Algérie

Vérités sur une profession aux abois



Deux décennies après l'ouverture du champ médiatique en Algérie, l'état de la presse est peu réjouissant et son avenir risque d'être compromis si la corporation ne s'organise pas pour mieux défendre ses espaces de liberté et se prémunir contre les coups de boutoir du pouvoir. Tel est le constat établi par les patrons de presse et des journalistes, lors d'un débat autour de « L'Etat et l'avenir de la presse algérienne », organisé avant-hier soir par les quotidiens Algérie news et Djazaïr news, dans le cadre des soirées « Les mille et une news ». Devant une assistance composée essentiellement de journalistes, de patrons de presse et d'universitaires, les animateurs du débat, Omar Belhouchet, directeur de la publication d'El Watan, Abrous Outoudert, patron de Liberté, Naâma Abbas, directrice du quotidien gouvernemental, Horizons, et Hadda Hezam, directrice du quotidien arabophone El Fadjr, et l'ancien directeur général de l'ENTV, Abdou B, ont tour à tour évalué le chemin parcouru jusque-là par la presse indépendante. Pour Omar Belhouchet, qui a ouvert le bal, le constat est sans appel : « Dix-neuf ans après, le bilan est globalement négatif. » Afin d'appuyer son jugement, il a énuméré trois éléments essentiels qui caractérisent le champ médiatique : « Un dispositif juridique des plus répressifs qui impose, censure et autocensure, l'engrenage financier dans lequel sont pris beaucoup de titres de la presse nationale. Ils sont maintenus sciemment dans cette situation. » Le troisième élément que Belhouchet a mis en évidence celui lié au maintien du monopole de l'Etat sur l'audiovisuel. Cet état de fait a conduit dangereusement, selon le directeur d'El Watan, vers « un recul net en matière de liberté d'expression ». Selon lui, « durant les années 1990, les professionnels de la presse avaient connu la répression et la prison, et depuis les années 2000, on a vu s'installer d'autres formes de répression plus habiles ». L'intervenant est catégorique : « Le champ médiatique dans notre pays est policé. » Il a affiché un pessimisme de raison quant à l'avenir du métier de la presse, « il est quasiment impossible de trouver une entente entre les différents acteurs de la profession. Notre union devrait être un puissant levier, mais malgré de bonnes volontés, on ne nous laissera pas nous organiser, tout est verrouillé », conclut Belhouchet. Ce n'est pas le cas de Abrous Outoudert, qui dit que malgré une réalité déplorable, l'optimisme est permis. Dans son intervention, le directeur de Liberté a retracé deux étapes qu'a traversées la presse privée, « celle de l'aventure intellectuelle, pour les uns et d'alibi démocratique pour les autres, et celle où les journaux, au sortir du terrorisme, deviennent des entreprises commerciales comme toute autre entreprise ». Abrous Outoudert a évoqué les problèmes liés à l'organisation de l'entreprise de presse. Il a cité, entre autres, les dures conditions de travail des journalistes, le fait que beaucoup de journaux ne déclarent pas leurs employés à la Sécurité sociale est l'épineuse problématique de la formation des journalistes. Il a soutenu : « Si nous ne nous attachons pas à organiser la profession, il faut aller rapidement vers des états généraux de la presse, réanimer le Conseil de l'éthique et de la déontologie, renforcer le syndicat des journalistes et tout cela dans la perspective de mettre en place des instruments d'autorégulation. » Par ailleurs, Naâma Abbas, responsable du quotidien Horizons, a centré son intervention sur la menace qui guette la presse francophone. « La presse d'expression francophone est menacée par une presse à scandale qui est entretenue sciemment », a-t-elle déclaré. Par ailleurs, elle a tenu à contester la séparation entre presse publique et presse privée, « nous avons un même combat ». Un point de vue que ne partage pas Abdou B. « On ne peut pas admettre une presse publique dans une économie de marché. Qu'on donne les titres aux journalistes sous forme de coopératives. Il ne peut y avoir un même combat, il est interdit à la presse publique de s'intéresser au débat politique », a-t-il martelé. Sur un autre plan, l'ancien patron de l'ENTV dénonce « le monopole anormal de l'ANEP sur la publicité publique. Celui qui donne la pub dirige ou fait pression sur la ligne éditoriale ». Dans un autre registre, Abdou B s'est demandé comment « dans les pays démocratiquement avancés, les quotidiens nationaux se comptent sur les doigts d'une seule main, et chez nous, on est à 76 titres nationaux, une situation inconcevable ». Mais cela dit, le pouvoir a tout intérêt à diviser la corporation. « Le problème est d'ordre politique, le pouvoir a tout calculé », dit-il. Abdou B ne termine pas son intervention sans avoir parlé de son champ de prédilection, la télévision. Il a affirmé que « l'ouverture de l'audiovisuel sera d'un apport important pour la presse. Mais on voit bien que cette ouverture est galvaudée dès le départ. On nous parle de cinq chaînes de télévision, mais avec un seul directeur, un seul siège. Elles sont toutes au boulevard des Martyrs. Je défie quiconque pouvant me ramener l'acte juridique de ces chaînes ».Quand les dérives de la presse arabophone sont mises à l'indexLes journalistes et patrons de la presse arabophone ont fait, à l'occasion de ce débat, leur autocritique et c'était tout à leur mérite. D'emblée, la directrice de publication du quotidien El Fadjr, Mme Hadda Hezam, a tiré la sonnette d'alarme en déclarant : « J'ai honte de la situation de la presse d'expression arabophone ; elle est en train de connaître une régression dangereuse. En ne respectant pas les règles fondamentales de l'éthique et de la déontologie, cette presse risque de nuire au champ médiatique national. » Un constat que partage le journaliste Saâd Bouakba, qui a dit que « le pouvoir favorise ce genre de presse. Après avoir réussi à polluer le paysage politique, le pouvoir se consacre maintenant à étouffer le champ médiatique. Il a clochardisé la presse arabophone en lui dictant une ligne de conduite : ne s'intéresser qu'aux scandales et surfer sur la religion mais avec une dose d'hypocrisie, car elle ne croit pas à ce qu'elle écrit. Il faut dire qu'une certaine presse arabophone est gangrenée par la corruption », une dérive dangereuse. Un jugement appuyé par Abdou B., qui ajoute que cette presse se comporte comme la conscience de la société et la gardienne de la morale. Il a précisé que dans ce cas, ce n'est pas la langue qui est mise en cause mais l'usage qui en est fait. Le sociologue Nacer Djabi abonde dans le même sens lorsqu'il affirme que « la presse arabophone a de l'influence sur le lecteur, mais il faut que l'on s'interroge sur les valeurs qu'elle défend. Quand je vois ce que cette presse véhicule comme discours, il y a de quoi s'inquiéter ».En somme, le débat était très intéressant avec des échanges très vifs et sans concession. Les journalistes ont saisi l'occasion pour dire aux patrons, les yeux dans les yeux, mais avec beaucoup de sportivité, leurs quatre vérités. Ils ont ainsi dénoncé « les conditions de travail déplorables qu'ils subissent, un métier qui se précarise et le système infernal imposé dans les rédactions ». Les journalistes qui ont intervenu dans les débats ont affiché une détermination à défendre les espaces de liberté arrachées de haute lutte.Enfin, tout le monde a appelé de ses v'ux la multiplication de ce genre d'initiative afin d'esquisser des pistes pouvant permettre à la presse nationale d'accompagner le combat démocratique et d'aider au progrès de la société.


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