Algérie

Zamoum, Mazouzi,sidi Bel-abbÈs, puis la fin



Par : Youcef Aït Mouloud
Comédien
"En 1977, la troupe s'est retrouvée à la rue, sans local, sans salaire et sans domicile pour les comédiens issus d'autres wilayas. La galère a mis à rude épreuve l'ensemble des comédiens pendant plusieurs mois. La troupe était sur le point de disparaître. Le ministre des Moudjahidine, en l'occurrence Moh-Saïd Mazouzi, au courant de notre situation, a plaidé notre cause auprès du président de la République Houari Boumediene, qui a chargé le ministre de l'Information et de la Culture de solutionner le problème. Mais, c'était le début de la fin du théâtre d'agitation politique."
En tant qu'enfant de la guerre et orphelin, je ne pouvais que grandir avec la révolte dans les tripes. Le théâtre que j'ai découvert dans le scoutisme en 1963 a été pour moi l'exécutoire essentiel de mes rages accumulées. J'avais vite compris que c'était ma vocation pour exprimer la douleur qui me rongeait. Mon baptême du feu dans le théâtre contestataire était ma rencontre avec Kateb Yacine, de retour d'exil en 1971, grâce à son ami Ali Zamoum (directeur de la formation professionnelle) qui l'a persuadé de revenir au pays, avec aussi la complicité de Mohamed Saïd Mazouzi (ministre du Travail), qui m'avait chargé de traduire et de piloter le projet en tamazight la pièce Mohamed prends ta valise sur l'émigration qui était en pleine création en langue populaire, au sein du théâtre de la mer à Kouba. Pendant que la troupe était en tournée en France (destinée à notre émigration), Yacine m'a demandé de l'accompagner à Tlemcen, là où il a donné naissance à La voix des femmes et à La Kahina, tirées de l'histoire des Berbères d'Ibn Khaldoun, dont les quatre tomes de l'ancienne collection ont été achetés dans une librairie à Oran. De retour de France en juillet 1972, la troupe s'est disloquée quelques mois plus tard. La reprise des répétitions le mois d'octobre s'est faite sous tension et relâchement dans le travail. Le laisser-aller a entraîné diverses intercalations entre Kateb et la majorité des éléments du théâtre de la mer. Kateb m'avait chargé d'informer Ali Zamoum qu'il abdiquait, qu'il était impossible de continuer à travailler dans ces conditions. Zamoum, pris de colère, avait tranché : dissoudre la troupe et reconstituer une nouvelle équipe avec de nouveaux comédiens sur des bases solides. J'étais donc chargé de dénicher et de recruter des éléments intéressés, en collaboration avec Mme Mekki, amie de Yacine.
Naissance de l'ACT
En novembre 1972, on assiste à la naissance de l'Action culturelle des travailleurs, toujours sous l'égide du ministère du Travail. La pièce Mohamed prends ta valise a été remontée avec huit nouveaux éléments, dont Slimane Benaïssa dans le rôle de Moh Zitoun, Mustafa Nejar, Kamel Kerbouz, Sadek Kebir, Rachid Soufi, Haddar Saïd, Mahfoud et moi-même, ainsi que deux comédiennes d'Oran et Moh Léveilley pour le chant et la musique. Vu les conditions de travail particulièrement éprouvantes et au bout d'une année, certains comédiens ont préféré opter pour la sécurité en rejoignant d'autres organismes culturels où le salaire était garanti et le travail moins pénible. Malheureusement, les comédiens de conviction ne courent pas les rues. Le militantisme dans le théâtre politique demande beaucoup de sacrifices. La richesse du texte dans le théâtre d'agitation chez Kateb, où chaque mot vaut son "pesant de poudre", les dialogues deviennent magiques avec des phrases simples, attisent l'attention du public qui se sent concerné par les événements se déroulant devant lui. La musique populaire joue un rôle important dans toutes les œuvres, et les textes chantés récapitulent l'événement de chaque flash ou scène. Le chanteur musicien a un rôle primordial du début à la fin du spectacle. Le choix de la dardja et de tamazight est une nécessité pour s'adresser directement au peuple avec sa langue maternelle afin de le sensibiliser et de se mettre à son niveau de compréhension. La forme du théâtre nue adoptée pour l'ensemble des productions exclut d'elle-même toute sorte d'artifices (décors, jeux de lumière, effet d'hypnose et d'émerveillement), rien n'est caché, écartant tout ce qui ne s'impose pas comme nécessaire. Le contact est direct ; aucune distanciation entre les comédiens et le public. Les comédiens portent une tenue de base symbolisant le peuple à laquelle on ajoute un semblant de costumes et accessoires pour typer et caractériser le personnage. Un porte manteau au fond de la scène au regard du public permet de changer de costumes d'un personnage à un autre (le public devient témoin et personnage de la représentation). Toutes les créations depuis 1971 à 1977 (Mohamed prends ta valise, La voix des femmes, La Kahina, La guerre de 2000 ans - fresques historiques, Le roi de l'Ouest, Palestine trahie) demandent un remaniement chaque année en fonction de l'actualité nationale et internationale. Le travail d'écriture en réalité n'est jamais terminé pour toutes les pièces qui sont données en représentation simultanément pendant presque douze ans.
Un travail titanesque dans des conditions pénibles
Notre forme de spectacle est très économe sur tous les plans, ce qui nous a permis de nous déplacer et d'aller un peu partout à travers le territoire national et de nous reproduire dans des espaces réduits (lycées, usines, cités universitaires, plein air, commune, centres de formation professionnelle, ainsi que dans les campagnes). La wilaya d'Alger et ses environs sont notre centre de prédilection pour nos activités théâtrales. En réalité, notre principal public est composé d'étudiants, de lycéens et d'ouvriers... Un travail titanesque a été réalisé en quelques années (de 1971 à 1977). Toutes les œuvres ont vu le jour dans des conditions pénibles. Nous sommes restés sur les planches, ou plutôt dans une salle de répétition quatre jours (pleins) pour mettre une idée, un chant, une musique. Néanmoins, rien ne nous a empêchés de répondre à toute sollicitation de spectacle et de porter nos productions devant le plus large public sur le territoire national. Nous avons pu donner vingt-quatre représentations en un mois, toujours avec un immense plaisir de se reproduire. Nous avons organisé plusieurs tournées en France, au profit de nos frères émigrés, qui ont duré des mois, ainsi qu'en Allemagne de l'Est en 1974.
Invité à deux reprises par le Polisario, dans les camps des réfugiés au Sahara occidental, nous avons donné une dizaine de représentations et touché 40 000 spectateurs... Nous avions aussi beaucoup joué pour l'armée à l'époque. L'objectif de Kateb Yacine est de toucher les jeunes appelés dans les casernes. Notre principal handicap est le manque de moyens de locomotion pour le transport des comédiens sur les lieux de représentation, qui nous a obligés parfois à revoir notre programmation. Le ministre du Travail nous a facilité la tâche en nous offrant un minibus quatre ans plus tard. Malgré l'insuffisance des moyens matériels, financiers, humains et les difficultés rencontrées, notre troupe bénéficiait d'une large audience, ce qui nous permettait de faire face à toute entrave pour nous décourager. Néanmoins, cette existence devenait de plus en plus dure pour chacun de nous. Il fallait prendre en charge nos familles mais aussi l'activité théâtrale. 1978 : la fin du théâtre d'agitation politique Le comble de l'ironie en 1977, le nouveau ministre du Travail a mis fin à notre statut, après que Kateb Yacine a rejeté les propositions faites par la tutelle, qui a senti une récupération politique. La troupe s'est retrouvée à la rue, sans local, sans salaire et sans domicile pour les comédiens issus d'autres wilayas.
La galère a mis à rude épreuve l'ensemble des comédiens pendant plusieurs mois. La troupe était sur le point de disparaître. Le ministre des Moudjahidine, en l'occurrence Moh-Saïd Mazouzi, au courant de notre situation, a plaidé notre cause auprès du président de la République Houari Boumediene, qui a chargé le ministre de l'Information et de la Culture de solutionner le problème.
Le 1er mars 1978, accompagnés du sous-directeur des théâtres, nous avons été reçus chaleureusement par le ministre de l'Information et de la Culture, Réda Malek, qui nous a informés avoir reçu des directives de la Présidence pour régler notre situation. C'est ainsi que la décision a été prise pour notre transfert vers Sidi Bel-Abbès, seul théâtre régional vacant. La décision de notre éventuelle installation s'est faite sur un procès-verbal de réunion signé par le directeur de l'administration générale et Slimane Benaïssa, sous-directeur des théâtres, en vue de régler la situation de l'équipe de Kateb Yacine (Action culturelle des travailleurs). Kateb Yacine n'a été nommé officiellement à aucun poste de responsabilité, ni notification personnelle pour l'administrateur de l'ACT. L'article 6 du PV de réunion stipule que M. Kateb Yacine sera payé au même salaire qu'un directeur de théâtre et il recevra les mêmes primes et ceci à dater de mars 1978. L'article 2, l'administrateur de l'Action culturelle des travailleurs, M. Aït Mouloud Youcef, sera seul interlocuteur valable pour les dépenses, il devra néanmoins fournir une répartition budgétaire qui sera applicable après approbation du sous-directeur des théâtres.
Le mois de septembre 1978, après avoir réglé certaines formalités administratives au Théâtre régional de SBA avec Slimane Benaïssa (directeur des théâtres) et résolu le problème d'hébergement de la troupe avec le wali, l'ACT est mutée officiellement au Théâtre régional de Sidi Bel-Abbès par le ministère de l'Information et de la Culture. Kateb, ayant pris connaissance du PV que je lui ai remis, avait compris que c'était une forme d'exil déguisé pour lui, que tout ne sera plus comme avant, en nous fonctionnarisant ; la tutelle a opéré d'une façon intelligente afin de casser l'homogénéité de la troupe et être soumis au diktat de l'administration.
Malgré un accueil plus que chaleureux de la population de SBA et des habitants de Tenira, village distant de 25 km du chef-lieu de wilaya où résidait Kateb. C'est ainsi que s'achève la belle aventure qui a marqué le théâtre algérien d'une empreinte indélébile. C'était le début de la fin du théâtre d'agitation politique et une nouvelle expérience a vu le jour pour les comédiens de la troupe de l'ACT avec de jeunes nouveaux auteurs algériens et universels.


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