Avec les Sirènes de Bagdad, celles qui chantent et celles qui hurlent, Yasmina Khadra met magistralement les points sur les i. C’est un style guerrier, haletant et viril qui scande une histoire menée tambour battant sur plus de 300 pages. Pas de nuances, pas de quartier, pas de métaphysique, juste l’histoire telle qu’elle s’est articulée.
Avec ses mauvaises raisons ou pas de raison du tout. Parce que justement, « ils (l’Amérique et ses alliés) ne regardent jamais du côté de l’histoire et ne voient en notre pays qu’une immense flaque de pétrole dans laquelle ils laperont. Jusqu’à la dernière goutte de notre sang. Ils ne sont pas dans l’histoire ; ils sont dans le filon, dans le pactole, dans la spoliation (...) Ils marcheraient sur le corps du Christ pour s’en mettre plein les poches. Et quand on n’est pas d’accord, ils sortent leur grosse artillerie et mitraillent nos saints, lapident nos monuments et se mouchent dans nos parchemins millénaires... » Alors, après cela, quoi faire ? Au niveau individuel, à cause de l’isolement ou des petites lâchetés, attendre. Attendre. Attendre que le feu vienne jusqu’à nous. Et puis, inexorablement, il vient ce feu, par erreur ou par bêtise, il vient pour bouleverser Kafa Karam, petit village au milieu de nulle part. La première flamme commence par carboniser la mascotte du village, un handicapé mental « plus proche de Dieu que le plus grand des saints ». Puis tout s’accélère. Le village se vide de sa jeunesse qui prend le maquis à Baghdad. Baghdad défigurée. Déchiquetée mille fois par jour. Oubliée de Dieu. « Mais, où sont donc passés les oiseaux d’Ababill qui réduisirent en pâture les armadas ennemies de naguère fonçant sur les terres bénies à dos d’éléphants ? », s’exclame un des personnages. Les oiseaux ne sont plus là, mais il y a les avions US qui ensevelissent tout sous leurs « fientes incendiaires ». Bref, l’enfer. C’est pourtant dans cet enfer qu’il faut se battre. Rendre coup sur coup. Tenter de résister. Mais les moyens sont inégaux. L’ennemi est partout. Il porte l’uniforme de l’étranger et la djelaba du voisin. Localement, la violence s’affole. Elle s’insinue dans la société, réveille les vieux démons, fait éclater le tissu social. à‡a devient tout le monde contre tout le monde. Impossible. Absurde. Alors il faut revenir à l’essentiel, ne jamais oublier que c’est l’Occident qui est la cause de tout cela. Donc il faut frapper l’Occident. Dans son cœur. Chez lui. Il faut frapper un si grand coup que le 11 septembre apparaîtra, lui, comme un petit pétard. Du jamais vu. Avec une arme nouvelle et cette arme, elle est déjà prête. C’est un virus dévastateur qu’un scientifique arabe a inventé. Il s’agit simplement de l’inoculer dans un corps de kamikaze qui irait le répandre en Occident. Le mode d’emploi de cette ceinture chimique est donné. Il faut viser les places publiques, les aéroports et les gares routières, là où il y a le plus grand nombre de personnes qui vont bouger et le disséminer partout. Des milliers, puis des millions d’individus vont périr. Il n’y a pas de remède. Ils ne trouveront pas de remède. L’antidote est chez nous. Nous attendrons qu’ils viennent vers nous. Suppliants. La guerre entre les pattes. Alors nous dicterons nos conditions... Mais le kamikaze, avec le virus dans le corps, arrive à l’aéroport et volontairement rate son avion. Il ne veut plus partir. Il sait qu’il va mourir d’une manière ou d’une autre. Il préfère l’autre. C’est-à-dire seul en épargnant des millions d’innocents. Et c’est là que ça se complique dans la prose de Yasmina Khadra, sur l’ensemble de la trilogie, à un double niveau de malentendus. Yasmina Khadra s’appelle Mohamed Mouleshoul et il écrit bien. Il écrit même très bien et c’est les Français, dont c’est la langue qui le disent. Yasmina Khadra écrit des livres sur des situations concrètes : des guerres qui existent dans des pays qui existent. Il y a des écrivains qui, à partir de leur table de travail et une carte de géographie en main, inventent une histoire, construisent une intrigue et font un récit coloré, corsé, érotique, le tout servi dans une enveloppe ethnique qui n’exclut ni les à-peu-près ni le nécessaire zeste de racisme. Et ils vendent la marchandise. Cela ne vous rappelle rien ? Si au moins la série des SAS de M. De Villier. à‡a se vend beaucoup dans les gares et ça aide, paraît-il, les voyageurs. Tant mieux. Manifestement et heureusement, Yasmina Khadra ce n’est pas du de Villier. Et il y a aussi une autre race d’écrivains qui écrivent de fabuleux romans sur des situations concrètes. Le genre a été inventé par Truman Capote, repris par Norman Mailer et superbement bonifié par Tom Wolf, pour ne parler que des Américains. Tous les trois ont signé d’énormes best-sellers. Mais que ne leur a-t-il pas fallu de sueur, de précision, de talent et de temps pour élaborer leur ouvrage ! A titre d’exemple, pour Moi Charlotte Simon, son dernier livre, Tom Wolf a pris un envol sur près de mille pages pour « scanner » le monde estudiantin dans les universités américaines. J’ai lu ce livre qui a demandé à M. Wolf cinq années de recherche et je l’ai fait lire à un jeune Algérien diplômé d’une université américaine. Il m’a dit après l’avoir lu : « Non seulement c’est d’une rigueur phénoménale, mais Tom Wolf m’a permis de mieux comprendre le monde dans lequel j’ai pourtant vécu. » Là aussi, Yasmina Khadra peut-il s’inscrire dans cette seconde lignée d’auteurs ? Assurément non. M. Khadra n’a jamais mis les pieds ni en Afghanistan, ni en Israël, ni en Irak. Peut-il alors valablement y camper ses récits ? A part des détails kitschs, qui auraient peut-être un peu mieux servi le côté couleur locale, je pense, pour ma part, que les récits de la trilogie possèdent le parfum de la vérité et de l’authenticité. Car M. Khadra n’écrit pas des guides touristiques pour distribuer des étoiles à des restaurants. M. Khadra suit et poursuit une cause qui se présente sous différentes facettes suivant les lieux mais qui est la même cause. Cette cause, elle lui est tombée dessus au berceau. Il naît Arabe, bédouin et fier de l’être. Il tète goulûment les grandes valeurs que l’Algérie profonde a su conserver à travers les âges, ces valeurs qui n’ont fait que s’aiguiser grâce et à cause de toutes les vicissitudes séculaires de notre histoire nationale tourmentée. Khadra n’a besoin ni d’une carte de géographie ni d’un dessin pour sentir et traduire ceux qui lui ressemblent, ses frères. Sous ce rapport, Yasmina Khadra ressemble à cet avion renifleur qui vole haut et qui fouille les entrailles de la terre. Mais son avion à lui ne cherche ni l’eau ni le pétrole qui va planifier la prochaine guerre. Son avion à lui scrute le cœur des hommes qui lui disent pourquoi et comment ils vont réagir. Alors le récit devient possible. Et il est juste. L’autre niveau de malentendu se situe au niveau du discours. Que dit Khadra ? Qui aime Khadra ? Qui doute de Khadra ? Ceux qui doutent sont ceux que le confort d’un monde en noir et blanc arrange. Si M. Bush lisait Khadra, il penserait probablement que sa prose est l’œuvre d’un répugnant propagandiste islamiste fasciste. M. Ben Laden tranchera, quant à lui, de la même manière mais dans le sens inverse, l’excluant, s’il le pouvait, de la communauté des croyants. Bush et Ben Laden ont des émules, y compris des journalistes paresseux qui se contenteront de répercuter les anathèmes de leurs mentors. Mais, fort heureusement, dans la république des lettres, il y a le reste du monde, c’est-à-dire tous les vivants. Ceux qui bougent et font bouger les choses. Aux dernières nouvelles, Yasmina Khadra a vendu trois millions d’exemplaires de ses livres à travers le monde, dont seulement quelques milliers en Algérie et dans le reste des pays arabes. Et voilà, justement, diraient d’aucuns : « On vous le disait, M. Khadra écrit pour l’Occident. Balivernes ! » « L’Occident, dit un personnage des Sirènes de Bagdad n’est qu’un mensonge acidulé, une perversité savamment dosée, un chant des sirènes pour naufragés identitaires. Il se dit terre d’accueil ; en réalité, il n’est qu’un point de chute d’où l’on ne se relève jamais entier... » Il parle de l’Occident avec un grand O, pas de ces femmes et ces hommes qui vivent, tribus et peuples, au-delà des mers. Parce que, souvenez-vous, ce sont des milliers et des millions d’individus parmi ces peuples qui se sont, les premiers, dressés pour dire non à la violence injuste. Non au renvoi de l’Afghanistan à l’âge de pierre. Non au viol et au saccage de l’un des plus flamboyants berceaux de la civilisation humaine qu’est l’Irak. Non à la torture collective et permanente du peuple palestinien. Et l’on peut raisonnablement penser que c’est dans ce peuple debout et en colère que Yasmina Khadra a trouvé les millions qui le lisent et qui l’écoutent. S’il a su capter, voire fasciner un si large auditoire, c’est parce qu’il ne s’est jamais départi de sa condition de héraut d’une cause, d’un peuple, d’une partie de l’humanité. Il le fait avec un talent encore non égalé. C’est l’Arabe qui ne vocifère pas, c’est l’Algérien lourd d’une des plus cruelles étapes dans la vie de son peuple, c’est l’officier de la seule et vraie armée du peuple dans le monde arabe. C’est le musulman qu’habitent les lumières d’une religion qui construit ; c’est l’alchimie de tout cela qui lui a sans doute permis de forcer le discours qu’est le sien, un discours qui porte. Le discours d’un humaniste. Un humaniste debout. Je dirais même d’un humaniste armé. Yasmina Khadra mérite d’être d’abord fêté par les siens.
Posté Le : 14/10/2006
Posté par : hichem
Ecrit par : Zouaoui Benhamadi
Source : www.elwatan.com