Algérie - LITTERATURE ALGERIENNE

Ya ben Sidi Ya Khouya : C’était le grand Mostefa Ben Brahim



Ya ben Sidi Ya Khouya : C’était le grand Mostefa Ben Brahim
Mostefa Ben Brahim (1800-1867), intrépide guerrier de la tribu des Beni Amer, talentueux poète et imam pétri dans la Zaouïa Derkaouia El-Mahadja, est, sans conteste, une sommité littéraire dans le genre Melhoun pour lequel le docteur Chikhi lui consacra une thèse de 3e cycle.«Barde de l’Oranie», mais pas que de l’Oranie. Notre mémoire, quelque peu atrophiée, ne retient que peu de chose de cet homme hors du commun. Il a donné son nom à cette bourgade éponyme du Far-West algérien au sud de la wilaya de Bel-Abbès. Mostefa Ben Brahim, en composant Ya Ben Sidi, a subtilement posé le problème du «choc des civilisations», préfigurant un programme ethnocide, évité grâce aux ressources insondables d’un peuple vaincu un temps par les armes, mais non dans son âme. Ya ben Sidi, version Ourad Boumediene et Nora, au-delà du registre charnel du texte, est une leçon philosophique. À écouter sans modération.

Connu sous le pseudonyme de Safa, Mostefa Ben Brahim s’inscrit dans la lignée des grands auteurs tels Sidi Lakhdar Benkhlouf du XVIe siècle dont il partage le profil de poète et homme de guerre face aux armées des rois catholiques d’Espagne. Il tient aussi de Ben Elmsayeb de Tlemcen (1700-1768) sur le même registre de la poétique. Ses nombreuses pièces ont été interprétées par des noms prestigieux de la musique bédouine parmi lesquels Ahmed Wahbi, Cheikh Hammada, El Khaldi Djilali Ain Tedles, Blaoui El Haouari, Cheb Khaled et Ourad Boumediene... L’auteur signera des poèmes d’amour dont les plus célèbres furent «Matoual Dhellil Ki Toual», «Serej Ya Fares Laoutane», «Zend’ha Ichali», «Yamina». Au cours de son exil au Maroc, il écrira un texte poétique sur une description géographique détaillée des territoires du Sud. De son riche répertoire, on retient «Ya Ben Sidi» comme un testament interprété par le regretté Ourad Boumediene, décédé dans un accident à l’âge de 34 ans face à l’Opéra d’Alger. C’était au petit matin du 7 avril 1965. Il sortait d’une soirée musicale. Il était écrit qu’il serait enterré au cimetière d’ El Kettar à Alger, loin de son fief, et qu’il serait, une trentaine d’années plus tard, rejoint dans son éternel repos par son vieil ami Ahmed Wahbi.

Une joute violente et sentimentale
Le thème de la fameuse composition de Mostefa «Ya ben Sidi» écrit en translitération intégrant le français, se construit comme un débat sensuel entre deux cultures antagoniques. Une joute, violente et sentimentale à la fois, avec Mme Lacretelle, son amante, hardie cavalière subjuguée par ce seigneur des étendues de la steppe et le Sahara si chargé de mystères qu’elle voulait découvrir. La jeune épouse fraîchement débarquée de Paris pour joindre son mari du corps expéditionnaire était une femme curieuse de tout, portée sur la découverte et l’aventure. Elle était toute conquise par la nature sauvage de cette contrée algérienne qui contrastait tellement avec les saveurs monotones de la vie parisienne. Amour irréel, difficile et contrarié. Son mari, trop occupé par la colonisation, était colonel commandant des territoires militaires du Sud conquis après une longue et violente résistance des tribus sous la bannière de l’Émir Abdelkader et Cheikh Bouamama. Ce fut une guerre asymétrique avec de cruelles souffrances infligées aux populations au regard des moyens engagés par l’armée française équipée d’armes modernes, dont ce fusil «Lebel» qui a fait la différence. L’arme était dotée d’un chargeur à cartouches et des canons aux tirs précis contre des cavaliers algériens modestement armés, sinon par le courage téméraire qui ne pouvait faire le poids.

La leçon de bravoure dans le tumulte des armes
Témoin des batailles contre Cheikh Bouamama, Charles de Foucault, futur homme d’église béatifié était, en ce temps-là, lieutenant des Hussards. Il est choqué par la disproportion des moyens au profit d’une armée française aussi forte en effectifs que suréquipée. Foucault se met à méditer sur cette immense force interne de ces «Arabes si proches de leur Dieu». Il songe à «se faire musulman» dans le tumulte d’une guerre où le choc des armes se fait avec un programme de famine planifié selon la méthode inhumaine du sinistre maréchal Bugeaud : incendies des récoltes et main basse sur le bétail, enlèvement des femmes et des enfants. Les cavaliers et fantassins algériens allaient à la mort dans un nuage de poussière, sous les odeurs acres de la poudre, du sang, et des hennissements des chevaux fauchés par la mitraille. Des hommes de grande valeur morale et de droiture convaincus de mourir pour une cause noble et juste. Foucault, impassible, assistait aux scènes des soldats de son régiment qui tombaient «sans sacrement», disait-il. Il en gardera des souvenirs amers jusqu’à la fin de sa vie et toutes ses lettres finissent par une formule musulmane calligraphiée en arabe : «El Hamdou Lillahi rab el Alameyne» Le désastre humain causé au sein des Beni Amer va conduit les sages de la grande tribu à se réunir aux confins d’El Bayadh et décider des suites à donner à cette résistance de toute apparence inutile et qui n’avait comme fin que l’extermination. Après avoir déposé les armes, les Beni Amer retournent aux confins du Sahara. Mostefa Ben Brahim se voit confier la charge de fonctionnaire avec la perception de l’impôt au profit des Français dans cette ville naissante de Sidi Bel Abbès. Il avait une parfaite connaissance des territoires jusqu’aux confins des frontières Ouest, connaissait chaque colline, chaque cours d’eau, les oasis et les pistes. Il avait l’estime de tous ceux avec qui il avait bataillé contre les envahisseurs. Il démissionne.

Sous le ciel nocturne saharien
Qui mieux que Mostefa Ben Brahim pouvait accompagner cette audacieuse étrangère en territoire si vaste ? Elle arrive à convaincre son mari qui l’autorise à s’égarer dans l’aventure en compagnie de son guide. L’expédition se fera sans escorte et sans témoins. Départ à l’aube. Quand le soleil est au zénith, le couple de cavaliers campe dans une oasis. Ils sont accueillis royalement à chaque halte. L’infatigable jeune femme est envoûtée par cette terre immense et tellement différente de son environnement natal. Son cœur palpite. Mais pas que pour le paysage. Lui aussi. Sous le ciel balayé par les étoiles filantes, elle provoque son guide dans l’intimité nocturne sur «la supériorité de la civilisation de l’Occident» dans ce pays, lui dit-elle, une femme aux mains rougies par le hénné peut tisser sa tente, la monter et dire «c’est ma maison» Si tu pouvais imaginer mon pays et mon Paris, ton Bel-Abbès ferait piètre figure de hameau. Tu verrais à Paris les somptueuses constructions, les écoles ouvertes à tous. Le poète relève la vanité des propos et réplique sur la futilité des biens matériels. Il saisit le gouffre qui le sépare de cette belle créature. Hautain, bien au-dessus de ces considérations si petites, Safa dit : «Notre idéal de vie est ailleurs, là où vous ne pouvez voir». Le même thème fut aussi traité par l’Émir Abdelkader alors qu’il était prisonnier à Amboise. Il est interpellé par une comtesse qui lui fait remarquer sournoisement dans une lettre traduite par Monseigneur Dupuch que sa prison est un château royal dont il ne connaissait pas la valeur : «Vous vivez dans le luxe en rapport à la vie sauvage des étendues désertes de l’Algérie». Sur le vif, l’Émir lui répond par un chef-d’œuvre qui nous est parvenu sous le titre «Éloges à la vie bédouine».Immortel parmi les immortels chants dédiés à la vie, à la mort, à l’amour, «Ya ben sidi», pétrie du génie de notre langue intime, nous parvient des moments les plus sombres de notre histoire. C’est un morceau choisi de notre riche littérature populaire qui renvoie à sa juste place l’attrait du luxe érigé en ce 19e siècle, en idéal de vie depuis Gustave Flaubert et d’autres auteurs français avec tellement de vanité. Il n’est que justice de rendre hommage à Mostefa Ben Brahim et ces hommes qui nous ont légué des trésors de matière à méditer.

R. L.


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