Algérie

Vergès et moi(2e partie et fin)MEDIAS, INTRIGUES ET VERITES



Vergès et moi(2e partie et fin)MEDIAS, INTRIGUES ET VERITES
Maître Ali Yahia: «J'ai bien transmis le document que m'a adressé Maître Vergès à Ali Benhadj. J'en ai informé Vergès.»Hiver 94. Alors que l'Algérie plonge encore plus dans la série de meurtres d'intellectuels et de journalistes, une tentative de médiation par l'intermédiaire du grand avocat français Me Vergès est entreprise par Ahmed Fattani. Il s'agissait de faire sortir, à partir de la prison militaire de Blida, une fetwa signée par le n°2 du FIS Ali Benhadj proclamant que les assassinats d'intellectuels et de journalistes sont illicites et proscrits.
Cette première passe d 'armes avec le Maître du Barreau français m 'a permis de mieux cerner le profil d 'un homme qui retrouve tout son pouvoir de fascination lorsqu 'il défie le système décadent, fût-il celui du FLN, qu 'il avait servi loyalement. Aujourd 'hui, il a changé de camp. Il combat pour le FIS. Simple délit de lubricité politique lui faisant allégrement franchir les paradoxes' Inventer, créer, indexer un plus méchant que le grand méchant (le FIS) est un exercice dans lequel excelle Vergès. Je décide d 'attaquer carrément l 'objet de mon rendez-vous avec lui:
- Un groupe d 'intellectuels algériens pensent qu 'il serait utile d 'entreprendre une action urgente pour faire cesser la violence. Jusqu 'à présent, près de 40 journalistes et universitaires ont été assassinés par des islamistes qui ont déclaré la guerre ouverte à toute l 'élite algérienne. Si nous n 'agissons pas dans les meilleurs délais, j 'ai bien peur que nous n 'assistions dans un proche avenir à un véritable génocide. Ces intellectuels souhaitent que vous soyez associé à leur démarche.
- Pourquoi, moi' répond Vergès
- Vous êtes le personnage indiqué en raison de vos liens avec l 'Algérie depuis la guerre de Libération. Ensuite, en tant qu 'intellectuel, vous comptez de nombreuses connaissances parmi l 'élite algérienne. Et parce qu'aussi, vous êtes l 'avocat des dirigeants du FIS. Qui d 'autre que vous pourrait mieux défendre dans les circonstances actuelles la cause de ces intellectuels, injustement menacés de mort'
- Qui sont ces intellectuels'
- Des journalistes, des universitaires, des médecins, des cinéastes et des hommes de théâtre qui ont fui le pays et vivotent à Paris.
- Puis-je avoir des noms'
- Vous avez déjà le mien. Mais si vous êtes d 'accord sur le principe d 'intervenir auprès des chefs du FIS, je pourrai vous les présenter.
- Pourquoi ne le faites-vous pas dès à présent'
- Je n 'ai aucune garantie que cette initiative d 'ordre purement humanitaire ne soit récupérée politiquement et ne fasse l 'objet d 'une quelconque manipulation de la part des islamistes.
- Le pouvoir algérien pourrait, lui aussi, trouver un intérêt à inspirer une telle démarche, je dirais même pour des besoins totalement étrangers à l 'aspect humanitaire.
- Je n 'accepterai jamais de me prêter à une manipulation aussi grossière. Je ne suis pas un agent du pouvoir. Et si j 'ai accepté de faire cette démarche, c 'est parce qu 'elle m 'a été suggérée par mes amis. Il me sera très pénible de voir d 'autres figures de la culture et du journalisme algériens mourir parce qu 'ils ne pensent pas comme leurs assassins. Quant à mes relations avec le pouvoir, elles peuvent se résumer à ceci: mon journal a été suspendu par deux fois par le gouvernement et j 'ai été assigné pour de nombreux délits de diffamation. Je ne sors plus des tribunaux. Quant aux pressions et aux menaces dont je suis l 'objet, elles sont nombreuses et quotidiennes.
- De quoi avez-vous peur'
- De fuites éventuelles qui feront capoter l 'opération et mettre en danger la vie de mes proches collaborateurs à Alger.
- En quoi consistera exactement ma mission'
- Vous êtes l 'avocat d 'Abassi Madani et d 'Ali Benhadj. Vous êtes écouté et respecté par eux ainsi que par les autres responsables islamistes. Je vous demande de faire sortir de la prison militaire de Blida une fetwa (décret religieux) signée par le chef du FIS, Ali Benhadj, proclamant que les assassinats d 'intellectuels et de journalistes sont désormais illicites et proscrits en islam de la liste des actions de djihad menées jusqu 'à présent par les groupes armés.
- Rien que ça! réagit Vergès, dubitatif sur les chances de réussir ce véritable tour de force.
Il me dit qu 'il déplorait ces assassinats. Et qu 'a priori, il serait d 'accord pour faire quelque chose.
L 'avocat voulut ensuite savoir pourquoi le choix d 'Ali Benhadj et non pas celui d 'Abassi Madani, président du FIS.
- Les hommes des groupes armés se réclament pour la plupart du mouvement salafiste. Ils ne reconnaissent comme guide qu 'Ali Benhadj. Aucun autre chef islamiste, selon eux, ne peut aujourd 'hui prétendre avoir autant de charisme, d 'influence et d 'autorité spirituelle que lui. Nul ne pourra contester sa fetwa.
J 'explique ensuite que dès la réception de la fetwa à Paris, il tiendra une conférence de presse pour médiatiser l 'événement et assurer un retour d 'écoute en Algérie pour informer les groupes armés de cette décision. Vergès semblait absorbé par l 'idée de ce coup médiatique. Mais il était également pensif, visiblement il tâtonnait déjà dans le labyrinthe algérien pour trouver le fil d 'Ariane. Puis, il sort de sa réserve:
- Je vais contacter à Alger Maître Ali Yahia Abdennour pour avoir son avis.
- Quand il saura que l 'initiative vient de moi, il se méfiera. Mon journal l 'avait attaqué il y a quelque mois. Il m 'en a voulu.
Militant de la première heure dans le mouvement nationaliste, Ali Yahia Abdennour a été de tous les combats. Ce tribun capable de soulever les foules avait été tour à tour syndicaliste, opposant dès 1963 aux côtés d 'Aït Ahmed, puis ministre de Boumediene avant de revenir au barreau et fonder la première ligue algérienne des droits de l 'Homme. Toute sa vie, il restera loyal envers Aït Ahmed, natif comme lui de Aïn El-Hammam (ex-Michelet). Dès l 'interruption du processus électoral, Ali Yahia dénonce le «putsch des militaires» et adhère à l 'alliance FLN, FFS, MDA, Ennahda pour défendre le FIS auquel on a ravi la victoire. Ce sera autour de lui que se constituera le collectif d 'avocats chargé de défendre le 27 juin 1992, dans un procès retentissant, les dirigeants et fondateurs du FIS, Abassi Madani et Ali Benhadj. C 'est lui aussi qui suggérera aux lieutenants des deux responsables islamistes emprisonnés l 'idée d 'associer Me Jacques Vergès qu 'il connaissait depuis les années de la guerre de Libération. Plus tard, il sera le porte-parole du groupe des «réconciliateurs» de Sant 'Egidio qui prônera un «plan de paix» entre le pouvoir et le FIS. Enfin, cet avocat est le défenseur de nombreux militants islamistes arrêtés. C 'est surtout un militant infatigable des droits de l 'Homme.
Je suis sceptique à l 'idée d 'associer Ali Yahia Abdennour, mais Vergès est d 'un avis contraire.
- Vous verrez, me dit-il, il sera constructif. Mais je vous demande de me rapporter, dès demain après-midi à 16 h, un document revêtu de votre signature dans lequel vous sollicitez ma médiation.
Au JT de 20 h sur TF1 et France 2, coup de théâtre ce jour-là dans l 'affaire de Moussa Kraouche, dirigeant du FIS réfugié en France et président de l 'association Fraternité algérienne en France (FAF). Les documents «récupérés» lors de la perquisition de son domicile par la brigade antiterroriste étaient des faux. Ils avaient été déposés par les policiers eux-mêmes dans le but évident de «l 'enfoncer».
Vergès, défenseur de Kraouche, tient la proie et ne la lâchera pour rien au monde. Charles Pasqua, le tout-puissant ministre de l 'Intérieur, réputé pour la profonde aversion qu 'il nourrissait à l 'égard des intégristes, est même implicitement accusé d 'avoir monté le coup.
L 'avocat de l 'islamiste jubile et de nouveau Kraouche squatte les écrans des télés françaises avec son air de gamin futé. Les RG de la préfecture de Paris suivent à la trace ce «grand frère» des cités banlieusardes. Il leur donne des sueurs froides. C 'est lui qui tire toutes les ficelles des réseaux islamistes installés en Europe. Où qu 'ils se trouvent, les ténors de l 'islamisme politique algérien ne peuvent plus se passer de ses services.
Le lendemain, j 'étais ponctuel à mon rendez-vous de 16 h. Dans la salle d 'attente du cabinet Vergès, deux clients m 'avaient précédé. Mon arrivée mit brutalement fin à une discussion qui, visiblement, les avait accaparés. J 'ai vite reconnu l 'un d 'entre eux. C 'est Moussa Kraouche dont l 'organisation avait adressé plusieurs condamnations à mort à mes confrères algérois. L 'autre, plus jeune, blondinet, de forte corpulence, a tout le profil du gorille de service. La surprise est de taille. Vergès m 'a-t-il piégé' La salle d 'attente est plongée dans un silence de plomb. Et Dieu, grand metteur en scène, m 'a concocté une cohabitation forcée dans ce salon de 16 mètres carrés d 'un immeuble haussmanien situé à quelques encablures de la place Clichy avec des dirigeants du FIS, peut-être les vrais commanditaires des assassinats de journalistes.
Visiblement, les deux visiteurs me prennent pour un client habituel de l 'avocat' La discussion s 'engage péniblement, il est vrai, sur la vague de froid et l 'épidémie de grippe sévissant en France depuis quelques jours. Le jeune accompagnateur de Moussa Kraouche me fixe, sans gêne, du regard. Il attend que son chef prenne l 'initiative d 'engager la discussion avec moi. Puis, le visage de Kraouche s 'éclaircit d 'un sourire:
- Vous arrivez d 'Alger'
- Non, je travaille à Paris, répondis-je avec un brin d 'admiration feinte en son endroit jouée sur la même partition que celle du paysan provincial apostrophant Alain Delon sur les Champs-Elysées par un «Mais, vous' Je vous reconnais!».
-M. Kraouche! je vous ai vu hier à la télé. Ah! ces Français, ils sont capables de tous les coups tordus pour vous jeter en prison.
- Allah est toujours du côté du juste. La Vérité finira par triompher. Tous les musulmans sont opprimés dans le monde. En Algérie, ils sont pourchassés, torturés, enlevés et assassinés par l 'armée.
- Ce qui se passe chez nous est inadmissible. Des innocents sont froidement abattus, égorgés et décapités. Dieu est contre la violence. Le djihad est proscrit entre fils de Mohamed.
Mon discours sur la tolérance en Islam n 'est pas à son goût. Les partisans du FIS ne répugnent pas à parler de «guerre sainte contre les apostats». Une personne neutre n 'emploiera pas les termes «égorgés» et «décapités» pour désigner la violence meurtrière, car ils s 'apparentent tous aux méthodes pratiquées par le terrorisme.
- Non, le djihad est licite lorsqu 'il s 'agit de combattre les impies (taghout). C 'est précisément le cas en Algérie.
Ce n 'est pas le FIS, c 'est l 'armée avec l 'aide de la sécurité militaire qui massacre les populations civiles.
D 'ailleurs, la confusion est sciemment entretenue par les journaux laïcs comme El Watan et Liberté pour fourvoyer l 'opinion.
- Dois-je comprendre que c 'est là la raison principale qui vous pousse à assassiner les journalistes'
- Nous n 'avons assassiné personne.
- Si ce ne sont pas des terroristes islamistes, pourquoi n 'avoir pas condamné ces crimes'
- Le problème est beaucoup plus complexe que cela, explique Kraouche, interrompu par l 'arrivée de Vergès apparemment surpris par le débat déjà engagé par des protagonistes de la crise algérienne.
L 'avocat évite de faire les présentations.
Il entraîne Moussa Kraouche vers son bureau.
Moins de dix minutes après, Vergès sort suivi de Kraouche, au fait maintenant sur mon identité et ma profession:
- Si Ahmed, je suis confus je ne vous ai pas reconnu tout à l 'heure au salon, me lance Moussa Kraouche en me congratulant et me serrant très fort dans ses bras. Je sais que nous ne sommes pas d 'accord sur beaucoup de choses, mais j 'admire votre professionnalisme. J 'insiste pour que vous acceptiez mon invitation à venir chez moi avec maître Vergès. Autour d 'un couscous, vous verrez l 'on se rapprochera beaucoup plus.
Puis se tournant vers son avocat:
- J 'attends que si Ahmed nous confirme le rendez-vous, souligne Moussa Kraouche.
Aucun d 'entre nous trois n 'était convaincu, je crois, ce jour-là, que cette rencontre allait déboucher sur un rapprochement entre les intellectuels algériens, pourchassés par les islamistes et les chefs du FIS pour condamner la violence. A vrai dire chacune des parties se dissimulait derrière les amphigouris alors que l 'Algérie se portait épouvantablement mal. Il n 'y avait plus personne pour espérer encore voir revenir le temps d 'une énergie rémanente capable de sauver tout un peuple des affres de la guerre civile. Le rêve d 'une rédemption totale, malgré le scepticisme, demeurait plus fort que jamais.
Les promesses de paix s 'évanouiront vite devant le cauchemar des massacres des populations civiles durant les années qui suivront. Derrière la grandiloquence des mots, s 'exsudent souvent les desseins dévastateurs. La haine recuite que les apôtres de la violence savent entretenir tuera toutes les occasions qui s 'offriront pour sceller la réconciliation entre Algériens. La banalisation de la violence n 'est pas une malédiction ou un feu punitif du ciel. Elle est simplement le fait d 'un atavisme qui s 'apparente à une vieille logique du lynchage.
Vergès m 'invite à le suivre dans son bureau. Cet entretien, le dernier, sera bref. Je dois lui remettre le document, ma «supplique» adressée au «pape de la violence», Ali Benhadj, adjurant le FIS de lancer un appel à l 'arrêt des assassinats de journalistes. Vergès prend connaissance du contenu de ce document. Je réaffirme sans ambages mon combat pour les libertés et la démocratie. Le texte, qui ne contient aucune zone d 'ombre sur l 'urgence d 'arrêter le génocide des intellectuels, est écrit dans un pathos de circonstance. Vergès le parcourt vite. Sur son visage, pas le moindre signe susceptible de laisser deviner une hésitation, un encouragement ou un rejet. A la fin de sa lecture, il se tourne vers moi:
- «Attendez un mois. Si d 'ici à là, il n 'y a rien, considérez l 'affaire sans suite», me dit sentencieux Vergès.
Artiste de mon propre destin, je possède depuis mes années de jeunesse un sens aigu de la précarité des choses. L 'avocat algéro-français est un homme d 'honneur. Pour Vergès, convaincre Ali Benhadj de promulguer une fetwa décrétant la fin des assassinats de journalistes est une idée à laquelle - j 'en suis persuadé - il a adhéré dès le premier instant où il en fut saisi. A-t-il louvoyé en approuvant ma démarche dans le seul but de savoir peut-être si elle n 'était pas inspirée par quelque officine du pouvoir algérien'
Il ne m 'en a pas donné l 'impression. Peu d 'hommes comme Vergès savent jouer de la dérobade et de l 'esquive avec une telle virtuosité.
Le jour viendra où cet homme révélera les raisons de l 'échec d 'une prometteuse médiation qui visait avant tout à épargner la vie de dizaines de journalistes, tous patriotes et tous talentueux les uns autant que les autres dans leur amour à sauvegarder l 'Algérie de tous les périls. Plus de 40 autres journalistes, parmi eux des consoeurs, seront, depuis ce jour, lâchement assassinés, abattus de plusieurs balles dans la tête, torturés avant d 'être égorgés puis décapités comme ce fut le cas pour Hamid Mahiout, journaliste à Liberté. Sa fille, âgée de dix ans, découvrira par un froid matin hivernal sa tête plantée sur un des piquets du grillage de sa cour d 'école. Vergès ne m 'a plus rappelé. Et l 'on ne s 'est plus revu depuis ce jour.
L'avocat Ali Yahia Abdennour me confiera, quelques années plus tard, au siège du journal L'Expression: «J'ai bien transmis le document que m'a adressé Maître Vergès à Ali Benhadj. J'en ai informé Vergès.»
Conclusion: Ali Benhadj a refusé catégoriquement d'épargner la vie des journalistes algériens. Quarante d'entre eux périront depuis ce «niet» islamiste...


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