Algérie

"VOUS N'AUREZ PAS À ROUGIR DE NOUS"



Cette lettre adressée à Maître Kiouane a été confiée à un détenu bordelais libéré, lié d'amitié avec Abane, qui la postera de l'extérieur sans que l'administration pénitentiaire s'en rende compte. Abane espérait une publication dans la presse parisienne pour attirer l'attention de l'opinion sur les conditions de détention inhumaines qui étaient les siennes et celles de ses codétenus. La lettre se termine par cette phrase célèbre restée longtemps gravée dans la mémoire des militants du mouvement national indépendantiste : "Vous n'aurez pas à rougir de nous. Nous n'avons jamais failli. Notre seul désir est de sortir pour reprendre à vos côtés la lutte plus implacable que jamais." La lettre d'Abane est publiée en septembre 1953 par Claude Gérard in extenso dans la revue Esprit n°206, p.414 et suivantes sous le titre : "Lettre d'un détenu politique". Elle est précédée du commentaire suivant : ... Jeune Algérien arrêté en 1950, lors du fameux "complot" (démantèlement de l'OS, organisation militaire du MTLD, ndlr) qui fut l'occasion d'une terreur policière sans précédent. Après avoir été torturé pendant une quinzaine de jours dans les locaux clandestins de la police des Renseignements généraux, il fut déféré devant un tribunal qui le condamna à six ans de prison. Transféré d'un bagne algérien dans une centrale pénitentiaire française,il a écrit à l'un de ses amis la lettre que nous reproduisons ci-contre.La centrale d'Ensisheim est réservée exclusivement aux forçats récidivistes ayant été condamnés à de très fortes peines : perpétuité et 20 ans. Le régime y est terrible. Maison-Carrée et Lambèze sont des paradis en comparaison d'ici. Les détenus sont soumis au régime de la réforme pénitentiaire de 1946 (essai de rééducation de forçats impénitents). L'individu passe par plusieurs phases successives : phase cellulaire, phase de travail en commun, phase d'amélioration et enfin phase de confiance ou semi-liberté. Je ne te parlerai que du régime de la phase cellulaire, vu que c'est lui que nous subissons depuis un an et que la direction de la prison a l'intention de le maintenir jusqu'à l'expiration de notre peine.
La phase dite cellulaire est une phase d'épreuve. Elle est inhumaine. Elle dure un an pour les forçats. Tous les ans, 3 ou 4 deviennent fous. Le détenu est seul dans une cellule et fait des éponges métalliques de 6h du matin à 7h du soir avec un arrêt d'une heure pour la soupe de midi. Le silence le plus absolu est exigé. Le détenu ne quitte sa cellule qu'une fois par 24 heures pour aller faire seul une promenade d'une heure dans une courette de 4 m sur 2. Il ne voit jamais ses codétenus. Il serait fastidieux de t'énumérer l'infinité d'humiliations qu'il subit comme celle, entre autres, d'attendre devant les bureaux au garde-à-vous, face au mur.
Dès notre arrivée, j'ai demandé à voir le directeur pour lui rappeler que nous étions les correctionnels condamnés à la peine d'emprisonnement. Il me répondit qu'il ne faisait qu'exécuter des instructions du ministère de la Justice. Ce qui était faux comme tu le verras par la suite. Malgré notre état de santé très précaire, particulièrement celui d'un jeune qui sortait de l'hôpital à la suite de la grève de la faim d'Orléanville, nous commençâmes la grève de la faim dès le deuxième jour de notre arrivée.Au bout de 8 jours, le directeur nous accorda l'autorisation de faire ensemble notre promenade d'une heure dans une grande cour et la promesse qu'au bout d'un mois, il demandera au ministère de la Justice l'autorisation d'améliorer notre sort. Le mois passa, rien ne fut fait. Nous décidâmes alors de poser toutes nos revendications et d'observer une grève de la faim illimitée en avisant les autorités judiciaires, préfectorales et le ministre de la Justice.
Nous avons demandé la liberté d'accepter ou de refuser le travail, une promenade en commun de 2 heures par jour, notre réunion dans une salle et enfin nos rations de vivres crus avec moyens de préparer nous-mêmes nos repas vu que nous ne mangeons pas de porc. Notre grève dura 33 jours, bien qu'à partir du 10e jour, on nous ait fait absorber de force un litre de lait au moyen d'un tuyau introduit par la narine et qui descendait jusqu'au fond de l'estomac. Ce fut un véritable supplice qui durait un quart d'heure à vingt minutes chaque matin. Cette opération était faite, d'abord par le médecin-chef de l'hôpital psychiatrique de X... et ensuite par le médecin traitant de la prison qui a fini par apprendre le truc. Ces médecins, qui se sont prêtés à une besogne de tortionnaires, restaient sourds à nos cris ; malgré le sang qui coulait de nos narines, ils n'en continuaient pas moins la sale besogne jusqu'à ce que le litre de lait soit entièrement introduit dans notre estomac. Pendant ce temps, une dizaine de gardiens nous maintenaient immobiles. C'était un spectacle hideux à voir.
Certains gardiens ne pouvant supporter cela sortaient. Ce supplice provoque les mêmes douleurs et le même étouffement que la sinistre baignoire de la P.R.G. Au bout du 33e jour, le sous-directeur, qui est actuellement le directeur de la Centrale, est venu me voir pour négocier. Nous sommes tombés d'accord. Il nous accordait la liberté d'accepter ou de refuser le travail, la promenade de 2 heures. Il prenait l'engagement que le personnel serait très correct avec nous, et enfin, la promesse d'appuyer chaudement, pour employer son propre terme, notre demande au ministère pour l'obtention de la salle et de vivres crus. Mais nous n'avons eu ni la salle ni les vivres. Mieux, la deuxième heure de promenade fut supprimée sous un prétexte futile. J'ai compris alors que cet homme voulait nous user. Il a compris qu'il ne nous est pas possible de faire des grèves de la faim tous les trois mois. Il n'a cédé pendant notre grève que par crainte d'une catastrophe, car il ne craint qu'une chose : que l'extérieur soit alerté ; c'est pour cela que je te conjure de faire l'impossible pour faire paraître un article dans un journal de Paris et d'essayer d'envoyer un avocat pour me voir (l'avocat doit être muni d'une autorisation du ministère de la Justice). Les trois amis qui sont avec moi ont demandé, après avoir tenu six mois, à faire des éponges dans leur cellule. Je ne me suis pas opposé. Ils n'en pouvaient plus. Deux d'entre eux sont illettrés, et, rester 23 heures sur 24 inactifs dans une petite cellule est vraiment très dur. Quant à moi je me suis juré de ne pas travailler quoi qu'il arrive.
En résumé, nous sommes exactement au régime des forçats récidivistes de la phase cellulaire avec la seule différence que nous faisons ensemble notre promenade d'une heure dans une grande cour. Il y a ici une vingtaine de détenus correctionnels condamnés à des peines de 4 à 15 ans de prison. Ils font les corvées extérieures de la Centrale. Ils sont à part dans des salles et ont un régime plus clément. Nous sommes des correctionnels. Nous devons donc avoir le même régime qu'eux puisqu'on nous dit que nous sommes des condamnés de droit commun. Il y a aussi une trentaine de collaborateurs condamnés aux travaux forcés, pour la plupart à perpétuité. Ils ont un régime amélioré, ils sont dans des salles. Ils ont des réchauds électriques, un droit plus large d'achat en cantine, leurs chemises personnelles, leurs lames de rasoir, etc., etc. De plus, ils ont les meilleures places : comptables, magasiniers, chefs cuisiniers, contremaîtres dans les ateliers... Il y a une assistante sociale attachée à la Centrale.
Elle est là tous les jours. Elle visite régulièrement tous les détenus et leur rend service. Depuis que nous sommes ici, elle n'est jamais venue nous voir. Pendant dix mois, lorsqu'il y avait du porc, nous ne mangions pas de viande. Ce n'est que depuis deux mois que nous touchons du b'uf à la place. Une bonne partie des livres de la bibliothèque que tous les détenus peuvent lire me sont refusés parce qu'ils traitent de la résistance ou de sujets politiques. Dans ce domaine le directeur reconnaît que nous sommes des condamnés politiques.
Le directeur de la Centrale n'a pas reçu de directives du ministère comme il le prétend pour nous faire subir un tel régime. La meilleure preuve, c'est que quatre des nôtres qui sont à Toul (Meurthe-et-Moselle) ont un régime meilleur que celui d'Algérie et cela depuis leur arrivée.
Pour finir cette longue lettre, j'apporterai une note gaie à ce sombre tableau. Malgré notre état physique pitoyable, le moral demeure excellent. Toutes ces épreuves, loin d'atteindre le but que s'est fixé le directeur de la Centrale, à savoir l'abdication de notre dignité et notre entrée ? comme il aime à me le répéter souvent ? dans le giron de l'administration pénitentiaire, n'ont, au contraire, fait qu'asseoir nos convictions et raffermir notre esprit de combativité. Vous n'aurez pas à rougir de nous. Nous n'avons jamais failli. Notre seul désir est de sortir pour reprendre à vos côtés la lutte plus implacable que jamais.

JE VOUS EMBRASSE TOUS.
ABANE RAMDANE
ARCHIVES AHMED SENNAD


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