Algérie

Yasmina Khadra. écrivain : «Ecrire est un projet de partage»



A partir de son dernier roman, L'Equation africaine*, l'écrivain nous parle du monde, de la vie et de lui.-Après Alger, Kaboul, Baghdad et d'autres espaces géographiques, vous centrez l'action de votre dernier roman dans le continent africain. Quelles sont les raisons qui ont présidé à ce choix '
Je m'intéresse beaucoup à l'Afrique. La Corne de l'Afrique est une région menacée. Des événements atroces, considérés par les médias comme des faits divers, y ont lieu dans l'indifférence totale. Le problème n'est pas vraiment cerné par ceux qui se présentent comme les hautes instances de la conscience humaine. A travers ce roman, j'avais souhaité m'attarder sur ce naufrage humain, convoquer des problèmes afin de les vulgariser, leur donner une visibilité plus large et plus instructive. Notre époque connaît des métabolismes inquiétants, et des atavismes qui nous ramènent à des pratiques que l'on croyait dépassées.
C'est là que devraient intervenir les écrivains et les philosophes, pour aller plus loin que les reportages médiatiques afin d'assainir les esprits des traumatismes subis et de leur faire recouvrer un minimum de lucidité. Ma double culture, occidentale et arabo-berbère, mon expérience d'homme de terrain, mes voyages et mes rencontres pluridisciplinaires m'autorisent à croire que je pourrais apporter ma pierre à l'édifice du monde et à donner ma vision des choses qui, conjuguée à celles des autres, pourrait faire avancer ces mêmes choses pour le salut de nous tous.
-L'Afrique émerge comme un personnage à part entière. Les lecteurs découvrent ses multiples facettes : violente, fragile, riche, pauvre, abandonnée, corrompue, attachante et humaine. Comment avez-vous construit cette Afrique '
Je connais cette Afrique. J'ai été au Mali, au Niger, au Tchad. Je rencontre beaucoup d'écrivains africains. Certains sont des amis avec lesquels nous débattons de ces problématiques. Il y a une démission de la part des intellectuels africains lorsqu'il s'agit des problèmes de leur continent. Cette démission est forcée car, en Occident, on ne s'intéresse pas à ce genre d'écrits. Les frontières ne sont plus que dans les mentalités. Sur le terrain, chaque danger qui se déclare quelque part devient un péril commun, et chaque richesse devrait nous profiter à tous. Malheureusement, les gens préfèrent se retrancher derrière les remparts de leurs propres cultures et tournent le dos à ce qui vient d'ailleurs, rendant plus complexes les rapports humains. L'Afrique, pour beaucoup, est un territoire sans intérêt, une épave de l'histoire, une ruine hantée par les réflexes d'antan.
-N'est-ce pas là le regard d'un écrivain qui a la force des mots qu'il propose aux lecteurs et lectrices '
Ecrire est une conviction forgée dans une vocation éclairée. C'est un projet de partage, une générosité. Beaucoup de lecteurs et lectrices aiment découvrir le monde à travers mon regard. Ils aiment ma façon de camper les personnages, de les faire parler, le rythme que j'impose à mes textes. Mais, à aucun moment, je ne cherche à imposer mes idées. Je me contente de donner à voir et à réfléchir en laissant aux lecteurs la liberté de se faire leur propre idée.
-Vous abordez l'Afrique par le biais d'un sujet d'une brûlante actualité?
Les prises d'otages au large de la Somalie me touchent et me font réagir. J'ai écrit plus de vingt romans à travers lesquels j'ai traité de sujets qui représentent pour moi un intérêt particulier. Je ne suis pas un écrivain spécialisé. Je suis fasciné par mon époque. Je veux comprendre ce qui se passe autour de moi. J'ai écrit sur l'Algérie, Kaboul, Baghdad, le problème palestinien? Je tente de proposer le regard d'un écrivain qui a la chance d'avoir une double culture et qui me permet de mieux déceler les failles de ce système global que l'on appelle l'Humanité. En écrivant sur des sujets divers, je propose une approche différente de celle des Occidentaux pour écarter un peu plus nos ?illères.
-L'Equation africaine est une invitation à sortir de l'ethnocentrisme et à découvrir l'autre dans son altérité. Comment cette idée s'inscrit-elle tout au long de l'histoire de Kurt et des personnages qui gravitent autour de lui '
Je m'escrime à lutter contre les raccourcis et les stéréotypes. Certains êtres humains sont un peu comme des poissons rouges, enfermés dans leur bulle, pensant que le monde s'arrête aux frontières de leur pays, persuadés que leur culture leur suffit. Pour moi, il s'agit d'une mutilation intellectuelle. D'où leur étonnement devant les phénomènes qui se déclarent ailleurs et qui, en les dépassant, les rendent méfiants et hostiles au lieu de les armer de perspicacité. Le monde est un village, désormais. On ne résout pas les problèmes en leur tournant le dos. Kurt se croyait à l'abri parce qu'il était convaincu que ce qui ne le concernait pas directement ne pourrait pas l'atteindre un jour. Résultat, il se retrouve au c?ur d'un univers aux antipodes de ses préoccupations quotidiennes. Son aventure doit nous éveiller à l'inconsistance de nos certitudes. L'Afrique fait partie de notre monde.
-En découvrant l'autre, Kurt se découvre lui-même. Son expérience en Afrique le renvoie à soi et lui révèle son malaise intérieur...
Ce n'est pas l'Afrique qui m'a conduit à écrire ce roman. C'est ce phénomène de suicide qui a tendance à se vulgariser en Occident. J'ai été désarçonné par cette série de suicides qui s'est déclarée à France Télécom. Les gens font de leur échec une fin en soi. Pour un emploi perdu, on perd ses repères avant de perde la face définitivement. Or, la vocation de l'être humain est de ne pas abdiquer et de se réinventer là où il a failli. Et l'Afrique nous montre combien la vie est précieuse. Les gens n'ont rien et ils s'accrochent à tout pour ne pas disparaître. Frappés par tous les malheurs, famine, guerre, exode, catastrophes naturelles, ils refusent de renoncer à une miette de leur misérable existence. L'Equation africaine est la confrontation de deux notions de la mort, celle des gens qui sont fragilisés par la chance d'évoluer dans des pays stables, et celle de ceux qui ont la déveine de végéter dans des pays en souffrance. L'Afrique est une philosophie de la vie, une rédemption suggérée. Berceau de l'humanité, elle demeure le réceptacle de nos survivances.
-Vos romans mettent en évidence un écrivain qui s'intéresse aux événements qui bouleversent le monde. La littérature a-t-elle pour rôle d'inciter au regard critique sur soi et sur le monde '
L'Homme a inventé la littérature pour élargir son espace vital, repousser les frontières de son quotidien, esthétiser la banalité des choses et des êtres et se découvrir des talents insoupçonnés. C'est par le Verbe qu'il a traversé les âges et les civilisations, et par le Verbe, il érige ses stèles et ses gibets. Mais la littérature n'est pas forcément l'éveil. Elle est belle d'esprit, sans être obligatoirement une belle conscience. Le livre est une arme à double tranchant. Il est la face du monde et son revers. Aussi devient-il tributaire de la nature de son auteur.
Il y a des livres qui nous émerveillent et des livres qui nous affligent, des écrivains qui nous éclairent et d'autres qui nous enténèbrent. Par voie de conséquence, le livre devient un rapport aux autres. Certains écrivains s'évertuent à rapprocher les peuples, d'autres s'appliquent à les diviser. Le livre est le plus dangereux outil de propagande, capable de vicier les esprits et de préparer le terrain aux guerres et aux haines farouches.
-Les thèmes de vos romans laissent transparaître le souci de placer l'humanité au centre de vos fictions. Nous serions tentés de vous définir comme le passeur d'une vision optimiste qui ?uvre au rapprochement entre les êtres humains. Qu'est-ce qui motive cette volonté '
J'ai le privilège d'être lu un peu partout dans le monde, ce qui prouve que nous sommes capables de nous entendre. La confiance et l'intérêt que me porte mon lectorat m'encourage à penser que le besoin de comprendre est toujours vivace, que la curiosité saine pourrait nous rapprocher et nous rendre plus attentifs les uns aux autres. J'ai écrit quelque part ceci : «pour vivre pleinement sa vie, il faut savoir aimer de chaque religion un saint et de chaque folklore une danse». J'aime de chaque littérature plusieurs romanciers, et de chaque continent un talent qui m'a enrichi. Et je me porte à merveille grâce à l'apport des autres. De Tolstoï à Taha Hussein, de Mozart à El Anka, de Steven Spielberg à Youcef Chahine, de Charlie Chaplin à Sid Ali Kouiret, je n'ai fait que prendre et me gaver de leur générosité. J'espère avoir quelque chose à offrir à mon tour, être utile à quelque chose.


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