Batna - Aurès

La Guerre de Tacfarinas



La Guerre de Tacfarinas

La Guerre de Tacfarinas (ou Tikfarin selon d'autres sources) dura sept ans. Sept ans également furent nécessaires avant que les armées romaines ne vinrent à bout de Yughurthen. Une autre guerre récente, dura elle aussi sept ans et s'acheva par l'indépendance de notre pays : la guerre de libération nationale.

Simple coïncidence ? Ou est-ce que le chiffre sept signifierait quelque chose dans notre inconscient ? Une autre constante que l'on rencontre dans notre histoire : c'est la désunion qui se traduit souvent par de la trahison : Massinissa opposé à son cousin Syphax; Micipsa qui fait assassiner ses frères pour gouverner seul ; Yughurthen abandonné par ses fidèles et livré aux Romains par son propre beau-père ; Faraxen, Firmus, Gildon ; puis plus tard, la Kahina qui, tout en s'opposant à la conquête musulmane, fait convertir ses enfants à l'islam afin de garder le pouvoir au sein da sa propre famille...

Hélas, des exemples semblables fourmillent dans notre très longue histoire !

Ainsi, à l'instar de Yughurthen, Tikfarin, malgré son courage, son audace et son intelligence, ne parviendra pas à triompher de l'ennemi. Les Romains grâce à l'aide de chefs locaux et notamment à l'alliance obtenue avec un roi amazigh, ils triomphent de Tikfarin et élargissent une fois de plus leur domaine en Afrique.

Plutôt que de tenter une analyse, même succincte de la guerre de Tacfarinas, nous allons citer tout simplement trois historiens : l'un est Romain qui, s'inspirant de son illustre prédécesseur Salluste (où il le " singe " presque en tout), va se servir de cet événement pour " aiguiser " son genre littéraire " Les Annales " où il est le premier à nous relater cette guerre; les deux autres sont des historiens de renom même si l'un fut contesté à un moment (Ch.-A. Julien) par de soi-disant nationalistes jaloux et imbus d'un vernis de savoir.

Mais tous deux, comme tant d'autres, utiliseront d'abord Tacite avant de broder alentour comme cela fut le cas avec Salluste et sa " Guerre de Jugurtha ".

" La Guerre de Tacfarinas "
Extrait de : " Les Annales " (livre II - IV)
par Tacite (Historien latin , 55 / 120)

Livre II / (LII) : Cette même année la guerre éclate en Afrique : l'ennemi était commandé par Tacfarinas. Numide de nation, soldat auxiliaire dans les armées romaines, puis déserteur, Tacfarinas rassembla d'abord pour piller et voler des vagabonds accoutumés au brigandage. Bientôt il les distribua, comme dans les armées romaines, par enseignes et par compagnies; et enfin de chef de bandes indisciplinées, il devint général des Musulames . Cette nation puissante qui confine aux déserts de l'Afrique, et qui, à cette époque, n'avait point encore de villes, prit les armes et contraignit à la guerre les Maures, ses voisins. Ceux-ci avaient Mazippa pour chef. L'armée fut partagée en deux corps, de sorte que Tacfarinas pût garder dans le camp des hommes d'élites, armés à la manière des Romains, pour les habituer à la discipline et à l'obéissance, tandis que Mazippa avec les troupes légères, portait au loin l'incendie, le meurtre et la terreur. Ils avaient soulevés les Cinithiens, peuple redoutable, lorsque Furius Camillus, proconsul d'Afrique, fit marcher en un seul corps sa légion et tous les auxiliaires qui se trouvaient sous les drapeaux; cette troupe était faible sans doute si on la compare à la multitude des Numides et des maures; mais on avait qu'une chose sérieuse à craindre, c'est que la peur ne leur fit éviter le combat; et en espérant la victoire, ils se firent battre. La légion se plaça au centre et les deux divisions de cavalerie sur les ailes. Tacfarinas accepta la bataille : les Numides furent mis en déroute.

Livre III / (XX) : Cette même année, Tacfarinas, battu l'été précédent, comme je l'ai dit, par Camillus, recommença la guerre en Afrique, courant et pillant d'abord, et par la rapidité se dérobe à notre vengeance. Il ruina ensuite les bourgades, enleva un butin considérable, et enfin près du fleuve Pagide , il assiégera une cohorte romaine. le fort était commandé par Decrius, homme d'action, formé par l'expérience de la guerre, et qui regardait ce siège comme un affront. Decrius engage les soldats à combattre à découvert, et range sa troupe en avant des retranchements. mais au premier choc, la cohorte plie; Decrius se lance à travers les traits, courts aux fuyards, crie aux porte-enseignes : " qu'il est honteux que le soldat romain tourne le dos devant des bandes sans disciplines ou des déserteurs ! ". Au même moment il reçoit plusieurs blessures; l'oeil crevé, il fait encore face à l'ennemi et continue le combat, jusqu'à ce qu'il tombe abandonné des siens.

- / (XXI) : A cette nouvelle, L. Apronius, qui avait succédé à Camillus, plus affligé de la honte des siens que du succès de l'ennemi, eut recours à cette rigueur rare à cette époque et qui rappelait les âges antiques; il décima la cohorte qui s'était déshonorée , et fit périr sous les verges ceux qu'avaient désigné le sort. Cette sévérité produisit tant d'effet qu'un détachement de vétérans de cinq cents hommes, au plus, mit en fuite ces mêmes troupes de Tacfarinas, qui avait attaqué un fort nommé Thala . Tacfarinas cependant, en voyant ses Numides découragés et peu disposés à faire des sièges, fit une guerre de partisans, fuyant devant les attaques et reparaissant bientôt sur les arrières de l'armée. Aussi longtemps que le Barbare suivit cette tactique, il se joua des Romains qui se fatiguaient en vain à le poursuivre. Mais lorsqu'il se fut rapproché des côtes, le butin qui l'embarrassait le força de s'arrêter pour camper. Apronius Cesianus, envoyé par son père avec des cavaliers, des cohortes auxiliaires et les légionnaires les plus agiles, livra aux Numides un combat heureux et les rejeta dans le désert.

- / (XXXII) : Peu de temps après Tibère envoya une lettre au Sénat pour l'informer que l'Afrique était de nouveau troublée par les incursions de Tacfarinas; " Les Pères, disait-il, devaient choisir pour consul un homme expérimenté dans la guerre, vigoureux et capable de résister aux fatigues de la campagne ".

- / (LXXII) : ... et quelques temps après, César en donnant à Blesus, proconsul d'Afrique, les ornements du triomphe, déclara qu'il lui accordait ces marques d'honneur en l'honneur de Séjan, dont il était l'oncle.

- / (LXXIII) : Les exploits de Blesus cependant méritaient bien cette distinction; car Tacfarinas, quoique toujours repoussé, trouvait toujours au fond de l'Afrique des ressources nouvelles, et son insolence était telle qu'il envoya des députés demander à Tibère qu'on lui cédât de bonne grâce un lieu pour s établir, lui et son armée; en cas de refus, il le menaçait d'une guerre interminable. On dit que jamais insulte envers sa personne et le peuple romain ne blessa plus profondément César de cette audace d'un déserteur et d'un brigand qui agissait comme les puissances ennemies. " Le vainqueur de tant d'armées consulaires, Spartacus lui-même, brûlant l'Italie restée sans vengeurs, au moment où les grandes guerres de Sertorius et de Mithridate ébranlaient la République, Spartacus n'avait point été admis à traiter de son pardon avec Rome, et le peuple romain, au plus bel âge de sa grandeur, irait acheter la paix d'un brigand comme Tacfarinas, par un traité et une concession de territoire ! ". Tibère donna ordre à Blesus d'offrir la grâce à tous ceux qui mettraient bas les armes, et de s'emparer du chef par tous les moyens .
- / (LXXIV) : La plupart acceptèrent le pardon, et on combattit les ruses de Tacfarinas par la tactique qu'il suivait lui-même. Son armée inférieure à la nôtre, mais plus propre à une guerre de surprise, attaquait et se repliait, dressait ses embuscades en s'aparpillant par bandes. l'armée romaine, partagée en trois corps, se met en marche par trois routes différentes, d'un côté le lieutenant Cornelius Scipion garda les points qui servaient de route aux incursions de l'ennemis dans le pays des Leptins , et à ses retraites dans le pays des Garamantes; du côté opposé, le fils de Blesus, avec des forces suffisantes, se posta pour protéger les bourgades de Cirta; au centre, le général, à la tête des troupes d'élites, établissant, dans des positions avantageuses, des forts et des retranchements, resserra les ennemis, leur présenta de continuels obstacles, et partout ^ù ils partaient, ils trouvaient des détachements de l'armée romaine, sur leur front, sur leurs flancs, et souvent même sur leurs arrières. Grâce à ses dispositions, un grand nombre fut tué ou enveloppé. Blesus partagea ensuite ses trois corps d'armée en petits détachements, qu'il plaça sous les ordres de centurions éprouvés. A la fin de l'été il ne les retira point comme on avait fait jusqu'alors, et, au lieu de les mettre en quartier d'hiver dans notre ancienne province, il les distribua dans des forts, à l'extrémité du pays exposé à la guerre, et fit relancer Tacfarinas de retraite en retraite, par des soldats armés à la légère, et qui connaissaient le désert. Le frère de Tacfarinas ayant été pris, Blesus s'en revint, mais trop tôt pour le bien des alliés, car il laissait les populations prêtes à rallumer la guerre, Tibère, cependant, croyant la guerre terminée, permit que Blesus fut salué par les légions d'impérator.

Livre IV / (XXIII) : Cette même année délivra le peuple romain de sa longue guerre contre le Numide Tacfarinas. Jusqu'alors les généraux ne songeaient plus à l'ennemi, du moment où ils croyaient avoir fait assez par eux-mêmes en obtenant les insignes du triomphe. On comptait déjà dans Rome trois statues couronnées de lauriers, et Tacfarins pillait toujours l'Afrique. Il avait trouvé de nouveaux appuis chez les Maures qui, lassés par l'inertie de leur jeune roi Ptolémée, fils de Juba, s'étaient jetés dans la guerre pour échapper aux affranchis, qui s'érigeaient en maîtres, et à la domination des esclaves. Le roi des Garamantes aidait Tacfarinas à piller, et recelait le butin; il ne marchait pas en personne à la tête de son armée, mais il fournissait des troupes légères, et, à cause des distances, on les disait plus redoutables qu'elles ne l'étaient réellement. Toute la population pauvre ou turbulente de la province courait se joindre à Tacfarinas, avec d'autant plus d'empressement que César, après l'expédition de Blesus avait ordonné de retirer de l'Afrique la neuvième légion, comme si le pays eut été entièrement pacifié; et le proconsul de cette armée, P. Dolabella, n'avait point osé la retenir, car les ordres du prince l'effrayaient plus que la guerre elle-même.

- / (XXIV) : Grâce à cette circonstance, Tacfarinas fait courir le bruit que l'empire romain est déchiré par d'autres guerres; que c'est pour cela qu'on rappelle d'Afrique une partie des troupes, et qu'il sera facile d'écraser celles qu'on y a laissées, si tous ceux qui préfèrent la liberté à la servitude veulent frapper un grand coup. Il augmente son armée, puis il vient camper devant Thubusque, et investit cette place. Dolabella rassemble tout ce qu'il a de troupes; la première marche et la terreur du nom romain fait lever le siège aux Numides, qui d'ailleurs ne peuvent soutenir le choc de l'infanterie. Dolabella fortifie les positions avantageuses; en même temps il frappe de la hache les chefs des Musulames, qui menaçaient de trahir. Sachant par l'expérience de plusieurs campagnes, qu'il était impossible d'atteindre avec un seul corps et des troupes pesamment armées, les bandes errantes de l'ennemi, il appelle le roi Ptolémée et ses auxiliaires, et forma quatre divisions, dont il confie le commandement à des lieutenants et à des tribuns. Les Maures les plus braves conduisent les troupes chargées de faire du butin; lui-même était partout pour diriger.

- / (XXV) : Bientôt on apprend que les Numides ont dressé leurs tentes auprès des ruines d'un château nommé Auzéa qu'ils avaient incendiés autrefois, et qu'ils comptent sur cette position, fermée de tous côtés par de vastes forêts. Aussitôt les cohortes et la cavalerie, sans bagages, se portent en avant par une marche rapide, ignorant où on les conduit. Le jour commençait à peine, que les soldats romains abordaient, au bruits des trompettes et avec des bruits terribles, les Barbares à moitié endormis. Les chevaux numides étaient au piquet, ou dispersés çà et là pour paître. Du côté des Romains, tout est disposé pour le combat, l'infanterie serrée, la cavalerie en rang de bataille; les Numides, au contraire, surpris à l'improviste, sans armes, sans direction et en désordre, sont culbutés, tués ou pris comme des troupeaux. Irrité par le souvenir de ses fatigues, contre un ennemi qui fuyait un combat tant de fois souhaité, le soldat s'enivre de vengeance et de sang. L'ordre de s'attacher Tacfarinas circule dans les compagnies : " Tous le connaissaient, après tant de combats; seule la mort de ce chef peut mettre un terme à cette guerre. " Mais le Numide, quand il voit ses gardes tués, son fils déjà enchaîné, les Romains répandus partout, s'élance à travers les traits et par une mort qui ne fut pas sans vengeance, s'affranchit de la captivité. La guerre finit avec lui.

Livre IV / (XXVI) : Dolabella demanda les ornements du triomphe. Tibère les refusa; c'était une concession à Sejan, car la gloire de son oncle Blesus pouvait souffrir de la gloire de Dolabella. Mais Blesus n'en fut pas plus grand, et le refus d'une distinction méritée ne fit qu'ajouter à la renommée du vainqueur, car, avec une armée plus faible, il avait fait des prisonniers de marque, tué le chef, et l'honneur d'avoir terminé la guerre lui revenait tout entier. Dolabella était suivi par des ambassadeurs des Garamantes, qu'on avait vus rarement dans Rome. Cette nation, frappée de terreur par la défaite de Tacfarinas, les envoyait pour s'excuser auprès du peuple romain, car elle savait sa faute. On connut alors le zèle de Ptolémée dans cette guerre, et on renouvela en sa faveur un ancien usage. Un sénateur fut désigné pour lui porter le bâton d'ivoire, la toge brodée, antiques présents du Sénat, et le saluer du nom de roi, d'allié et d'ami.

Et voici les résumés qu'en font certains historiens :


1 / JULIEN (Charles André) : " l'Histoire de l'Afrique du Nord ",
Paris, Payot, rééd., 1975, T.I, pp. 128/130.

L'insurrection du berbère Tacfarinas qui, au temps de Tibère, tint sept ans durant, en échec les armées romaines, nous est connu par quelques lignes de Tacite : " Cette même année (17), écrit-il, la guerre commença en Afrique. Les insurgés avaient pour chef un Numide, nommé Tacfarinas, qui avait servi comme auxiliaire dans les troupes romaines et avait ensuite déserté. Il rassembla d'abord quelques bandes de brigands et de vagabonds qu'il mena au pillage; puis il parvint à les organiser en infanterie et cavalerie régulières. Bientôt, de chefs de bandits, il devint général des Musulames, peuplade vaillante qui parcourt des régions dépourvues de villes, en bordure des déserts d'Afrique. Les Musulames prirent les armes et entraînèrent les Maures, leurs voisins qui avaient pour chef Mazippa. les deux chefs se partagèrent l'armée; Tacfarinas garda l'élite des soldats, tous ceux qui étaient armés à la romaine, pour les rompre à la discipline et les habituer au commandement, tandis que Mazippa, avec les troupes légères, portait le fer, la flamme et l'effroi. "

Comme tant de chefs d'insurrection, de Jugurtha à Abd el Krim, Tacfarinas avait appris le métier militaire et fortifié sa haine de l'étranger en servant dans les rangs des envahisseurs. Il fut d'abord un chef de bandes. Entendez qu'il se trouva, sans doute, en présence de révoltes spontanées qui se manifestèrent par des razzias, qu'il lui fallut ensuite les discipliner, les organiser et transformer en armée régulière la cohue anarchique des tribus. S'il réussit, comme l'affirme Tacite, ce ne fut point un simple aventurier, mais un chef d'envergure.

Le mouvement s 'étendit jusqu'à la Maurétanie, à l'Ouest, à la Petit Syrte, à l'Est. Ce fut une révolte générale des tribus du Sud, qui mordit sur les territoires relevant de Rome. Le proconsul M. Furius Camillus, à la tête de la IIIè légion Auguste et de contingents auxiliaires, battit Tacfarinas en bataille rangée et reçut les honneurs du triomphe (17). Mais une révolte berbère ne s'épuise pas dès le premier combat. Suivant leur tactique éternelle, les Numides se dispersent dès qu'ils eurent le dessous pour se reconstituer dans au désert. De là Tacfarinas poussa des razzias soudaines sur les bourgades et les campagnes des confins. Il réussit même à mettre en fuite une cohorte romaine et à enlever un fort (20).

Le proconsul L. Apronius dut intervenir, avec des renforts venus de Pannonie, pour dégager une place assiégée. La poliorcétique n'était pas le fort des Numides. Tacfarinas eut la sagesse d'y renoncer et de revenir aux incursions rapides. les romains ne pouvaient se saisir de cet ennemi qui portait l'offensive là où l'attendait le moins et disparaissant, avec son butin, avant qu'ils aient eu le temps de réagir. une fois cependant, le fils du proconsul, L. Apronius Caesanius, surprit Tacfarinas et le réduisit à se réfugier au désert. Succès précaire qui n'empêcha pas le Numide de reparaître et d'envoyer des députés à Tibère pour lui signifier qu'il eut à lui céder de bonne grâce des terres, à lui et son armée, sans quoi il le menaçait d'une " guerre interminable ".

Tacite voit dans cette sommation la manifestation d'une audace singulière. Elle témoigne plutôt de la nécessité vitale pour les Numides de se ravitailler dans les plaines fertiles dont l'occupation romaine leur interdisait l'accès. Tibère se refusa à négocier. " On rapporte, écrit Tacite, que jamais insulte à l'empereur et au peuple romain n'indigna Tibère comme de voir un déserteur et un brigand s'ériger en puissance ennemie. " Il ne pouvait admettre que " l'empire au faîte de sa puissance se rachetât, par la paix et des concessions de territoires, des brigandages de Tacfarinas. "

Un nouveau proconsul, Q. Julius Blaesus, mena une double action contre le Numide. Par d'habiles promesses et sans doute par des concessions de terres, il provoqua des dissidences, puis comme plus tard Bugeaud contre Abd el Kader, adapta sa tactique aux nécessités africaines en organisant colonnes mobiles qui harcelèrent l'ennemi. Il installe ses troupes dans des camps retranchés, tout le long des frontières, et put ainsi continuer son offensive même au coeur de l'hiver, mais il ne réussit pas à s'emparer de Tacfarinas, comme le lui avait prescrit l'empereur, et obtint, dit-on le triomphe que parce qu'il est l'oncle du tout puissant préfet du prétoire, Séjan.

Après le départ de Blaesus la situation redevint grave. L'avènement de Ptolémée en Maurétanie provoqua une nouvelle révolte des maures, et Tacfarinas, qui n'ignorait pas que les effectifs romains venaient d'être amputés d'une légion, rallia de nouveaux partisans, si bien que la révolte reprit de la Maurétanie à la Grande Syrte. le proconsul P. Cornelius Dolabella suivit la tactique de Blaesus et finit par rejoindre Tacfarinas près " d'un château à demi ruiné et brûlé jadis par les Numides, nommé Auzia, au milieu d'épaisses forêts où il se croyait en sûreté ". On a affirmé, sans preuves suffisantes, que ce castellum occupait l'emplacement d'Aumale, bien qu'il soit vraisemblable qu'il se dressât plus à l'est. Les soldats " enivrés de vengeance et de sang " égorgèrent à l'envie, les Numides surpris au repos. Tacfarinas se jeta au-devant des ennemis " et se déroba à la captivité par une mort qu'il fit payer cher ". Le massacre du chef mit fin à la guerre.


2 / BENABOU (Marcel) : " La résistance africaine à la romanisation ",
Paris Maspéro, 1976, pp. 75/83, chapitre intitulé : " Les semi-nomades face aux empiétements romains : Tacfarinas ".

Les troubles suscités par l'annexion de la future Numidie, les victoires militaires consécutives à ces troubles avaient transformé à la fois la situation sur le terrain et la stratégie des Romains. Ainsi la nécessité d'asseoir l'occupation militaire sur des bases solides dicté la construction de la voie Haïdra à Gabès par Gafsa, ce qui impliquait la mainmise effective de l'autorité romaine sur une grande partie du sud tunisien. Ceci, se traduit, pour les tribus semi-nomades, habituées à se retirer dans les montagnes en été et à passer l'hiver dans la steppe, par l'impossibilité de continuer leurs déplacements saisonniers.

Les Musulames, qui avaient déjà vu leurs terres réduites par Cossus Cornelius Lentulus, se trouvaient maintenant privées par la nouvelle route, d'une bonne moitié de leur territoire. Cette dépossession, qui intervient tandis que par ailleurs s'effectue l'inventaire ordonné par Auguste des ressources de la province , détermine les Musulames à reprendre la lutte. Ils le font donc, mais la guerre qu'ils vont mener semble différer profondément des mouvements qui l'avaient précédée sous le règne d'Auguste.

Les Musulames en effet ne sont pas une banale tribu comme il y en tant dans l'Afrique romaine et indigène. Plutôt qu'une tribu, c'est sans doute une confédération : l'on connaît l'une de composantes de cette confédération, la tribu musulames Gubul que mentionne un texte de Theveste. Son importance ne date pas de l'empire, mais remonte bien au-delà dans l'histoire africaine. Bien qu'ils ne soient pas nommés par Salluste, qui s'est peut soucié de donner des noms de tribus africaines, ils durent prendre une part à la guerre de Jugurtha; en effet la ville de Thala, qui est sur le territoire de la confédération musulame, était acquise à Jugurtha, et elle ne fut prise, par Metellus, qu'après une longue résistance. L'importance des Musulames est due à la taille et à la place de leur territoire : ils possèdent en effet la plus grande partie du bassin du Muthul (Oued Mellègue), vaste zone aux multiples utilisations possibles, et dans laquelle l'administration saura tailler pour constituer des domaines publics et privés, des cités et des marchés. Le début du 1er siècle marque pour les Musulames un tournant : ils se décident à la résistance armée, mais à une résistance d'un type nouveau. Pour la première fois en effet, des Africains vont tenter d'emprunter aux Romains, très maladroitement sans doute, mais avec une indéniable détermination, une partie de leur technique guerrière. Armement, organisation d'unités diversifiées, utilisation d'une tactique adaptée aux circonstances mouvantes du combat, autant d'éléments qui donnent à cette guerre de sept ans une importance particulière de la résistance africaine à la romanisation.

La guerre qui va commencer en 17 sera toute entière dominer par la personnalité de Tacfarinas. Celui-ci qui avait servi dans l'armée romaine -dans un corps d'auxiliaires-, sut mettre à profit les leçons qu'il avait apprises auprès des Romains pour les retourner contre eux. Sa compétence, dont témoignait l'organisation paramilitaire qu'il avait su donner aux premières " bandes " dont il s'était entouré après avoir déserté l'armée, lui valut de devenir, après ses premiers succès, chef de la puissante tribu des Musulames. peut-être y a-t-il là autre chose qu'un hasard, autre chose que la rencontre fortuite d'un condottiere en mal de troupes et d'une tribu en mal de pillage. N'est-il pas plus logique de penser qu'il s'agit d'une union dictée par une conscience claire des nécessités de la situation ? Pour les Musulames, en effet, la guerre était inévitable, puisqu'elle devait permettre de récupérer les terrains de parcours indispensables à la survie de la tribu dans son mode de vie traditionnel. Or , cette guerre sentie comme vitale, ne pouvait être menée avec les moyens et les méthodes traditionnels (pillages, razzias, etc.), dont l'inefficacité relative avait pu apparaître tout au long du règne d'Auguste. il était donc normal qu'une guerre qui avait changé de sens, changeât aussi de méthode : l'appel de Tacfarinas n'est que la conséquence de cette transformation, le symbole d'une volonté déterminée de résistance. Ainsi seulement peut s'expliquer la durée exceptionnelle de la guerre et son extension, qui sont, l'une et l'autre sans commune mesure avec les " opérations de brigandages " que les autorités romaines (ainsi que Tacite, qui rapporte leurs paroles) affectaient d'y voir.

Il semble bien tout d'abord que le déclenchement des opérations n'ait pas été improvisé; il fut sans doute précédé d'une préparation, que nous dirions diplomatique, fort sérieuse. En effet les Musulames ne se lancent pas seuls dans la bataille. Pour éviter d'être tournés sur leurs ailes, ils s'allient à l'ouest avec les Maures, commandés par Mazippa, à l'Est avec les Cinithi , proches des Syrtes : une sorte de front s'étendant des confins méridionaux du royaume de Juba jusqu'à la Petite Syrte est ainsi créée. A l'intérieur même de ce front, une sage " division du travail " est aménagée : les troupes de Tacfarinas sont organisées à la romaine, avec des unités de fantassins et des ailes de cavaliers, habitués à manoeuvrer en ordre, bien formés et bien entraînés; les troupes de Mazippa, elles, restent fidèles à la tactique traditionnelle des cavaliers maures qui fondent sur l'ennemi et le harcèlent en groupes légers, mobiles, insaisissables. En se réservant ainsi la possibilité de jouer sur les deux registres, et de mener alternativement, selon les circonstances, les deux types de combat, Tacfarinas comptait sans doute embarrasser le commandement romain et bénéficier de l'effet de surprise que ne manqueront pas de provoquer chez l'ennemi cette organisation bifide.

Ainsi préparé diplomatiquement et militairement, Tacfarinas, en 17, ne craint pas, lorsque le proconsul Furius Camillus entre en campagne contre lui, de livrer bataille à découvert, alors qu'il aurait pu éluder le combat. Mais cet acte d'audace, quoique appuyé sur un dispositif qui eût pu garantir le succès se révéla présomptueux, ou peut-être seulement prématuré : dans une bataille de type classique, la supériorité de l'expérience romaine sur la neuve discipline des Musulames ne se démenti pas. Furius Camillus remporta là une victoire qui lui valut les ornementa triomphalia et l'érection d'une statue à Rome. Juba II avait dû, de son côté, participer directement ou indirectement à cette opération, puisqu'il frappe en 18 des monnaies à l'effigie de la victoire.

Tacfarinas avait perdu sa première bataille; il se retira pour préparer, avec des forces nouvelles, la bataille suivante que de multiples escarmouches durent précéder entre 18 et 20. On en connaît le plus célèbre épisode, la défaite de la garnison qui tenait un fort proche du fleuve Pagyda. Ce petit désastre, qui illustrait d'une manière significative l'insécurité de la région et la vulnérabilité des positions romaines, détermina le commandement romain à prendre des mesures : une nouvelle légion, la IX Hispana, prise sur les armées de Pannonie et commandée par P. Cornelius Lentulus Scipion fut envoyée pour renforcer les troupes du nouveau proconsul, L. Apronius. Lorsqu'en en 20, Tacfarinas tente la prise du fort de Thala (le même probablement que l'actuelle Thala, non loin d'Ammaedara), il subit un échec dont il sut rapidement tirer la leçon : il fallait changer de tactique, abandonner l'espoir de battre les Romains dans leur propre spécialité, revenir donc au harcèlement, multiplier les opérations et répandre la guerre sur l'ensemble du territoire. Ce qui fut fait : spargit bellum, dit Tacite de Tacfarinas.

Ce petit jeu toutefois ne dura guère; alors qu'il s'était retiré non loin de la côte, Tacfarinas est attaqué par surprise, et une colonne légère commandée par L. Apronius Caesianus, le fils du proconsul, lui inflige une défaite assez grave pour le contraindre de se retirer une nouvelle fois. Le proconsul obtient les ornementa triomphalia et une statue, tandis que son fils reprit le septemvirat epulonum.

Cette victoire pourtant n'a rien résolu : la situation est toujours aussi grave et l'empereur Tibère aussi bien que le Sénat souhaiteraient l'envoi en Afrique d'un homme capable de mettre Tacfarinas hors de combat. Ce fut finalement sur ordre de Tibère que le sénat, qui essayait d'engager le moins possible sa responsabilité choisit Q. Junius Blaesus, l'oncle de Séjan. Son gouvernement est marqué par quelques faits d'importance.

Le plus significatif est sans doute la tentative faite par Tacfarinas pour négocier avec Tibère. Tacfarinas, quoique vaincu à deux reprises, pensait apparemment se trouver en position relativement forte : il avait fait la preuve, sinon de son invincibilité, du moins de son aptitude à faire durer indéfiniment la guerre et à en sortir indemne avec des forces renouvelées. Conscients de l'inutilité de la poursuite des opérations dont aucune n'est déterminante, il propose un accord et demande, pour cesser les combats, l'octroi des terres pour lui et son armée. il s'agit sans doute de ces terres dont l'avance de la domination romaine avait privé les Musulames ; la requête de Tacfarinas éclaire donc rétrospectivement ses véritables buts de guerre. Mais, si fondée qu'elle fut, elle devait nécessairement apparaître comme scandaleuse à Tibère, qui affectait de ne voir en Tacfarinas que le déserteur et le brigand qu'il faut, non pas écouter, mais punir.

Il semble pourtant qu'à Rome comme en Afrique certains commençaient à se lasser de cette guerre qui portait préjudice à leurs activités : les commerçants notamment reprirent leur fructueux négoce avec les Musulames et certains passèrent devant les juges pour cette raison. il serait à coup sûr excessif et hasardeux de tirer parti de cette observation pour en conclure qu'il existait à Rome un parti prêt à faire la paix avec Tacfarinas; du moins est-il légitime de dire que la guerre qui durait depuis plusieurs années devait léser sérieusement quelques intérêts romains et qu'on devait souhaiter dans certains milieux la reprise de relations normales avec les régions où sévissait la guerre. Peut-être est-là ce qui explique, au moins en partie, la tentative de Q. Junius Blaesus, de détacher les " rebelles " de leur chef en leur promettant le pardon s'ils se ralliaient. Tentative qui fut, au dire de tacite, suivie de quelques succès : l'octroi de terres récompensa peut-être ces transfuges.

La capture de Tacfarinas restait néanmoins le but principal du proconsul qui, instruit par les échecs et les demi-succès de ses prédécesseurs, décida d'adopter la tactique de son ennemi, c'est-à-dire celle-là même qui avait permis à Metellus et à Marius de venir à bout de Jugurtha : le fractionnement des troupes en plusieurs corps très mobiles. Trois colonnes sont formées : celle de l'est, protégeant les Syrtes, celle de l'ouest, destinée à défendre le territoire de Cirta, celle du centre enfin, chargée de la région de Théveste et d'Ammaedara. la tactique réussit en partie à affaiblir Tacfarinas. Blaesus, sur sa lancée, fractionne encore ses troupes, et en plein hiver (22 - 23) n'hésite pas à faire campagne ce qui lui valut quelques succès. Mais Tacfarinas, dont le frère fut tué, reste insaisissable. Lassé, et sans doute déçu, Blaesus quitte son commandement, pourvu bien entendu des ornements triomphaux et de la statue, qui avaient déjà récompensé les éphémères succès de ses deux prédécesseurs.

Quand arrive juillet 23, le nouveau proconsul P. Cornelius Dolabella, la situation de Tacfarinas s'est nettement modifiée. D'une part, la mort de Juba II a mis sur le trône de Maurétanie le jeune Ptolémée dont le comportement provoque la colère et le mécontentement chez les Maures; d'autre part, Tacfarinas à réussi à obtenir la participation effective des Garamantes et de leurs troupes, sans compter celle de nombreux mécontents issus de l'Afrique même. Ainsi la presque totalité du sud et de l'Africa se trouve liguée contre les Romains. En outre le rappel de la IX Hispana en Pannonie dégarnit partiellement le front africain. Tacfarinas, décidément fort habile dans tous les domaines, ne manque pas de tirer argument de cette bévue. Il y voit, ou feint d'y voir, la preuve que l'empire est aux abois et que l'Afrique est bonne à prendre. il alimente une sorte de campagne de propagande sur ce thème. Le fait de recourir à une campagne de cet ordre est particulièrement intéressant, en ce qu'il traduit l'aptitude Tacfarinas à penser en terme de stratégie globale, et à définir la situation africaine dans le cadre plus vaste des difficultés que connaît Rome avec son empire. ici encore, nous voyons à l'oeuvre non le chef turbulent d'une horde de pillards, mais un dirigeant avisé, bien informé, luttant, avec souplesse et ténacité à la fois, au service d'une cause précise.

Il est vraisemblable que la coïncidence d'événements favorables à encouragé Tacfarinas à reprendre l'initiative des hostilités contre Dolabella et même de tenter de porter un grand coup contre celui-ci. le siège de Thubuscum -c'est-à-dire presque certainement Thubursicu Numidarum- paraît correspondre à cette ambition. mais la résistance de la place et l'arrivée de Dolabella obligent Tacfarinas à lever le siège et à se réfugier près d'Auzia (Aumale).

La phase ultime de cette interminable guerre commence alors. Dolabella reprend la tactique de Blaesus et forme quatre colonnes, dont une comprend des auxiliaires fournit par Ptolémée. Quelques chefs Musulames, sans doute ceux que les promesses de Blaesus avaient ralliés à l'autorité romaine, ayant fait mine de fléchir, il les fait exécuter pour s'assurer la fidélité des hommes. Puis à la hâte et par surprise, il se porte contre Auzia où se déroule la dernière bataille, qui voit la mort de Tacfarinas et la fin de la guerre.

L'échec de Tacfarinas est lourd de conséquences, non seulement les tribus ne récupèrent pas la portion de territoire qui leur avait été enlevé, mais encore les autorités romaines, tirent la leçon des années de luttes, étendent plus loin encore leur zone d'occupation, comme le prouve l'oeuvre de centuriation poursuivie par la légion sous le proconsul C. Vibius Marsus.




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