le forgeron Ali Aheddad, eut quatre enfants plus âgés que Mohand Ameziane tous versés dans le métier de la forge. Aidé de ces quatre fils Ali ouvrit une medersa pour les petits villageois de Seddouk , elle recevait jusqu’à une trentaine d’élèves tous pris en charge par la famille d’Ali Aheddad .Il ouvrit également une maison d’hôte (Asqif n Tmana) où les passagers et les pauvres venaient se restaurer et reprendre des forces .Il organisait avec le village toutes les fêtes du calendrier agraire , « Yennayer » « Tafsut » « Lewziaa, » pour ressouder le tissu social . C’est dans cet environnement de solidarité et d’hospitalité que grandit Mohand Amzian. Son père le destina aux études le soustrayant au travail éreintant du fer.
Une enfance dans les zaouias
Elevé comme tous les enfants sur ce moutonnement de collines dit « Amdoun n’ Seddouk » dans une famille de rudes forgerons Mohand Amezian voyait ses parents dépenser toutes leurs économies pour ses études, vendant de nombreuses parcelles de terre pour qu’il fréquente les grandes medersas de son époque et fasse de hautes études. Sa conduite n’avait déçu sa famille qui voyait en lui un futur génie ! Son cursus scolaire le conduisit à l’érudition dans les sciences juridiques, les sciences sociales et toutes les compétences cognitives de son époque.
Après l’école du village, instituée par son propre père, Il passera de la zaouia de Cheikh Rabia Belmouhoub à Imoula à celle du Cheikh Arab à Larbaa Nat Iraten, dans le haut Djurdjura. Dans son adolescence il entrera en contact avec la pensée soufie dans la zaouia des Rahmaniya à Iguejdal du coté d’At Smail près de Tizi Ouzou, fondée par Cheikh Mhamed ben Abderahmane , dit Abderahmane Bouqebrin ( l’homme aux deux tombeaux ) ; fondateur de la Tariqa Rahmanya
Mohand Amezian Ahedad passa près de 20 ans auprès des disciples du maitre soufi, et reprit le chemin escarpé du Djurdjura pour affiner ses connaissances auprès du Cheikh Lmahdi Iratni , celui qui passait pour une des égéries de Fadhma n Soumer
Fondateur de zaouias et d’agoras socioculturelles
Adulte, Mohand Amezian, revint à Seddouk où il se maria avec Fadhma At Yahia. Le couple eut plusieurs filles qui fondèrent des familles dans la région et deux garçons, Aziz et Mhand. Il ouvrit une zaouia, fréquentée par un nombre de plus en plus grand d’élèves et de pèlerins .Il en construit une autre à Lokri en dehors du village Seddouk Oufella
Mhand le fils ainé était un homme d’armes. Lieutenant de Boubeghla de 1851à 1854 avec les Ait Mlikech. Il sera désigné par son père comme « Imsewaq » , gestionnaire des biens de la famille.
Aziz le plus jeune, fut versé dans la politique. Il fut même Caid de Amoucha, localité montagneuse des Babors dans l’actuelle wilaya de Sétif . Il fut érudit en arabe et parlait un bon français.
Mohand Amzian introduit dés ses 20 ans dans le premier cercle de la Tariqa Rahmanya finira par la diriger à partir de 1857 lorsque le Cheikh Omar , conseiller de Fadhma N Soumer avait fui vers le Maroc sous les menaces de l’armée coloniale qui envahit la Kabylie . Il fera rayonner la Tarika Rahmaniya sur de nombreuses régions d’Algérie notamment en Kabylie, à travers une centaine de Zaouias jusqu’à sa mort en 1873. Il en fut le dernier chef.
Cheikh Aheddad indissociable de 1871
De 1830 à 1870, toutes les insurrections menées par les confréries contre la pénétration coloniale française, les jacqueries paysannes, les révoltes villageoises étaient de nature défensive ! Les Algériens résistaient à leur extermination ! En 1871, pour la première fois depuis le débarquement de la flotte de l’amiral De Bourmont à Sidi Ferruch, les paysans passèrent à l’offensive jugeant le moment propice pour « rejeter les français à la mer » .Dans la matinée du samedi 8 avril 1871, le cheikh Aheddad proclama sur la place du marché « Amdoun N Seddouk » la guerre contre l’occupant français.
Jetant sa canne dans la foule, l’octogénaire, déclara : “Avec l’aide de Dieu, il nous sera aussi facile de jeter le Français hors de chez nous”. Il lança ainsi dans la bataille 250 tribus, le tiers de la population algé-rienne , majoritairement de Kabylie et du Constantinois et accessoi-rement du centre et du sud du pays.
Ce grand soulèvement armé durera d’avril 1871 à janvier 1872. Il étendit une série de révoltes sporadiques qui émaillèrent l’année 1870 et relançait une guerre proclamée le 14 mars par le Bachagha Mokrani, le maître de la Medjana, avec sa trentaine de tribus fidèles.
Après l’appel du Cheikh, le village de Takaatt avait vu Cheikh Aziz Aheddad rassembler sous son commandement et celui de son frère Mhand plus de 12000 soldats. Il livrera quelques 220 combats et 30 batailles décisives .Il sera fait prisonnier à Michelet le 24 juin 1871, par les troupes du général Lallemand. Mhand son frère ainé sera arrêté deux jours plus tard à l’est de Bougie par des troupes indigènes alliées de la France. Le 13 juillet ce fut au tour de leur père d’être arrêté par le général Saussier dans la Zaouïa de Seddouk.
Le procès des insurgés eut lieu du 10 mars au 21 Avril 1873. Les chefs de la résistance furent présentés comme de simples voyous dont les délits de droit commun, vols, pillages, meurtres, furent sévèrement punis.
Cheikh Aheddad décéda une semaine après son jugement. Aziz est déporté en Nouvelle Calédonie d’où il parvint à fuir après des péripéties qualifiées de légendaires par les historiens.
Cette insurrection qui avait réussi à mettre sérieusement en péril le système colonial est d’autant plus importante que ses conséquences avaient scellé le destin de la population algérienne jusqu’au déclenchement de la révolution de novembre 1954 !
Chikh Mohand Oulhocine contre l’insurrection
Selon Mouloud Mammeri dans son ouvrage « Chikh Mohand a dit » Le grand Chikh de Takka dont l’influence morale s’étendait sur le Djurdjura mais également sur les plaines de la Soummam et les collines des Bibans, était farouchement opposé à l’insurrection d’Avril 1871 qu’il considérait comme un suicide. Il reprochait à Cheikh Aheddad de s’être laissé influencer et entrainer par la fougue de son fils Aziz, un va-t-en guerre aimant le baroud et la chevauchée. Cheikh Aheddad, maitre le confrérie Rahmania , dépassait les 80 ans et n’avait plus sa santé d’antan. Le contexte anti colonial global ne lui laissait guerre le choix .Le bachagha Mohamed El Mokrani, l’appelait à étendre l’insurrection qu’il avait lui-même déclenché à Medjana et « Faire partir des centaines de milliers de fusils ensemble et rejeter les français à la mer » était une tentation révolutionnaire même pour un érudit comme Cheikh Aheddad qui n’avait rien d’un guerrier contrairement à ses fils Aziz et Mhand.
Cheikh Mohand Ou Lhocine argumentait son opposition à l’insurrection par la faiblesse des moyens militaires dont disposaient les milices des tribus et la paysannerie en général comparés à ceux de l’armée régulière française qui avait bénéficié du fusil à répétition ,dernière invention militaire européenne
Il envoya un émissaire pour expliquer à Chikh Aheddad l’inopportunité de cette aventure et la lourde responsabilité des décideurs pour les milliers de morts qui en résulteraient. Une maxime célèbre de Chikh Mohand Ou Lhocine restera dans les écrits de Mammeri : « Aḥaq At vuteččuṛ , d wid ur nesidir lecfuṛ, a kra bwin ara yemten ur d as teččur, s rray n at lleɣṛuṛ »( Au nom des Pieux hommes de Boutetchour, Ceux qui ne baissent pas les yeux, J’affirme que les hommes mourront pour rien ,de la faute d’aventuriers orgueilleux…)
Chikh Mohand avertit à maintes reprises le maître de la confrérie Rahmania qui le pressait de donner sa bénédiction au départ de l’insurrection, de la lourde responsabilité qu’il endossera pour tous les morts qui surviendront lors de ce soulèvement inopportun. Malgré les avertissements de Chikh Mohand Ou Lhocine Cheikh Ahedad engagera les troupes en liaison avec les Mokrani contre l’occupant français .Il reconnaitra les risques du soulèvement mais il dira « Trad ayi d yer rray lamaana at neddem »( Cette idée n’est pas très bonne mais nous l’assumerons)
Un rapatriement grandiose
Le 2 juin 2009, cela faisait un mois que les entreprises s’affairaient à bitumer les routes, retaper l’école primaire, élargir les chemins vicinaux et repeindre les bâtisses alentour. Seddouk Oufella s’apprêtait à accueillir les dépouilles de Cheikh Aheddad et de ses fils. Une cellule d’accueil fut désignée par la mairie de Seddouk. Elle assurera le transport la restauration et l’hébergement dans quatre sites ouverts à cet effet.
Un mausolée moderne fut construit sur ordre du président de la république. Incluant les anciennes institutions comme Taxelwit , Axxam n lexwan ,Tala ,(la fontaine à ablutions) il renferme également une bibliothèque, des salles de lectures, et une multitude d’espaces d’exposition.
Des milliers de personnes venues des quatre coins du pays avaient partagé ce moment de renaissance du Cheikh Aheddad. Un hommage du président de la république à la mémoire du héros de la résistance populaire, fut lu par son conseiller le colonel Rachid Aissat. Les autorités civiles et militaires nationales et locales, Moudjahidines, Chefs de Zaouias, religieux officiels et politiciens ont accompagné les ossements exhumés du cimetière de Constantine vers la Kouba de Seddouk Oufella. Une troupe de l’ANP rendit les honneurs aux héros de 1871 dans leurs trois cercueils drapés de l’emblème national. Le recueillement de la fourmilière humaine se fit dans la ferveur devant les cercueils exposés durant des heures dans « Axxam N lexwan », la maison des adeptes de la tariqa restaurée à l’occasion.
L’inhumation eut lieu dans le mausolée, d’architecture moderne mais conforme au style berbère local. L’événement fut largement couvert par la presse nationale avec ses divers medias. Les télévisions, les radios, les journaux, les journalistes free lance, fixèrent cette renaissance des héros dans leurs pellicules, leurs écrits, leurs photos. La cellule d’organisation locale distribua des brochures, et organisa dans la cour du mausolée une exposition de manuscrits, de toiles et d’objets de la Zaouia du Cheikh Aheddad.[1]
L’Héritage de Cheikh Aheddad
Après la défaite des insurgés de 1871, l’administration française conçut et appliqua un plan d’affaiblissement de la famille Aheddad pour anéantir son influence sur la Kabylie. Les biens de la famille avaient été séquestrés dés le mois d’Aout 1871 par décret du général de la division de Constantine, contresigné par l’Amiral Gueydon, gouverneur civil d’Algérie.
Une mosquée, trois moulins à grains, un pressoir à olives, trois étables avec leur bétail, sept maisons, quinze magasins, furent mis sous séquestre et devinrent propriété de l’armée française. Les terres de la famille, prés de 500 hectares repartis en une soixantaine de lots, furent également versées au domaine colonial.
De nos jours il reste dans son village des terres agricoles de faible superficie, une maison de pèlerinage « Axxam N lexwan » où ses adeptes viennent se recueillir et passer des séjours, Taxelwit , une maisonnette où jadis il recevait les visiteurs.
Tout récemment, l’Etat a construit pour honnorer sa mémoire un mausolée où reposent dans des tombes ses ossements et ceux de son fils Aziz transférés du cimetière de Constantine. Les anciennes bâtisses du Cheikh ont bénéficié de projets de réhabilitation. Certaines gardant leur style architectural ancien.
Outre l’héritage spirituel de la Tariqa Rahmanya, et ses multiples Zaouias, Cheikh Aheddad nous lègue l’aura historique de l’insurrection de 1871, sans doute la dernière grande révolte populaire avant la guerre d’indépendance de 1954. La mémoire collective garde l’image d’un homme érudit, libre, combattant le mal et l’injustice coloniale qui sut mobiliser son peuple contre l’esclavage colonial français. Cheikh Aheddad, le fils du forgeron , nous forgea les premiers embryons de la nation .
Il nous laisse également son manuscrit sur « Tassawuf » un précieux guide sur le Soufisme et l’Islam de son époque.




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