Béchar - ARTS ET CULTURES

KAMILIA BERKANI, CHERCHEURE EN SOCIO-ANTHROPOLOGIE DE LA MUSIQUE



KAMILIA BERKANI, CHERCHEURE EN SOCIO-ANTHROPOLOGIE DE LA MUSIQUE

“Monter des festivals c’est bien, mais si ce n’est pas mesuré, ça ne sert à rien”

Spécialisée dans la question festivalière des Musiques du monde en France et au Maghreb, Kamilia Berkani a présidé le jury de la 9e édition du Festival national de la musique diwane de Béchar (organisé du 8 au 13 juin dernier) et a animé une conférence intitulée “la ‘’festivalisation’’ des identités culturelles territoriales sous une ère globalisée : le cas de la musique diwane”, dans le cadre d’un cycle de conférences qui a eu pour thème générique “La musique diwane et les défis de la mondialisation culturelle”. Dans cet entretien, la chercheure nous éclaire sur le phénomène de la “festivalisation” et les enjeux des festivals. Elle évoque également le cas du diwane et le Festival de Béchar qui lui est consacré.

Liberté : Qu’est-ce que la “festivalisation” ?
Kamilia Berkani : Pour parler de “festivalisation”, il faut d’abord revenir à l’arrivée massive de ce qu’on appelle la création de festivals sur des territoires. Dans les années 80, il y a eu la mise en place de plusieurs festivals sur beaucoup de territoires. On a compris l’importance de la création de festivals : d’une part, peut-être initialement, pour faire connaître une musique et une communauté ; d’autre part, pour des raisons politiques et économiques de développement territorial. Dans les années 90, il y a eu comme un déplacement d’importance de certains territoires entre la question Nord-la question Sud, donc il y a eu l’arrivée de festivals en Afrique du Nord, sur tout le continent africain en général, autour de ce qu’on appelle des identités culturelles – qui peuvent être des identités musicales, territoriales, ethniques, de pratique de rituels… Ce que j’appelle “festivalisation”, c’est l’accentuation de ces festivals sur certains territoires ou dans plusieurs d’une manière massive. Ensuite, “festivalisation” peut avoir une notion péjorative, négative, dans le sens où c’est de l’accentuation mais sans penser réellement à la médiation qui peut être mise en place entre les organisateurs de ces festivals – quels qu’ils soient –, aucune mise en place de ponts entre la compréhension de la création de ces festivals et leurs pérennisations dans le sens où ce n’est pas juste un festival qui apporte de l’argent c’est aussi un festival qui ouvre le point de vue sur des problématiques particulières. Ça peut être une “festivalisation” positive dans le sens où il y a accentuation de création de festivals, mais dans différents domaines et pour la mise en place d’un éveil intellectuel, politique, sociétal. Par exemple, je peux citer un festival en Île-de-France qui s’appelle We Love Green, qui est tout récent – ça fait deux éditions maintenant. C’est un festival initialement pour la mise en place d’un éveil autour de l’écologie et de la consommation mesurée de ce que la terre nous donne, mais ça s’appuie sur des concerts, sur la mise en place de stands avec une restauration mesurée, écologique, bio ou équitable.

Il y a donc toute une organisation autour d’un festival, outre la programmation culturelle.
Outre la programmation culturelle, il y a des choses autour, c'est-à-dire qu’il ne faut pas juste créer des festivals, ça ne sert à rien. Là, depuis quelques années, le ministère de la Culture en Algérie – mais aussi ailleurs, il n’y a pas qu’en Algérie – est dans la “festivalisation” intensive. Monter des festivals c’est bien, mais si ce n’est pas mesuré, ça ne sert à rien, parce que c’est juste de la “festivalisation” péjorative.

La “festivalisation” est liée à la mondialisation également.
En Europe ou en Amérique du Nord, on a compris que les créations de festivals – pas que de musique – c’est une ressource économique. Certains pays ont peut-être des ressources naturelles, d’autres ont des ressources culturelles, pour d’autres, il ne s’agit même pas de leur propre culture : ils apportent des cultures étrangères qu’ils essayent de rattacher à l’existence de cultures sur leurs territoires. Par exemple, ils vont dire que notre ville est une ville d’émigration depuis tel nombre d’années, alors on ramène tel artiste parce qu’on a une grosse communauté tzigane, manouche, maghrébine, etc. Un festival, ce n’est pas pour faire danser des gens. C’est pour qu’il y ait des impacts sur la ville ou le territoire plus élargi qui monte ce festival, pour éveiller les consciences et pour stabiliser la connaissance des cultures, la nôtre ou celle qu’on ramène d’ailleurs pour la faire connaître.

Dans la communication que vous avez présentée à Béchar, vous avez mis l’accent sur le fait de se connaître soi-même pour savoir quoi proposer. Comment se connaître ? Et quels seraient les mécanismes à mettre en place pour se connaître justement et notamment dans le cas du diwane ?
Lors de la conférence, j’ai parlé des identités culturelles territoriales sous une ère globalisée, ensuite j’avais fait un petit focus sur le Festival national de la musique diwane pour parler plutôt de l’identité culturelle mettant en avant une identité musicale – les identités peuvent être plurielles. Quand je dis qu’il faut d’abord se connaître soi-même, c'est-à-dire que (et historiquement c’est prouvé et dans beaucoup de pays) pour développer quelque chose, ce n’est jamais une décision qui doit venir du haut, surtout quand c’est rattaché à une communauté, à des gens, il faut que ça vienne du bas, c'est-à-dire du territoire qui porte en lui cette identité musicale, si on parle de la musique diwane (et encore on va dire les territoires parce qu’il n’y a pas que Béchar. En Algérie, il y a beaucoup de territoires diwane, il faut penser pluriel dans le sens où il y a plusieurs territoires qui accueillent cette musique-là). Quand je dis se connaître soi-même et se connaître bien, ça peut commencer par une association ; cette association globale qui réunirait tout le monde pourrait permettre à ces familles-là pratiquant cette musique-là, ce rituel-là et cette philosophie-là – parce que ça regroupe beaucoup de choses – de se réunir pour se connaître, pour parler. Les gens vont se connaître petit à petit, connaître ceux qui sont dans la même pratique qu’eux. La deuxième étape serait l’écriture : il y a des gens qui partent, donc il faut laisser des enregistrements, de la manière écrite et ensuite la publication.
Il faut absolument qu’il y ait des livres qui sortent, il n’y a rien d’écrit sur le diwane. Donc quand je dis se connaître, il faudrait que l’impulsion vienne de ces gens-là.

Vous aviez également évoqué la notion d’une “identité stable” ou “stabilisée”, ce qui n’est pas encore le cas du diwane.
L’identité n’est pas stable justement pour toutes les raisons que j’ai citées avant : il n’y a pas une publication réelle sur laquelle les gens peuvent s’appuyer. L’identité n’est pas stable parce que tout le monde dit tout et n’importe quoi et du coup les gens y croient. Quand on se retrouve lors de réunions disons importantes, lors de festivals ou de conférences, il y a des gens dits importants qui disent n’importe quoi et tout le monde enregistre en pensant que c’est ça qu’il faut suivre. Tant que c’est comme ça, ce ne sera jamais stable. Plus ce n’est pas stable, moins ces artistes-là – parce que ce sont quand même des artistes maintenant plus que des maâlmine – vont être programmés, moins ils vont maîtriser la scène et moins ils vont être respectés.

La modernisation de la musique diwane, par l’intégration de nouveaux instruments notamment, a été le thème de deux ateliers organisés lors de la 9e édition du Festival de Béchar. Quel est votre avis sur cette question ?
La question de modernisation a été prise du mauvais côté. Le point de vue était “il faut moderniser”, et moderniser égale l’intégration d’instruments éloignés aux instruments traditionnels. Faux ! Moderniser ce n’est pas du tout ça. On peut moderniser en utilisant un instrument traditionnel uniquement, en apportant par exemple une harmonisation différente, une rythmique différente, une mélodie différente. Et moderniser n’est pas automatiquement mettre en relation des instruments traditionnels avec des instruments éloignés, type basse, batterie… Très souvent, quand c’est mal fait, leur intégration efface l’instrument traditionnel, et sur scène, au niveau du son, on n’entend rien. Je pense qu’il faut laisser l’artiste d’abord revenir au fait de se connaître, d’abord maîtriser son instrument, et une fois qu’il l’a maîtrisé, le laisser dans l’inspiration de la création.

Est-ce que le porteur d’une identité (musicale) est un artiste ?
Il est artiste quand il se reconnaît en tant qu’artiste et qu’il monte sur scène. Tant qu’il est dans les maisons, c’est plus un maître, un chamane, un prêtre vaudou... C’est exactement comme quelqu’un qui dessine et qui décide de signer sa toile, c’est une fois que sa toile est signée qu’il est considéré comme artiste. Si elle n’est pas signée c’est un dessinateur.
Quand on voit toutes les théories autour de l’histoire de l’art (ou histoire des arts), tous les théoriciens expliquent que la reconnaissance d’un pratiquant d’un art, de sa condition d’artiste, vient de par le fait de signer ou de monter sur scène.
Tant que ce n’est pas le cas, ce n’est pas un artiste, c’est un dessinateur, c’est un joueur de guitare, de flûte…

Est-ce que ce n’est pas paradoxal tout de même de valoriser une identité musicale en créant un festival – pour le cas du diwane, il en existe deux – et en même temps de transformer cette musique ?
La transformation est inévitable, on ne peut pas y échapper. C’est faux de dire que les musiques traditionnelles vont rester figées. Certaines peut-être parce qu’elles ne sont plus (ou sont moins) pratiquées, peuvent éventuellement être canonisées quand elles sont reconnues comme patrimoine immatériel. Au lieu de mettre des barrières au diwane, autant le laisser entrer en interaction avec d’autres genres musicaux. Par contre, il ne faut pas le laisser entrer en interaction s’il n’est pas stabilisé, si on n’a pas déjà des ressources, des écrits. Donc, la modernisation est inévitable, ce qui est évitable c’est la cacophonie dans la modernisation.



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