Ce matin-là, un
vent puis-sant charriait des colon-nes de sable jaune et gris sur Abou Dhabi. Une
atmosphère électrique régnait dans la capitale des Emirats arabes unis. Fatigué,
ayant peu dormi, je me sentais moi-même peu enclin à sourire ou à faire la
conversation. Une seule envie, le silence et la tranquillité. L'homme, la
quarantaine maussade, était arrivé en avance. Dans sa berline noire - je
vérifiai d'emblée que ce n'était pas une Toyota - il m'attendait, tête et
épaules rejetées à l'arrière, moteur et climatiseur allumés. C'est lui qui
devait me conduire à l'autre bout de la ville.
«Bonjour Docteur», m'a-t-il lancé avec un
fort accent égyptien alors que je bouclais ma ceinture. J'ai eu envie de lui
expliquer que je n'étais pas «douktour» mais j'ai finalement laissé courir. Inutile
d'insister ou de se perdre dans de longues précisions sur mon parcours
académique, la formule tenant plus de la politesse et du respect que de la
reconnaissance d'une quelconque compétence universitaire. Comme je m'y
attendais, il m'a demandé d'où je venais.
Sa question n'était pas frontale. «Le docteur
est marocain ?», s'est-il enquis tout en s'engageant sur la corniche. «Algérien»
ai-je répondu en guettant sa réaction. Je m'attendais à un petit sourire en
coin, une mine triomphante ou bien alors, et cela aurait été pire, un air
faussement contrit, celui qu'arbore le vainqueur quand il cherche à consoler le
perdant. J'imaginais même l'inévitable discussion qui allait suivre. Le monde
arabe divisé, les frères égyptiens et algériens qui n'auraient jamais dû se
quereller, nos dirigeants qui profitent de ces divisions et qui savent si bien
attiser la haine… Il n'en fut rien.
«L'Algérie… Ah, docteur. C'est un magnifique
pays. J'y suis né, ya douktour ! Mon père enseignait l'arabe à Blida. Normalement,
si les lois étaient de vraies lois, je devrais avoir la nationalité algérienne.
J'ai habité Blida jusqu'à l'âge de dix ans et puis nous sommes rentrés en
Egypte. Ah, ya douktour. J'avais cinq ou six ans quand mon père m'a emmené pour
la première fois à Alger. Quelle ville ! Vous en avez de la chance. L'Algérie,
c'est déjà l'Europe, ya douktour !»
Ce n'était pas la première fois que mon
chemin venait à croiser la descendance de l'un de ces «coopérants» grâce
auxquels notre système éducatif a été miné dès le début des années 1970. Des
«frères» qui, pour la plupart, ont fait haïr l'arabe classique à des dizaines
de milliers de jeunes algériens. Mais comme l'homme avait eu le bon goût de ne
pas aborder le douloureux sujet du football – l'équipe de son pays venait de
remporter le trophée africain quelques jours auparavant – je me forçai à
adopter une attitude conciliante. Tant pis pour le silence, l'heure était à la
discussion. «Ya douktour, ya douktour. Comme j'envie les Algériens. Vous êtes
si proches de l'Europe. Vous parlez la langue française, vous avez des millions
(sic) d'Algériens qui vivent en France et qui peuvent vous aider à vous y
installer. Moi, je vis dans le Golfe depuis dix ans. J'étais en Arabie
Saoudite. Ensuite au Koweït. Et me voilà ici. Je trime, douktour. Je trime du
matin jusqu'au soir. Tout ce que je gagne, je l'envoie au Caire. Ça fait vivre
ma mère et mes deux sÅ“urs qui ne sont pas encore mariées. Je trime...»
Je hochai la tête, lançai quelques
interjections pour signifier ma sympathie, mon respect aussi, sachant tout de
même que cela ne pouvait guère interrompre la complainte. Que faire ? Lui dire
de se taire ? Ghayr maâqoul ! Et cela ne s'est pas arrêté. Pire, nous étions
coincés dans les embouteillages matinaux. Il n'y avait rien d'autre à faire
pour lui que de parler, et pour moi d'écouter. «Ya douktour, en Europe, il y a
des lois pour protéger les travailleurs. Les gens ont des horaires et s'ils
travaillent plus, on leur donne de l'argent. Moi, ici, je travaille à n'importe
quelle heure. J'ai des journées de quinze heures, parfois vingt. Cette nuit, je
n'ai dormi que trois heures»
A travers la vitre, je regardai un Ferrari se
faufiler dans la circulation. Une épaisse couche de sable et de poussière
s'était déposée sur sa robe rouge. Sur ma gauche, la mer du Golfe prenait une
teinte ocre. Son téléphone portable a alors sonné. Rapide conversation en
dialecte égyptien. Une histoire de roue de secours prêtée et jamais rendue. Et,
très vite, retour en force des lamentations. «Je ne suis pas marié, ya
douktour. Et je sais que si je reste ici, ça ne m'arrivera jamais. Je ne gagne
pas suffisamment d'argent. Il faudrait que je parte en Europe. Là-bas, je
travaillerai aussi dur qu'ici mais j'aurai du temps libre. Je pourrai surfer
sur internet. Je pourrai me marier. J'ai envie d'aller en France. C'est le pays
qui m'attire le plus. Je connais quelques mots : ‘bounejouuuur', ‘mierciii',
‘crouassante'.»
J'aurais pu lui parler de Besson, de
l'identité nationale, des centres de rétention. Mais je l'ai laissé à ses
paroles, me disant que c'était un miracle que la France puisse encore faire
rêver. Puis la circulation est devenue fluide. Je n'avais plus que quelques
minutes à patienter. «Ya douktour, je te le dis avec sincérité, du fond de mon
cÅ“ur d'homme pieux. Je suis prêt à me marier avec une Française. Même si elle
est âgée. Et jamais, tu entends, jamais je ne lui ferai du mal. Comment
offenser celle qui m'aura sauvé, tu comprends ya douktour ? Elle sera au-dessus
de ma tête.»
Je ne lui ai pas demandé comment il comptait
faire pour rencontrer cette âme sÅ“ur. Peut-être avait-il déjà un plan, une
‘afsa' bien à lui. Au moment où il m'a déposé, le vent s'est mis à souffler
avec plus de violence. Les yeux piqués par les rafales, je n'ai pas entendu ses
dernières paroles. Je l'ai salué de la main en lui criant bonne chance et en
lui souhaitant un heureux mariage. Il m'a alors souri. C'était bien la première
fois depuis que nous avions pris la route.
Posté Le : 11/02/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Akram Belkaid
Source : www.lequotidien-oran.com