Algérie

Warda, Paris et les maîtres de la musique



La musique arabe vient de perdre sa dernière cantatrice. Elle vient de perdre surtout sa dernière star d'une lignée de vedettes qui ont fait de Paris, la capitale de la musique orientale. Warda El-Djazaïria nous quitte alors qu'elle a engagé un bras de fer. Celui avec les networks des pays du Golfe (Al-Jazeera et autres) qui achètent, parcelle après parcelle, les esprits arabes par l'information et la culture mainstream au détriment du goût pour l'art.
Il est certain, si aujourd'hui quelques palaces du 16e arrondissement, des groupes de médias parisiens, le département des arts islamiques du Louvre et le PSG appartiennent aux émirs de Doha, le cœur du Tout-Paris oriental battra toujours pour «Fatat Ouarda», la fille de 14 ans qui a enregistré, en 1955, son premier disque pour Pathé-Marconi. La dame algérienne qui, dans son appartement du Caire, est décédée subitement alors que son oiseau du nom de Pavarotti, chante encore dans sa cage. Il faut être là, dans le jardin des Tuileries, ce jour d'automne de 1985, pour voir cette symbolique scène. Warda El- Djazaïria, dans un superbe manteau en fourrure, aux côtés d'un vieux monsieur à la silhouette haute. C'est Mohamed Abdelwahab en personne, le compositeur des compositeurs. Le couple marche d'un même pas lent vers la rue de Rivoli. La grande cantatrice maghrébine de chanson arabe, accompagne à son hôtel, l'Intercontinental, le maître des maîtres. Que peuventils se dire, eux qui depuis les années 1950 se sont déjà croisés à maintes reprises dans cette ville lumière qui a marqué leur destin. Et cela, même si leur première rencontre professionnelle a eu lieu dans le fameux cabaret le Tanyos, à Beyrouth en 1958. Pour Mohamed Abdelwahab, la découverte de Paris a commencé par un voyage initiatique avec son maître, le poète des poètes Ahmed Shawqi. C'était en 1927, le poète qui a fait ses études à Montpellier et à Paris, à la fin du XIXe siècle, faisait découvrir les bouquinistes des quais de la Seine au futur créateur de l'école musicale moderne du Caire. Avec Ahmed Shawqi, le jeune Abdelwahab découvrira Beethoven, mais, à Paris, le coup de foudre sera surtout pour Georges Bizet. Le Georges Bizet de «Carmen» et des «Pêcheurs de perles», opéras majeurs du compositeur français, né au pied de Montmartre, en 1838, et qui sera un des inspirateurs des mouvements dans les œuvres de Mohamed Abdelwahab. En 1988, on retrouve Warda dans son appartement parisien. Elle porte un joli peignoir, une serviette protège sa chevelure et des pantoufles aux pieds. Lorsqu'on se remémore la promenade aux Tuileries avec Abdelwahab, elle devient méfiante et rappelle : «Oustad (maître) Abdelwahab m'a appris la diplomatie, l'art de dialoguer avec les journalistes. » On insiste et elle finit par raconter celui qui a écrit parmi ses plus belles musiques. «Je me souviens, lors de notre rencontre en 1985, on était inquiet pour la musique arabe. On ne parlait que du raï en France et dans le Maghreb et cela chagrinait Abdelwahab.» Warda doit à ce dernier d'avoir était initiée à la musique classique occidentale en même temps qu'au tarab. En garant de la modernité musicale arabe, pour le maître égyptien, les compositions occidentales permettaient de ne pas s'égarer dans l'improvisation. Mais si l'Oustad du Caire lui a donné le goût de la majesté des arrangements de l'art lyrique français des Bizet, Berlioz, Charpentier, etc., Warda est bien née d'un mariage mixte algéro-libanais qui allait lui permettre de bénéficier à Paris de l'atmosphère fusionnelle des musiques maghrébines, orientales et de tout ce qu'on pouvait écouter après-guerre en France. Un cosmopolitisme qui sera le terreau d'un nationalisme musical maghrébin, où des airs berbères de Kabylie au malouf tunisien et en passant par les rythmes du Maroc, des répertoires allaient se construire entre cafés et cabarets orientaux dans les ruelles de ce Quartier Latin, au pied de La Sorbonne, et soutenus, non loin de là, par la plus majestueuse mosquée en terre européenne. Le père de Warda est originaire de Souk-Ahras, ville natale de Saint Augustin et du père de la reine de la chanson tunisienne Saliha. Lorsque Mohamed Ftouki se trouve, en 1936, démobilisé de l'armée en France, à Paris, la vie artistique orientale a deux figures, venues d'Annaba. Le judéoberbère Salim Halali, à la voix flamboyante, qui interprète des sevillanas en arabe, et Mohamed El-Kourd qui, de ses doigts magiques, adapte le malouf au piano Pleyel. On peut imaginer que ce dernier, connu pour être volubile, allait croiser le chemin du père de la future diva. Lorsque Mohamed Ftouki prend la direction d'un foyer de travailleurs à Boulogne-Billancourt, là où le nationalisme algérien était à fleur de peau, non loin de là, Mohamed El-Kourd est ouvrier dans l'usine de Renault, sur l'Ile-Seguin. Puis le soir venant, le pianiste magique du malouf se retrouve à animer les nuits du fameux cabaret El- Djazaïr, rue de la Huchette. Le grand miniaturiste Sid-Ali Temmam, à l'époque étudiant à l'Ecole supérieure des arts décoratifs, et qui a embelli le El-Djazaïr d'un stuc mauresque nostalgique, raconte : «Un soir après la prestation de Mohamed El- Kourd, j'ai vu Mistinguett en personne demander à faire une dédicace sur la peau de la derbouka du percussionniste » ; Sid-Ali Temmam qui rencontra dans ces lieux magiques Bahia Farah, Kabyle de Bouira, danseuse et chanteuse émérite. Warda El Djazaïria née le 22 juillet 1940 au 44 de la rue Leibniz, au nord de Paris, dans le XVIIIe arrondissement, non loin de la Porte de Saint- Ouen. C'est la guerre, c'est l'occupation allemande à Paris. Avec sa maman libanaise, Warda devra attendre 1945 pour rentrer dans un monde, qu'elle dit avoir bouleversé sa vie, celui de la comédie musicale égyptienne. Jacques Haïk, le producteur d'avant-guerre, qui a introduit les films d'un certain Chaplin en France en le baptisant «Charlot», qui a construit le cinéma Rex, inauguré, en 1932, par Louis Lumière en personne, Jacques Haïk qui a aussi fait de l'Olympia une salle mythique du cinéma parlant, qui a lancé la carrière d'artistes de cinéma, comme Arletty, Jules Berry, qui a produit le film La Chienne de Renoir, revient, de Tunis à Paris, à la Libération de 1945, avec une idée fixe. Faire découvrir le grand cinéma naissant du Caire, offrir à la Tunisie, à l'Algérie, au Maroc et même aux pays d'Afrique Noire, un rêve et une modernité cinématographique arabe. Après avoir créé Regence-Tunis, Regence-Alger et Regence-Casablanca, Jacques Haïk, et malgré la surveillance tatillonne des autorités coloniales, distribue à Paris les comédies tournées au bord du Nil par les Studios Misr et autres. Au cinéma de la rue Stephenson (Paris XVIIIe) et au Fidélio, rue de la Fidélité (Paris Xe), la future star de la musique arabe va découvrir, petite fille, avec sa mère libanaise, Mohamed Abdelwahab dans La Rose Blanche (El Warda El Beida), un film social de Mohamed Karim (1933). Le chanteur, en costume trois pièces, avec une rose blanche dans la main, entre dans le champ, s'assoi à côté d'un gramophone, tourne un bouton et commence à clamer sa première grande œuvre à l'écran : «Ya wardati el hob» (ö rose de l'amour). La petite Ouarda (on l'écrivait ainsi à l'époque) découvre aussi, rue Stephenson et au Fidélio, le public de cette musique arabe. Beaucoup d'immigrés ouvriers fraîchement arrivés, pour certains, du pays. Des Kabyles qui apprennent en mimant les paroles de cet arabe de l'écran, des Marocains, Tunisiens, Algériens juifs et musulmans et quelques jeunes étudiants. Le soir venant, Warda rejoint le nouvel établissement paternel, rue Saint-Séverin près du Boul'Mich'. Le nom est tout un symbole : TAM-TAM pour Tunisie-Algérie-Maroc. Comme le El-Djazaïr, rue de la Huchette, le Bagdad, rue Saint- André-des-Arts et le Koutoubia, rue des Ecoles, le cabaret s'anime la nuit. Warda découvre en chair et en os les vedettes aperçues sur les grands écrans de la rive-droite. Il y a, là, Mohamed Abdelwahab en compagnie du père du tango à la marocaine, Abdelwahab Agoumi, Anwar Wagdi et Leila Mourad, assis aux côtés de Mahieddine Bachetarzi, le père du théâtre algérien, en grande discussion avec Jean Cocteau. Et évidemment, le Druze magique à la voix de velours, Farid El-Attrache qui, la journée, faisait de la promotion pour un parfum dans le jardin des Tuileries. Parmi ces derniers, il y a un jeune, originaire de Mostaganem, inscrit en langue perse, à l'Ecole des langues orientales. Ahmed Hachelaf venait, en 1947, de rejoindre le service des archives en langue arabe de Radio-Paris. Très vite, l'archiviste algérien prend la mesure de la vie artistique et musicale orientale du Quartier Latin. Rue des Ecoles, il installe une petite structure au nom de «Club du disque arabe» et contractualise, avec Jacques Haïk, la distribution, en disques sonores, des chansons des comédies musicales projetées sur les écrans à Paris, Lyon, Alger, Rabat, Tunis et Dakar... En même temps, Ahmed Hachelaf raconte : «Je venais, le soir, dans les cabarets, enregistrer les artistes de passage.» Toujours dans ce Quartier Latin, la petite Warda croise les pères de la chanson moderne maghrébine. Le Kabyle Cheikh El-Hasnaoui qui aimait prendre son café au Cluny, vient de composer son titre emblématique sur les filles maghrébines de Paris : «Ebnet el sohba» (Les filles de l'amitié, les filles de l'exil, n'aiment que prendre le taxi pour aller danser la rumba). Non loin de là, au Bagdad, un certain Ahmed Driche Tidjani essaye d'adapter le chant des gouals de l'Oranie : Cheikh Madani, Cheikh Hamada et Bouras..., à l'orchestration de l'école inventée au Caire par Abdelwahab. Il est né d'une mère italienne, à Marseille, il a vécu avec son père à Oran et bientôt, à Paris, il aura son nom d'artiste : Ahmed Wahby. Il joue dans l'orchestre de Louisa Tounsia, la star juive du Bagdad, à l'époque, et a pour confrère, au violon, Youssef Hajaj qui venait d'arriver de sa ville natale de Sousse. Youssef Hajaj que les Algériens viennent de découvrir dans le film E l Gusto, tenant son violoncelle à plus de 90 ans. Youssef Hajaj qui composera pour les plus grands, dont El Hadj M'hamed El Anka, et offrira début des années 1960 à Warda, une chanson hommage à la maman «Oumi, ya oumi», car la diva fut orpheline jeune. Mais, au début de ces années 1950 parisiennes, c'est au premier professeur de musique arabe du Conservatoire de Paris qu'on allait confier la jeune (Fatan) prodige. Le Sfaxien Mohamed
Jamoussi a la même grande idée de la culture française du XIXe siècle que Mohamed Abdelwahab. Mais si pour ce dernier c'est Georges Bizet qui fait vibrer son imagination, Mohamed Jamoussi vibre pour le poète Alfred de Musset. En 1937, lors de son arrivée, à Paris, de sa Tunisie natale, Mohamed Jamoussi a commencé son exil par un pèlerinage. Au cimetière du Père-la- Chaise, il a passé une journée sur la tombe du maître de la poésie romantique. Mohamed Jamoussi, qui habitait le Ve arrondissement, aimait aussi s'asseoir sur les terrasses des brasseries en face du Jardin du Luxembourg. «Je le trouvais souvent en train de traduire en arabe sur un cahier d'écolier des poètes français comme Baudelaire», se souvient Warda El Djazaïria en 1988. Sur les terrasses des brasseries, en face du Jardin du Luxembourg, l'adolescente Warda allait chercher son professeur pour son cours de la semaine. Entre cours de diction arabe et de mélodie musicale, Mohamed Jamoussi finit par offrir ses premières œuvres à la star orientale. A 14 ans, Warda est sur l'affiche d'un enregistrement pour Pathé-Marconi (Ahmed Hachelaf), c'est l'année 1954, celui du déclenchement de la Révolution algérienne. Après Mohamed Jamoussi, un autre Tunisien va prendre le relais. Il est originaire de Kairouan, il a fait la grande école de la Zitouna et participa au mouvement artistique de Taht Essor, le groupe artistique majeur qui se réunissait dans un café sous les remparts de la Médina de Tunis. Sadok Thraya va donner à Warda les clés du malouf, l'andalou cher à la grande dame de l'époque, Saliha, dont le père et celui de Warda ont la même origine souk-harasienne. Plus tard, la diva reprendra le titre phare de la reine du malouf tunisien, Frag Ghzali dans une interprétation majestueuse, en public. Dans ces années de Révolution algérienne, la vie est de plus en plus intenable dans le Quartier Latin pour la famille Ftouki. Elle est aussi intenable pour celle des Benghabrit qui tenaient les clés de la mosquée de Paris. En 1957, Guy Mollet, le président du Conseil, envoie les CRS à la Mosquée de Paris pour déloger la famille du fondateur de la Mosquée de Paris, les Benghabrit qui refusaient de prendre position pour l'Algérie française. Une année après, les Ftouki, et leur fille au répertoire nationaliste, doivent quitter précipitamment Paris pour Beyrouth en raison de leur engagement. C'est une nouvelle vie qui va s'ouvrir à la fille algéro-libanaise du cœur de Paris. Warda va rencontrer alors, Mohamed Abdelwahab, Farid El-Attrache, Oum Kalsoum et, bien sûr, Gamel Abdel Nasser. Bien avant de retrouver, à l'indépendance, le pays de son père, l'Algérie. En 1988, dans son appartement parisien, la chanteuse en préparant un énième concert à Paris, avait conscience que c'était depuis trente années déjà qu'elle avait quitté, pour la première fois, le Quartier Latin. Elle avait conscience qu'une nouvelle page de la musique arabe était en train de se tourner à Paris. Les chebs du raï, alors conquérants, dans leur Mercedes et BMW payées par les majors du disque et des commerçants arabes richissimes qui flambaient dans les nouveaux cabarets orientaux, traversaient la ville et ses grands boulevards, sans en connaître la culture. Soudain, Warda El-Djazaïria devait porter sa main à la bouche : «Moi, mes maîtres de la musique arabe m'ont appris ce qu'est la culture française et ce que représente, pour eux, cette ville.» Une ville dont les hauts lieux du patrimoine arabe ont disparu, puisque ce qui a fait Warda El-Djazaïria n'existe plus. Disparu le Tam-Tam, El Djazaïr, El Koutoubia, le Bagdad et la boutique du Club du disque arabe...
N. A.
*Ancien journaliste à Libération(Paris).




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