Algérie - Parutions de livres d'histoire

Wedris, une totale plénitude de Mohamed Akli Hadibi, Étude - Éditions Zyriab, Alger, 2005



Wedris, une totale plénitude de Mohamed Akli Hadibi, Étude - Éditions Zyriab, Alger, 2005
Une orthodoxie à l’échelle de l’homme

Dans l’univers culturel et spirituel kabyle, des couches d’un héritage millénaire sont visibles dans les croyances, l’imaginaire et les pratiques. Du christianisme des premiers siècles, marqué par le schisme donatiste, à la remise en cause des dogmes religieux par une élite ‘’laïcisante’’ à partir des années 80, en passant par les différentes écoles ou turuq de l’Islam malékite, une sorte de spécificité kabyle s’est dégagée au fil du temps, mêlant sapience du terroir, philosophie de la vie et idéaux spirituels tirés de l’Islam moulé dans l’une des turuq en présence.
L’approche faite jusqu’à présent de la société kabyle, selon la littérature disponible traitant de l’histoire, de la culture et de la sociologie, est plutôt marquée par une tendance ‘’techniciste’’ mélangeant ethnographie, économie- au sens marxisant- et histoire événementielle. C’est en tout cas une tendance lourde qui s’est dessinée à partir de certaines études produites après l’Indépendance du pays. Il y a, bien sûr, des contre-exemples qui nous rassurent quant à une vision globale intégrant les aspects spirituels, au sens large, à la dynamique sociale articulée sur la formation économique et sociale de la région.
Aspects spirituels ne signifient pas, bien sûr, exclusivement la vie religieuse au sens littéral et classique. Ils s’étendent à toutes les pratiques, manifestations et croyances épousant ou non le moule ‘’officiel’’ de la religiosité. On pourrait dire que la spiritualité, au sens anthropologique, embrasse la doctrine canonique et les autres voies jugées par ailleurs iconoclastes. Dans la recherche spécifique à l’expression culturelle d’un peuple, ces dernières semblent jouir d’un intérêt particulier des anthropologues dans le sens où elles constituent un matériau, voire une piste pour l’étude de l’âme profonde d’une population et ses rapports avec le reste du monde, l’univers et la divinité.
Hérésies, obédiences, tariqa,…disent pour nous un univers spirituel riche et varié que tente de voiler ou de nier la vision canonique ou orthodoxe. Dans l’univers culturel et spirituel kabyle, des couches d’un héritage millénaire sont visibles dans les croyances, l’imaginaire et les pratiques. Du christianisme des premiers siècles, marqué par le schisme donatiste, à la remise en cause des dogmes religieux par une élite ‘’laïcisante’’ à partir des années 80, en passant par les différentes écoles ou turuq de l’Islam malékite, une sorte de spécificité kabyle s’est dégagée au fil du temps, mêlant sapience du terroir, philosophie de la vie et idéaux spirituels tirés de l’Islam moulé dans l’une des turuq en présence.
Nous sommes particulièrement instruits en la matière par l’exemple de Chikh Mohand Oulhocine à qui Mouloud Mammeri a consacré une étude assez poussée basée sur les faits et dits du saint homme.
L’une des dernières études traitant de ce domaine est menée par Mohand Akli Hadibi qui publia un ouvrage intitulé Wedris, une totale plénitude aux éditions Zyriab (2003). Le sous-titre du livre, Approche socio-anthropologique d’un lieu saint en Kabylie, nous révèle l’ambition et l’objet d’une étude qui se situe- sur le plan de la méthodologie et du style- à mi-chemin entre un traité académique et une tentative de vulgarisation. Des ‘’incursions’’ sont ainsi régulièrement faites dans les domaines de l’anthropologie et de l’histoire desquels l’auteur tire une partie de ses outils conceptuels.
En plus, l’auteur a tenu à s’astreindre à un exercice pratique basé sur l’observation in-situ en se fondant dans la masse des pèlerins et visiteurs du lieu saint kabyle, Sidi Wedris.

Wedris, une station du sacré consacré

L’étude réalisée par Mohand Akli Hadibi a fait l’objet d’une soutenance de magistère en 1995 sous la direction de Fanny Colonna. "L’intérêt de ce texte (…) ne réside pas dans l’importante somme d’informations qu’il fournit sur cette “zawiya” et sur les communautés mitoyennes ou plus lointaines qui, à plus d’un titre, la sollicitent. Informations d’ordre historique, anthropologique, économique ; informations concernant les modalités selon lesquelles les différentes catégories de personnes qui cherchent l’intercession de Sidi Ahmed Wedris vivent leurs rapport au sacré et à l’Islam, etc.
Il est aussi dans la fécondité des questions théoriques et des hypothèses qui, implicitement ou explicitement, soutiennent et guident les recherches empiriques de l’auteur", écrit dans sa préface à l’ouvrage le professeur Mustapha Haddab.
Pour parler de la “zawiya” de Sidi Wedris, l’auteur fait référence au terme kabyle timaâmmart, le plus usité localement et qui sied le mieux, aux yeux de l’auteur, à cette qualité de plénitude au sens physique- présence de visiteurs et pèlerins- et au sens spirituel- satisfaction morale et sentiment de bonheur intérieur. Dès son introduction, M. Hadibi relève la difficulté de parler et de traiter de la religion.
La nouvelle élite moderniste arabe classe le sujet parmi les trois tabous dans lesquels se vautrent les peuples de l’aire culturelle arabo-musulmane ; le ‘’triptyque interdit’’ : politique, sexe et religion comme le nomment Fatima Mernissi et Nawal Sadaoui. "Réfléchir sur une zawiya équivaut à une prise de position ; désormais, on est classé pour ou contre l’Islam, avec ou contre telle “zawiya”, en accord ou en désaccord avec telles ou telles pratiques (…) Ainsi, on ne peut réfléchir sur ce genre de sujet qu’en étant conscient des différents discours produits par les différents groupes qui assurent les diverses pratiques ainsi que les différentes visions de la société", souligne l’auteur.
Différentes études ont été consacrées par des auteurs occidentaux à ces structures de l’Islam traditionnel maghrébin que sont les “zawiyate”. M. Hadibi fait référence à certaines d’entre elles comme celles menées par des orientalistes ou des officiers militaires versés dans les recherches ethnographiques.
"L’idée de sainteté, une des plus universelles qui soient, se nuance de teintes fort différentes selon les temps et les lieux. Il n’est guère de peuple qui ne place le héros sacré à l’origine de la cité, au principe de sa conservation, au sommet de son idéal. Mais ce saint prend des aspects et revêt des costumes fort divers.", écrit Émile Dermenghem dans Vies des saints musulmans (éditions Sindbad-1989).
En consacrant un lieu saint, la population lui assigne des fonctions, des vertus et des rapports qu’il doit entretenir avec le vécu quotidien. Il en est ainsi de Timaâmmart de Sidi Wedris placée à côté du village Ath Ali U M’hand dans la région d’Illoula. Comme le souligne l’auteur de l’ouvrage, la particularité de Wedris est l’absence de descendance et le caractère aléatoire de son ascendance, puisque du saint mythique plusieurs groupes se réclament. Ils prétendent tous avoir été oints de sa baraka, "capital commun que les uns font valoir pour légitimer leurs pratiques et se distinguer en spécialistes de thérapie et que les autres essayent de capter pour répondre à leurs préoccupations quotidiennes", ajoute M. Hadibi.
L’espace de Wedris est à la fois un lieu de rencontres conviviales, une aire de l’expression festive, une maison de thérapies particulières et un foyer de spiritualité et de bénédiction. L’ouvrage de Hadibi s’arrête, dans sa première partie, sur certains rites et objets cultes qui font la spécificité de ce lieu saint : les pèlerinages et leurs préparatifs selon les jours de semaine, la qubba, la préparation du couscous pour les hôtes, la visite et les déplacements dans la salle et dans la cour, le bassin de Wedris, Ssuq n’Lexmis et d’autres rites et ‘’pôles de sacralité’’ comme les désigne si justement l’auteur.

Entre légende et histoire

Dans un chapitre, M.Hadibi tente de situer les deux saints voisins, Wedris et Sidi Abderrahmane, dans le contexte de la Tariqa Rahmania et dans leurs rapports avec le réformisme musulman venu, en grande partie, en réaction à la colonisation. Pour s’être solidarisée avec les insurgés du milieu du 19e siècle contre l’ordre colonial, la zawiya de Sidi Wedris a été fortement sanctionnée. "Les biens de la famille (Ath Wakouen) et la zawiya ont été séquestrés en 1871", comme le souligne B. Salhi dans son Étude d’une confrérie religieuse : la Rahmaniya’’ (1979).
Concernant l’origine de Sidi Wedris, l’auteur s’appuie sur les thèses d’Ibn Khaldoun et de Boulifa, mais entre l’histoire et la légende, la limite semble ténue. Selon Ibn Khaldoun, le saint homme serait venu dans la région d’Illoula au milieu du 14e siècle. Hadibi présente ainsi la version de l’historien : "Sidi Ahmed Ben Driss fut l’un des plus grands savants de Bougie. Au faîte de sa gloire, il était célèbre pour avoir étudié à l’université d’El Azhar, avant de devenir le maître de nombreux savants algériens parmi lesquels Ibn Khaldoun lui-même". C’est suite aux troubles et dissensions qui suivirent le soulèvement des populations de Bougie contre les Almohades (en 1353) que Sidi Wedris vint s’installer à Illoula, sur les contreforts du Djurdjura. Là, le saint homme se livrera à la diffusion du savoir et de la piété jusqu’à sa mort.
Boulifa, quant à lui, cite l’arrivée simultanée de quatre hommes saints dans le Djurdjura : Sidi Wedris, Sidi Ahmed Oumalek, Sidi Mansour et Sidi Abderrahmane. Ces quatre hommes vinrent secourir les populations kabyles face à la tyrannie exercée sur elles par l’autorité turque. Pour des raisons de discordances chronologiques, l’auteur, M. Hadibi, semble rejeter cette version et se met à exploiter d’autres sources hagiographiques orales (recueillies auprès de citoyens) ou écrites (archives), après quoi, il s’arrête sur la Tariqa Al Idrissia et sur l’environnement social et tribal de la “zawiya” de Wedris, c’est-à-dire son rayon d’action et les relations entretenues avec les différentes tribus limitrophes.
Des exemples de poèmes et litanies habituellement psalmodiés dans l’enceinte de Wedris sont analysées par M.Hadibi. On prendra un intérêt certain à s’arrêter sur les derniers chapitres où l’auteur, dans un effort d’analyse théorique, examine les fonctions des acteurs, de toutes les parties prenantes dans cette structure vue comme le ‘’Centre du monde’’ et de certaines pratiques comme les remèdes prodigués aux malades et leurs ‘’modes d’emploi’’. L’ouvrage se termine par un essai de conclusion, la présentation de certains règlements et statuts de la “zawiya” ainsi que par un ‘’organigramme’’ explicatif des postes et personnels de la zawiya.
L’ouvrage de Mohand Akli Hadibi est un pas de plus dans la compréhension des phénomènes spirituels en Haute Kabylie dans leur imbrication avec les grands équilibres socioéconomiques et culturels de la région. La vision du monde et la relation avec le sacré, qui se développent sur ces cimes, prennent les couleurs et les fragrances des nécessités terrestres et des exigences célestes que les hommes intègrent comme une orthodoxie à l’échelle de l’homme.


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