Zoulikha Oudaï née Echaïb Yamina est née le 7 mai 1911 à Hadjout. Issue d’une famille aisée, son père Braham, conseiller municipal, est un riche propriétaire. Elle n’est âgée que de 6 ans lorsqu’elle perd sa mère et est confiée à ses grands-parents maternels (Dar Aggoun - Essebagh). Scolarisée, elle obtient le Certificat d’études primaires. Elle se révolte très jeune contre le colonialisme français qui enrôle son frère – il perdra la vie lors de la Seconde Guerre mondiale – et son fils, Lahbib – porté disparu en Indochine en 1954. Cette révolte, nourrie par le fait que des Algériens meurent pour la France et pour une cause qui n’est pas la leur, Zoulikha ne cessera de la porter en elle. Le déclenchement de la révolution algérienne lui permettra de concrétiser son idéal d’une Algérie libre et indépendante du joug colonial ; elle s’implique corps et âme pour la Cause et ce, jusqu’à sa mort en chahida sous la torture. Zoulikha est déclarée décédée le 25 octobre 1957 à 15 heures, enregistrée à la mairie de Sidi Ghilès le 12 décembre 1957 par l’armée française.
Zoulikha Oudaï
Le fils
En 1952, Lahbib est enrôlé et envoyé en Indochine. En 1953, il est dégradé de caporal chef à 2e classe, pour avoir porté un coup de poing à un officier français véreux qui détournait la solde des tirailleurs illettrés ; plus tard, cet officier sera dénoncé et dégradé par le tribunal militaire. Le 18 mars 1954, blessé, il est capturé par les Vietnamiens et libéré le 17 octobre 1954. Pendant cette période, il est considéré disparu. Le 1er janvier 1955, Lahbib rentre en Algérie ; il a 24 ans.
La révolution étant déclenchée, la France essaye à tout prix de récupérer les anciens d’Indochine. Ainsi, la police et la gendarmerie viennent plusieurs fois à la maison pour tenter de le recruter, mais il refuse et s’enfuit de Cherchell pour rejoindre, dès le début 1955, le Fida de Blida, puis le maquis à Chréa. On l’appelait « l’homme à la vespa », car il opérait ses actions de Fida en vespa ; d’ailleurs il venait de temps en temps rendre visite à sa famille à Cherchell avec ce moyen de locomotion. Pour avoir des nouvelles de son fils, Zoulikha lisait régulièrement le journal (l’Echo d’Alger, la Dépêche quotidienne, Alger républicain) à la recherche d’éventuelles nouvelles de son fils.
L’époux : El Hadj
Le 15 octobre 1956, El hadj Larbi Oudaï dit Ahmed monte au maquis. Dès le déclenchement de la révolution, il activait déjà dans la clandestinité au sein de la première cellule politico-militaire dirigée par le chahid Allioui Belkacem (président du Mouloudia de Cherchell) ; son activité de maquignon lui permettait, à travers ses déplacements répétés dans la région et dans les souks hebdomadaires des villes et villages de Gouraya à Boufarik etc., de collecter des fonds, de mobiliser, de transmettre informations, renseignements etc. Se sachant recherché, il rejoint le maquis au Pic de Menaceur chez les Oulhandi puis gagne son douar natal Y’oudayen, devenu centre de transit où se trouvait encore sa tribu. Ce 15 octobre à 21 heures, les policiers envoyés par le commissaire Costes viennent le chercher chez lui.
En mai 1956, une révolte a eu lieu au sein de la prison de Cherchell ; les prisonniers n’avaient qu’un seul objectif : fuir pour rejoindre le maquis. Des complicités ont permis d’armer les insurgés d’armes blanches, ce qui a favorisé leur mutinerie. La femme du directeur, Mme Gauci, fut assassinée lors de cette évasion. Il est vrai que les prisonniers, lors de leurs corvées dans la cour de la prison, ont eu à nourrir des ressentiments à l’égard de la dame qui n’hésitait pas à leur jeter le contenu de ses pots de chambre sur la tête ! Tous ces prisonniers sans exception sont montés au maquis. El Hadj a été victime d’une dénonciation. Ce jour-là, à 21 heures, les policiers envoyés par le commissaire Costes sont venus le chercher chez lui. Zoulikha affronte les policiers et leur demande : « Avez-vous un mandat de perquisition ? »
« C’est le patron qui nous envoie ! » lui répondent-ils. C’est ainsi que la maison fut fouillée de fond en comble et l’un des policiers trouva, posé sur un meuble, le passeport d’El Hadj ; Zoulikha déclara aux policiers :
« Mon mari est allé acheter du bétail au marché de Boufarik et il n’est pas rentré ! Je suis très inquiète ! » La perquisition des policiers eut lieu sans ménagement. Le lendemain, Zoulikha se rend au commissariat et demande audience à Costes, la rencontre est violente :
Zoulikha lui déclare : « Je cherche mon mari ! Je suis très inquiète ! Il doit aujourd’hui livrer de la viande à la caserne et depuis 2 jours, il n’est pas rentré ! »
« Votre mari est un fellagha ! hurle Costes, on les a instruits, on les a éduqués, et ils ont foutu le camp au maquis ! »
Le jour où El Hadj a rejoint le maquis, dénoncés eux aussi, Belkacem Allioui et Tayeb Benmokaddem en firent autant. En fait, c’est l’ALN, informée par un auxiliaire de la gendarmerie, et son père Zerrouk de Menaceur qui les alarmèrent. Un militant torturé puis exécuté à la gendarmerie de Cherchell est passé aux aveux.
A plusieurs reprises, ma mère est convoquée au commissariat par Costes où elle subit régulièrement un interrogatoire serré sur son mari et ses activités pour lesquelles elle nie tout en bloc, arguant du fait qu’il a disparu et qu’elle n’a plus de ses nouvelles.
Plusieurs fois, ma mère est montée au maquis rendre visite à mon père. Un jeune adolescent de 13 ans, Ahmed Djaâder l’accompagnait ; il était vendeur de petit-lait et ne pouvait attirer l’attention. A Cherchell, il n’y avait plus de responsable politico-militaire. Dénoncés, ils ont rejoint le maquis. Or, la présence d’un responsable en ville était d’une importance capitale pour assurer les liaisons, tracer le maillage de la cité, créer des relais, transmettre les renseignements ; s’occuper de l’intendance et ravitailler le maquis etc. Si Ahmed Ghebalou rencontre El Hadj et lui propose de nommer Zoulikha son épouse, responsable politico-militaire à Cherchell.
« Ya el Hadj ! lui dit-il, il n’y a plus de responsables à Cherchell, il n’y a plus d’homme ! Nous n’avons plus de contacts ! Deux personnes contactées ont refusé d’assumer la responsabilité ! Et si on désignait La Zoulikha ? L’ennemi ne la soupçonnerait pas ? » C’est ainsi que ma mère fut désignée.
Zoulikha Oudaî est nommée responsable politico-militaire à Cherchell par Ahmed Ghebalou.
Les premiers contacts que ma mère s’est empressée de prendre le furent avec les familles dont les enfants ont rejoint le maquis (du moins quelques-unes). Trois responsables venaient souvent à la maison : Maâmaar Mosteghalmi, Abderahmane Labbaci et Mohamed Alliche. Ma mère les recevait dans la salle à manger autour de la table ; pendant ce temps-là, je surveillais la rue et épiais les moindres allées et venues ; ma mère leur donnait ses instructions ; chacun de ces hommes avait une cellule et l’organisation fonctionnait selon le système pyramidal ; elle recevait également la mère de Belkacem Alioui, nommée la mère de « Si Amar ». Lorsque cette dame venait, je n’assistais pas ; les seules personnes que m’autorisait ma mère à voir étaient Lla Kheira Nedjaria, Zoubida et Zahia Benmokaddem et leur cousine Assia Benmokaddem ; par mesure de sécurité et pour me prémunir,
je ne devais pas connaître les autres ; le cheikh Mohamed Salah Ferraz de la medersa est venu voir ma mère qui lui donnait des instructions. Quant à Hamid Belkacem dit Ghebalou, épicier à Ain Qciba, ma mère le rencontrait chez lui. Le cloisonnement était son souci majeur. D’ailleurs, après le décès de Zoulikha, la cellule ne fut pas démantelée.
El Hadj est abattu par l’armée française
Le 4 décembre 1956, mon grand-père, pâle, le regard hagard, vient chez nous. Ce jour-là, l’aviation et les hélicoptères n’avaient pas cessé de sillonner le ciel et les bombardements s’entendaient à des lieues à la ronde. Le vieil homme ignorait les activités clandestines de sa belle-fille. Il annonce la nouvelle à ma mère qui aussitôt se ressaisit et lui dit, le regard dur et le ton tranchant : « Je monte immédiatement ! Je veux en avoir le cœur net ! Je veux savoir si c’est bien lui ! »
Mon grand-père tenta de l’en dissuader, elle lui déclara : « Avec ou sans toi, je monte ! »
Nous étions en décembre et les journées étaient courtes ; en cours de route, le groupe de trois personnes rencontra une sentinelle qui surveillait ; ma mère, mon grand-père et la tante étaient arrivés au moment où les hommes s’apprêtaient à enterrer mon père ; ma mère eut un malaise, puis, après avoir recouvré ses esprits, s’empresséa de lui découvrir le visage pour l’identifier ; elle l’aurait déterré si elle était arrivée trop tard, car il fallait qu’elle ait la certitude que c’était bien lui.
Mon frère Lahbib, prévenu, est arrivé à temps et a assisté à l’enterrement au cimetière familial d’Youdayène. Les maquisards, ayant assisté à la scène, ont raconté que durant le ratissage, après les bombardements, mon père avait eu une entorse au pied. Il demanda à deux jeunes qui l’accompagnaient de fuir, il a été intercepté par les militaires. On lui a demandé de dire « vive
la France » et devant son refus, il a été abattu à bout portant. Il aurait dit au moudjahid Abdi avant de partir : « Là où on m’arrêtera tu trouveras mon corps. »
Lorsque mon frère a appris l’arrestation de mon père, il a envoyé, par l’intermédiaire d’une personne, une lettre à ma mère, lui demandant de constituer un avocat. Ma mère n’a jamais reçu cette lettre… La lettre a été confiée à une main ennemie !
A la suite du ratissage, le camp a été brûlé, tout ce que contenaient les abris et les maisons a été la proie des flammes.
Ma mère est rentrée incognito à Cherchell et Costes l’a convoquée ; leur entretien a été houleux ; ma mère a déclaré que les militaires avaient dépouillé mon père de son argent, de ses affaires et de sa montre de gousset en or. Il est vrai que la somme qu’il portait sur lui était pour la révolution mais ma mère a dit à Costes : « Cet argent est à mes enfants ! Vous l’avez volé ! » Ensuite ma mère s’est rendue chez l’avocat, Maître Roques, qui a réussi à récupérer les affaires personnelles de mon père, son argent et sa montre. Le 7e jour après l’enterrement, je suis montée avec elle ; c’était la première fois que je montais au maquis ; j’avais 13 ans. Le 21 mars 1957, et à la suite d’une dénonciation, ma mère a été contrainte d’abandonner sa maison et ses enfants (dont le petit dernier, Abdelhamid, âgé de 6 ans, avait la rougeole) et de monter au maquis.
Arrestation de Lahbib en janvier 1957
Depuis le décès du père, Lahbib a quitté la région de Cherchell et s’est replié sur Blida ; il est arrêté en janvier à la rue d’Alger à Blida. On l’attendait dans le magasin d’un militant M. Chelha, canon sur la tempe ; Lahbib est emmené au commissariat. Immédiatement, Zoulikha a constitué un avocat qui, malheureusement, n’a pas assisté à l’audience. Elle n’a cessé de chercher son fils. Après l’indépendance, on a appris qu’il fut exécuté à Sidi El Kebir, route de Chréa.
Sa tombe ne fut jamais retrouvée.
Costes convoque ma mère à ce sujet : « Pourquoi n’êtes-vous pas venue me voir ? lui dit-il. Allez voir à Berroughia ! Il doit y être ! »
Le lendemain, ma mère a été dénoncée à Costes qui, fou de rage, fulminait : « Hier elle était là et elle m’a échappé ! » Costes a ajouté après le départ de ma mère : « S’il y avait cinq hommes comme elle à Cherchell, je prendrais ma valise et je partirais ! »
Ma mère devait à tout prix quitter la maison ; elle était brûlée à Cherchell et dénoncée auprès de Costes. Elle s’est rendue en car à Alger chez une parente dont le mari venait d’être arrêté ; celle-ci prit peur, s’excusa et refusa de l’héberger. Ma mère reprit le car et revint à Cherchell, dans un quartier à l’entrée de la ville, Mdoura, chez la famille Melhani Braham.
Dès cet instant, une surveillance constante et accrue s’est installée dans notre quartier et autour de chez nous. Je ne fréquentais plus l’école primaire, sauf la medersa, en fin d’après- midi.
Quelques jours avant le ramadan, j’entendis des murmures à l’étage ; mon beau-frère était là et ma sœur me dit : « Monte ! » Ma mère faisait sa prière et je ne l’avais pas vue rentrer ! En fait, elle avait escaladé le mur des voisins Dar El Miliani. J’entendais des conciliabules entre ma mère et mon beau-frère : « Que disent les Français ? Renseigne-toi ! Plus de 30 Cherchellois ont été arrêtés ! Costes est monté en grade ! »
Durant tout le ramadan 1957, ma mère est restée cachée à Mdoura, dans l’attente d’instructions pour rejoindre le maquis. Mon beau-frère a été interdit de séjour durant trois mois à Cherchell et ma sœur a été convoquée par le commissaire qui éructait : « Et dire qu’elle était là, à côté de moi ! Alors que la responsable, c’est elle ! Si la maison n’était pas en ville, je l’aurais bombardée avec tout ce qu’il y a dedans ! »
Lla Lbiya adhère à la cause
Lla Lbiya Lakehal est une sage-femme honorablement connue à Cherchell. De par sa profession, elle est amenée à recevoir à toute heure du jour et de la nuit des femmes en consultation ; le choix de sa maison comme lieu de rencontre est judicieux à plus d’un titre (elle se situe à 100 mètres du mess des officiers et à 50 mètres de la salle d’instruction sur l’armement). C’est ainsi que ma mère demande à ma sœur de prendre contact avec elle et de lui demander si elle accepterait de servir la Cause ; la sage-femme répond sans hésiter : « Ma maison est la vôtre ! » Les va-et-vient des femmes voilées n’intriguaient aucunement les militaires. Dès lors, ma mère se mit à venir une fois par semaine, précédée d’un guide, Djelloul, qui assurait sa sécurité ; Aziza, la petite-fille de la sage-femme venait à la maison me prévenir : « Ta mère est là, viens la voir ! »
Je mettais un voile malgré mes 13 ans pour ne pas être reconnue et accourais chez la sage-femme ; ma mère venait récupérer les médicaments, les vêtements, les drapeaux, les écussons et surtout l’argent collecté auprès de la population. C’est notre voisine, Lla Fatma qui était chargée de lui ramener la collecte que lui remettait Allel Béhiri (el ichtirak). Couvertures, vaisselle, linge, tout était envoyé au maquis.
La scène du mercurochrome
Pour les soins aux blessés, les besoins étaient simples : coton, pansements, bandages, alcool, mercurochrome et pénicilline en poudre injectable. Toutes les personnes sollicitées pour ces achats rapportaient de paniers pleins de flacons qui ne devaient contenir chacun que quelques millilitres (25 à 30) et ces paniers étaient encombrants ! Transvaser le tout dans des bouteilles d’un litre était la solution. Ce jour- là, chez Lla Lbiya, le transvasement des flacons s’opérait à travers les mains des femmes assises au sol : ma mère, Zoubida Benmokadem, la sage- femme, Aziza et moi.
Un geste maladroit a renversé au sol la grande bouteille pleine aux trois quarts ! Les mains sont rouges, le carrelage est inondé et le produit est indélébile ! A cet instant précis, on cogne violemment à la porte. Stupeur des trois femmes et des deux jeunes filles ! Les visages pâlissent et les cœurs battent aussi fort dans les poitrines ; ma mère est recherchée, et les médicaments et le mercurochrome constituent une pièce à conviction irréfutable de son implication au maquis ; si c’est la police, nous sommes perdues… arrêtées, torturées, seule la mort peut nous délivrer.
Les coups redoublent à la porte et la maîtresse se résout à ouvrir, les mains rouges et tremblantes ! Le flagrant délit va être constaté et nous sommes perdues. La porte s’entrouvre doucement et la sage-femme aperçoit, ahurie, dans l’entrebâillement de la porte… l’éboueur, qui lui réclame le seau à ordures qu’elle a oublié d’entreposer devant le seuil de sa maison!
Dans la pièce, les respirations sont suspendues, seuls les visages livides et les fronts moites attestent des instants dramatiques vécus durant des secondes qui ont semblé des heures ! Les rires fusent, pour dédramatiser l’instant durant lequel la mort a rôdé dans la maisonnette de Lla Lbiya.
Ce jour-là, dans l’après-midi, ma mère a quitté Cherchell.
Quelques jours avant qu’elle ne rejoigne le maquis, nous avions accompagné ma mère à Y’oudayène. Le lendemain, l’armée a bombardé le maquis et tout le secteur. Ma tante a fui avec les deux garçons et sa belle-fille et moi nous nous sommes cachées ailleurs. Nous n’avons pas cessé de réciter la Chahada car nous sentions notre fin très proche. Ma mère est demeurée sur place, assise sous un arbre avec un cousin. Depuis, elle ne nous a plus emmenés avec elle au maquis.
Le panier de légumes
Ce jour là, Aziza vient m’appeler : « Viens » ! Je comprends que ma mère est descendue chez Lla Lbiya. Les deux femmes étaient mortes d’inquiétude : le guide a été arrêté par les militaires du côté de Bab el Matmar. Il transportait un panier de médicaments recouverts de légumes. Le guide était chargé, soit de la précéder, soit de la suivre ; s’il est arrêté, elle doit changer de direction et fuir. Et si le guide est torturé et qu’il avoue ? Où cacher ma mère ? Où passer la nuit ? Constatant que le guide ne revenait pas et qu’il avait bel et bien été arrêté, ma mère rebroussa chemin et rentra à Cherchell. (A noter que Cherchell possédait uniquement trois entrées surveillées : porte d’Alger, porte de Ténès et Porte de Miliana).
C’était l’époque du recensement et chaque maison recensée était marquée d’une croix rouge ; les contrôles se font de nuit et si une personne supplémentaire se trouve dans une maison recensée, ses habitants sont en danger d’arrestation, voire de torture et de mort. Je pleurais et ma mère aussi. Où passer la nuit ? La sage- femme dit à ma mère :
« Passe donc la nuit chez moi ! » Et ma mère de lui répondre : « Si je dois affronter le danger, autant aller dormir dans ma maison ! » Lla Lbiya a une idée : son petit-fils Mâamar a endossé la fonction de sentinelle ; il a un ami, Allel Zougari, qui habite à Tizirine ; elle demande à Maâmar d’aller le chercher ; aussitôt les deux garçons arrivés, la sage-femme teste Allel en lui présentant le drapeau algérien ; le jeune homme le baise et le pose sur sa poitrine et la dame comprend alors que le garçon est dévoué à la Cause ; elle lui demande d’accueillir ma mère chez lui pour la nuit.
Elle fut très bien reçue chez les Zouguari, dans leur maison, située face à celle du commandant de secteur français tristement célèbre, le lieutenant colonel Cointe! Le lendemain matin, lorsque ma mère revint chez Lla Lbiya elle apprit que le guide qui avait été arrêté avec son panier de « médicaments-légumes » avait subi une journée de travail forcé, puis avait été libéré le soir même. Son panier lui avait été rendu sans avoir été contrôlé !
Zoulikha échappe à une arrestation
Un jour, ma mère s’est déplacée, transportant de précieux documents ; alors qu’elle longe une crête, elle voit subitement un groupe de soldats français en contrebas accompagnés de goumiers qui assurent la traduction pour les personnes qui ne parlent qu’arabe ou kabyle. A quelques mètres, un vieil homme marchait, se rendant probablement au souk ; les soldats lui crient de descendre.
– « Dis que je suis ta femme et que je suis muette et sourde ! » lui crie-t-elle.
Au début réticent, le vieil homme a obtempéré, et ma mère a fait semblant de trébucher au sol. Protégée par son voile, elle a caché les documents derrière un buisson quelle a recouvert de terre, et s’est passé les mains sales sur le visage pour ne pas être reconnue (teint blanc et grain de beauté sur la joue sont les particularités portées sur sa fiche de recherche.)
Les militaires les ont longuement observés, puis les ont laissés partir ; ma mère est retournée le lendemain récupérer les documents cachés la veille.
Le foulard
Ce jour-là, Mohamed Alliche et Abderrahmane Youcef-Khodja (dont le frère Braham est mort au maquis, et dont l’autre frère Mourad est mort des suites de la torture infligée par la gendarmerie) viennent rendre visite à Zoulikha à Y’oudayène ; la séance de travail terminée, ma mère leur propose de prendre un café. « On revient dans un moment ! » lui dit l’un d’eux ; ils quittent les lieux. Quelques instants plus tard, Zoulikha entend des rafales de mitrailleuse et songe immédiatement qu’ils ont dû être suivis et abattus. Lorsque les soldats français quittent les lieux, Zoulikha se précipite vers les deux moudjahidine baignant dans leur sang : elle ôte le foulard qu’elle porte, le trempe dans leur sang et le ramène là où elle vit, dans une grotte. Bien plus tard, Lla Lbiya m’a envoyé un voile et un foulard propres, lavés ; et elle m’a dit : « Ces objets ont appartenu à ta mère, garde-les en souvenir d’elle ! »
J’ai su bien après l’indépendance, que c’était le foulard que ma mère avait trempé dans le sang des chouhada.
Invitée à passer le Mouloud dans la grotte
Lors d’une rencontre chez la sage-femme, ma mère me dit : « Venez passer le Mouloud avec moi, tes frères et toi ! J’enverrai Djelloul vous chercher dimanche, à telle heure ! » Le rendez-vous est pris devant le mausolée de Sidi Braham el Ghobrini, pour prendre ensuite le car. Mes deux frères ne m’ont pas accompagnée, jugés par ma tante trop « citadins » pour paraître ruraux aux yeux des soldats français que nous pourrions rencontrer, et le plus jeune venait de se fracturer le tibia ; il ne fallait pas qu’elle le sache ! Pas de Djelloul en vue, et le car est à l’arrêt ; pensant le trouver à l’intérieur, je monte, le cherche, ne le vois pas, et voilà que le car démarre. Je n’ai pas d’argent pour payer ma place et je ne sais quelle destination prendre ni où descendre ! Je suis effrayée et mon visage doit refléter la peur panique qui m’envahit… Arrivé au premier arrêt de Kherrouba (Sidi Amar), le car se vide de ses voyageurs et je reste seule… je ne dis rien, la peur me paralyse. Le chauffeur a dû remarquer dans le rétroviseur cette gamine (j’ai alors 13 ans) seule et perdue, et au lieu de continuer sa route, rebrousse chemin et me ramène à Cherchell là où se trouve l’arrêt. Je rentre à la maison à Aïn Qciba et notre voisine Lla Fatma, stupéfaite, me demande ce que je fais là ! Je réponds que Djelloul n’est pas venu mais que je vais retourner le chercher car ma mère m’attend !!
Nous somme dimanche et c’est jour de marché ; beaucoup de gens viennent des alentours pour faire leur marché ; j’accoste un vieux monsieur et lui pose la question :
« Connais-tu Rokia Oudaï de Aïzer ?
– Bien sûr ! Qui ne la connait pas ! me répondit-il, intrigué par cette gamine timide qui semble désemparée.
– Peux-tu m’accompagner chez elle ? lui demandais-je. »
Le vieil homme aurait pu m’interroger sur mon identité ; sur ma relation avec Rokia, qui sont mes parents, où sont-ils, que fais-je ici ? Et pourquoi ? Rien de tout cela. Sa logique n’était pas la mienne ; au contraire, chemin faisant, il me parlait des maquisards, de la guerre, de ce qui se passe là-haut dans les montagnes ! J’étais sidérée que, sans me connaitre, ce vieil homme me parlait avec une telle franchise ! Je lui en fais part :
« Tu ne sais pas qui je suis et tu me parles des frères ? Et si j’étais un traître ?
Il hoche la tête et répond :
– Si ta tante est Rokia, tu n’es pas un traitre ! »
Nous avons marché jusqu’à la ferme Rivailles ; un homme rencontré en cours de route, était accompagné de sa jument et m’a hissée sur l’animal ; je me sentais mieux. Arrivés à Aïzer, mon accompagnateur m’a montré au loin une maisonnette.
« C’est la maison de ta tante » me dit-il très calmement, sans me demander pourquoi je venais de braver tant de danger pour m’y rendre !
Dès qu’elle me vit, ma tante se frappa la poitrine à deux mains :
« Tu es seule ? Comment es-tu venue jusque-là ? »
Et ma première question fut :
« Où est ma mère ?
– Non, ta mère n’est pas là ! »
La tante envoya immédiatement un émissaire chez ma mère. A la tombée du jour, un maquisard, Mustapha Rachedi, est venu me chercher. A la lueur d’une lampe de poche, nous avons traversé des pistes, des champs et des collines, et au bout de quelques heures, j’ai vu une silhouette de femme.
Ma mère s’est approchée de moi et sa première question fut :
« Ou est Djelloul ?
– Je ne sais pas !
– Qui t’a accompagnée ?
– Un vieil homme !
– Tu le connais ?
– Non !
– Où sont tes frères ?
Lla Fatma n’a pas voulu les laisser venir ici ! »
J’ai passé dimanche, lundi et mardi avec ma mère ; elle vivait dans une grotte ; un cousin paternel lui apportait ses repas (Ahmed Ben Braham Oudai) ; seules 4 personnes la connaissaient et savaient quelles étaient ses activités, et où elle logeait. Lorsque nous marchions dans la colline, ma mère trainait derrière elle une branche feuillue pour effacer les traces de pas ; mardi, je ne voulais pas rentrer à Cherchell !
« La vie de maquis te plaît ! » me dit-elle en riant.
Ce jour-là, elle attendait la visite de Boualem Benhamouda a qui elle devait rendre compte de ses activités, des provisions et de l’argent, et le garde-champêtre Berkane venait d’envoyer du blé.
Ma mère m’a donné des instructions :
« Dis à Lla Lbiya que les filles préparent les affaires pour samedi ! Je viendrai pour tout récupérer ! »
La dernière mission
Je rentre à Cherchell sous une pluie diluvienne. L’oued Aîzer est en furie et je suis trempée avec mon voile mouillé et alourdi qui traine dans les eaux bouillonnantes. Mon oncle a dû me porter car je risquais de me noyer ! Arrivés vers le début de l’après- midi, je suis allée chez ma grand-mère qui m’a remis un voile sec et une paire de mules pour rentrer chez moi sans attirer l’attention du voisinage, ni des sentinelles du commissaire. Le samedi, ma mère est venue ; Maâmar et Zougari ont sorti les affaires entassées dans des sacs de plage en bâche jusqu’à Tizirine , et là, le guide les a récupérés pour les transférer au maquis. La sœur de la sage-femme, Lla Baya, travaillait à l’hôpital Mustapha et militait avec les Saâdoune. Il fallait envoyer des pataugas au maquis, ma mère l’a chargé de l’achat de ces chaussures à Alger.
Le mardi 15 octobre 1957
Annonce de l’arrestation de ma mère ; le monde s’écroule autour de moi ! Ma sœur m’avait prévenue : « Si notre mère est arrêtée, envoie-moi un télégramme et écris « Lalia est malade », et si elle est morte écris « Lalia est morte ». »
Le télégramme a mis plus d’une semaine pour arriver à Tiaret. Ma sœur est allée voir l’avocat Maître Roques, qui a bien connu mes parents ; il lui a assuré qu’il ferait le maximum pour que nous puissions la voir en prison. Le lundi ma sœur est retournée chez l’avocat qui lui a déclaré :
« Je ne peux rien faire pour vous ! Je me suis heurté à un mur ! »
De 1956 à 1958, le commandant du secteur de Cherchell était le lieutenant-colonel Gérard Le Cointe ; c’est lui qui a instauré la torture dans les camps isolés à l’époque. Les maquisards étaient torturés jusqu’à ce que mort s’ensuive. Zoulikha, des mois plus tôt, avait déclaré à sa famille :
« Même si on doit me brûler comme Jeanne d’arc, je ne parlerai pas ! »
Epilogue En mai 1982, des restes et des ossements de chouhada ont été transférés au cimetière de chouhada de Marceau (Mennacer) ; un témoin aurait dit : « Lorsque nous avons vu cette femme morte, nous avons remarqué que la plante de ses pieds était lisse et blanche, elle n’avait pas les pieds craquelés des paysannes ; nous avons compris que c’était la femme d’El Hadj, mais nous avons préféré garder le silence. »Le 12 décembre 1957, 48 jours après son exécution, le 25 octobre 1957, Zoulikha fut déclarée décédée à la mairie de Sidi Ghilès.Alioui a été tué lors de son arrestation, Ahmed Oudaï blessé, puis arrêté, puis tué. Tout ce qui porte le nom Oudaï a été tué après avoir été torturé, les maisons brûlées, la zone bombardée par l’aviation et déclarée zone interdite.Mustapha Rachedi dit Rachid et Amar Boumaâza sont enterrés à ses côtés.Dix-sept membres de la tribu Oudaï sont morts au champ d’honneur.Le quartier Aïn Qciba, encerclé au sud par l’Ecole d’officiers, à l’est par leurs logements, à l’ouest par leur mess, et au nord par le commissariat et la gendarmerie, comptabilise à lui seul 26 chouhada, une dizaine de moudjahidine et de nombreux détenus politiques.Dès que l’arrestation de ma mère fut connue, Lla Lbya et sa sœur Baya ont cessé les envois de pataugas au maquis.L’infirmier n’est pas de Cherchell ; il travaillait au service radiologie de l’hôpital. Une pellicule contenant des photos de Zoulikha au maquis avec tous les maquisards a été prise. Mais à qui confier le développement ? Zoubida a songé au radiologue et Zoulikha a refusé ; heureusement, car l’infirmier a été arrêté.Avant de prendre le maquis, Zoulikha a brûlé toutes ses photos. Seules deux photos ont été récupérées.La photo de la jeune femme enchainée à un camion qui circule via internet n’est pas celle de Zoulikha Oudaï ! Il s’agirait de celle d’une autre chahida probablement dont l’identification reste à établir, afin de réhabiliter cette moudjahida.Zoubida Benmokkadem a été arrêtée et condamnée à la prison. Après sa sortie, elle a repris ses activités au service de la révolution
Posté Le : 05/03/2019
Posté par : litteraturealgerie
Ecrit par : Témoignage recueilli par Nora Sari
Source : memoria.dz