Algérie

Urbanisme, une autre bataille d’Alger



Quand une ville se défait
Comment comprendre une ville lorsqu’on y déambule ? Entre la Casbah abandonnée et les cités-dortoirs de la périphérie, l’histoire algérienne s’est inscrite dans la géographie de la capitale, avec ses omissions, ses compromissions. Le destin d’Alger la Blanche traduit ainsi le délitement du « pacte » national noué au moment de l’indépendance.

Passé 20 heures, Alger se meurt. Les garçons de café rangent les terrasses ; les commerçants baissent le store de leur boutique. Dans le désert du centre-ville ne s’observent plus que les barrages de police qui contrôlent les automobilistes. La mémoire de la terreur des années noires, des voitures piégées dans la rue, des bombes aux entrées de cinéma est encore vive (1). L’état d’urgence, toujours en vigueur, interdit les rassemblements. Quant à la volonté de contenir l’islamisme, elle a conduit l’Etat à satisfaire certaines de ses exigences. En Algérie, mille deux cents débits de boissons ont fermé par décision administrative entre 2006 et 2008 (2). Les lieux publics se raréfient chaque année. L’espace de loisir se confond peu à peu avec l’espace domestique. Aux balcons, les paraboles ont fleuri.

Certes, les gargotes continuent d’animer les quartiers du centre, de Bab el-Oued, de Belcourt. Mais à mesure que la nuit tombe, ne restent ouverts que les grands hôtels et les clubs sélects des quartiers chics. Seule la bourgeoisie peut alors se réunir ; elle a su aménager ses propres espaces, censitaires, de récréation. A Sidi Yahia, en contrebas du quartier riche d’Hydra, s’égrènent le long d’une rue les magasins de grandes enseignes et les auvents de cafés en vogue où garçons et filles peuvent se retrouver — les terrasses du centre-ville et des quartiers pauvres sont, elles, presque exclusivement masculines. L’initiative privée a métamorphosé ce fond d’oued qui, il y a peu, n’accueillait que quelques maisons. Sidi Yahia est ainsi devenu l’un des lieux de rendez-vous favoris de la jeunesse dorée. Les quartiers populaires, eux, sont laissés à l’abandon. Symbole et symptôme de cette incurie, la Casbah.

Inscrit au Patrimoine mondial de l’Unesco en 1992, le cœur historique d’Alger tombe en ruine. Les immeubles disparaissent, remplacés par des tas de gravats. Des échafaudages, des poutres métalliques, des armatures en bois soutiennent les murs fissurés. Alors que tout avait été pensé pour soustraire au regard des voisins et passants le cheminement intime des journées en famille, le ventre ouvert de certaines maisons constitue une percée obscène. Faïences brisées, boiseries arrachées : le délabrement des patios laisse entrevoir l’ampleur du désastre.

Nul ne s’aventure dans ce labyrinthe d’escaliers et de ruelles. Pour beaucoup d’Algérois, la Casbah est une terra incognita. Au moment de l’indépendance, la plupart des familles qui la peuplaient sont parties, préférant les logements des Européens, plus modernes, plus confortables. D’autres, ruraux en exil, ont pris possession du quartier. Ils ont enfoncé les portes des maisons laissées vacantes et les ont squattées. La Casbah est devenue un sas où l’on vit quelque temps avant de trouver autre chose ailleurs.

Avec le départ des vieilles familles, l’endroit s’est dégradé. Une partie des nouveaux habitants saccagent leurs domiciles pour bénéficier de procédures de relogement. Le dégât des eaux est une technique couramment utilisée. D’après M. Lahsen, membre de la Fondation Casbah, une association qui tente de restaurer le patrimoine de ce quartier, trois cent cinquante maisons auraient ainsi été détruites. Hormis la réhabilitation de quelques bâtiments comme le palais de Mustapha Pacha, les autorités laissent faire.

Pour les habitants comme pour les gens de passage, Alger, pourtant, c’est ici, place des Martyrs, dans la basse Casbah. Dans cette cité façonnée par le colonisateur, qui, au crépuscule, quand grisonne la blancheur des façades, ressemble tant à Paris, la Casbah, c’est le peu qui reste de la ville arabe et ottomane. Comment expliquer que l’Etat ne lui accorde aucune valeur ?

Le fait qu’elle a toujours été considérée comme un lieu de dépravation joue sans doute un rôle. Espace de trafics, de bordels, elle résiste aux discours moralisateurs des gouvernements comme des islamistes, toujours prompts à exalter l’authenticité des masses paysannes contre la dissolution des mœurs urbaines. Mais cette anomalie s’explique plus sûrement par la façon dont les dirigeants du Front de libération nationale (FLN) ont, dès la guerre d’Algérie, conçu et construit le cadre de leur légitimité politique.

Celle-ci n’est pas démocratique, fondée sur des élections pluralistes. Elle est historique et s’enracine dans la guerre d’indépendance. Les résistants de la Casbah sont certes partie prenante de ce moment fondateur, mais, lors de la bataille d’Alger de 1957, le démantèlement de la résistance intérieure par les parachutistes du général Massu leur imposa deux ans d’efforts de réorganisation. La Casbah est le lieu d’une défaite militaire.

Si la guerre d’Algérie fut gagnée politiquement par les Algériens, il n’en alla pas de même sur le plan militaire. Cette réalité, les officiers arrivés au pouvoir grâce au coup d’Etat du colonel Houari Boumediene en 1965 l’ont occultée (3). Aucune célébration officielle de la bataille d’Alger n’existe, tandis que les manifestations algéroises de décembre 1960 sont commémorées. La Casbah peine à trouver sa place dans le champ de l’histoire nationale. Ce refoulement, cette amnésie découlent d’un processus de légitimation du pouvoir politique en place.

« Prendre Alger, c’était prendre l’Algérie. Tous les groupes en compétition se sont affrontés pour contrôler la capitale », souligne l’historien Benjamin Stora. Quand les Algérois virent pénétrer dans leur ville les chars de Boumediene, ils crurent d’abord que c’était, comme chaque jour, Gillo Pontecorvo, le réalisateur de La Bataille d’Alger, qui dirigeait son film. Ils pensèrent que des chars français avaient été amenés sur les lieux du tournage pour les besoins d’une reconstitution. Puis ils comprirent qu’ils étaient bien algériens et transportaient de véritables soldats. Une autre bataille d’Alger se préparait. Moins violente, mais tout aussi décisive pour l’avenir du pays. Dans les mois qui suivront l’indépendance, ceux de l’extérieur soumettront ceux de l’intérieur. Et, après les avoir écartés du pouvoir, les effaceront des livres d’histoire.

Haut lieu de l’émancipation
pour les peuples du tiers-monde

« Pourquoi laisse-t-on la Casbah se détruire ? », s’interroge un ancien résistant qui souhaite rester anonyme. « Depuis l’indépendance, explique-t-il, la plupart de ceux qui sont au pouvoir n’ont pas fait la révolution. Quel intérêt auraient-ils à honorer, à travers elle, ceux qui l’ont réellement menée ? » Symbole géographique d’une imposture historique, la Casbah constitue en soi un affront, car elle « rappelle en creux le coup d’Etat de 1965 et les origines illégitimes de l’Etat algérien ». Détruite, refoulée aux marges de la ville et de la mémoire, elle illustre la distance qui sépare l’Alger des années 1950-1960, haut lieu de l’émancipation pour les peuples du tiers-monde, de l’Alger d’aujourd’hui, capitale confisquée par l’oligarchie au pouvoir.

Les paysages et les formes de la métropole sont autant d’expressions spatiales d’une politique bureaucratique. La ville s’étale. Entre les immenses cités-dortoirs qui apparaissent aux marges de l’agglomération, les lotissements mordent sur les terres fertiles de la Mitidja. Dans un vaste mouvement de desserrement, la population du centre-ville s’est déversée dans les banlieues. Les plus aisés quittent les abords de la Grande Poste et de la rue Didouche-Mourad (anciennement rue Michelet) pour les quartiers chics des hauteurs de la ville. Quant aux classes populaires, elles habitent désormais dans les tours ou dans les bidonvilles des périphéries.

Comme avec la rente pétrolière, l’Etat a, dès l’indépendance, cherché dans la redistribution de la « rente urbaine » une source de légitimation. Madani Safar-Zitoun, sociologue à l’université d’Alger, rappelle ainsi qu’en 1962, les logements laissés vacants par le départ des pieds-noirs ont constitué un « butin de guerre coloniale » distribué par le pouvoir au peuple. Autour de ce partage s’est noué entre eux un « pacte tacite ».

« Nous sommes dans un Etat autoritaire, certes, mais qui fonctionne sur un autre modèle que la Tunisie ou le Maroc. Ici, tout repose sur le clientélisme, poursuit-il. L’Etat achète la paix sociale en cédant certains de ses biens avec des systèmes d’aides pouvant atteindre jusqu’à 50 % de la valeur d’un appartement. De la même façon, il ne réclame pas ses loyers, alors que 70 % des locataires du parc social ne les paient pas ! Le secret de la pérennité du pouvoir, c’est cette gestion populiste du logement. Et cela arrange tout le monde. »

Mohamed, la cinquantaine, nous accueille sur le seuil de son « deux-pièces cuisine ». Fièrement, il raconte comment il a construit de ses propres mains la maison dans laquelle il vit avec sa femme et ses cinq enfants. Sol cimenté, toit de tôle, murs de brique. Electricité et climatisation : « Tout le confort moderne », insiste-t-il. Rien ne semble contredire son contentement affiché, si ce n’est le bidonville qui s’étend tout autour de sa maison en un dédale de ruelles.

Construit dans les années 1990, au cœur de Bab Ezzouar, une banlieue de l’est d’Alger, ce quartier informel accueille trois cent cinquante personnes. Près de l’exutoire d’un égout de fortune, des ordures s’amoncellent. A l’arrière-plan, les cabanes branlantes d’hier se sont avec le temps transformées en solides baraques. Certaines d’entre elles, hautes de deux étages, ont des airs de petites maisons. Des familles nombreuses s’y entassent dans des pièces minuscules. Anciens paysans fuyant la misère rurale, mais aussi membres de la classe moyenne algéroise : commerçants, enseignants, policiers — comme Mohamed. Dans ces bidonvilles de fonctionnaires, « on ne vient pas s’installer parce qu’on est pauvre. Regardez le parking, il y a plein de belles bagnoles ! »

Il y a quelques années, Mohamed vivait encore chez ses parents. Avec sept frères, leurs femmes et leurs enfants : « Impossible de tous y rester. » Faute de pouvoir acheter un appartement ou d’en louer un — le loyer d’un deux-pièces dans une banlieue populaire équivaut au salaire minimum —, nombreuses sont les personnes désargentées, les jeunes couples surtout, qui se résignent à choisir la « voie royale » du bidonville. Royale car, à la faveur des opérations de relogement, il ne faut que cinq ans aux résidents des quartiers illégaux pour accéder au logement social, au lieu de vingt ans en moyenne. A l’échelle de l’agglomération, les surfaces occupées par l’habitat informel sont marginales. Mais ce circuit, connu de tous les Algérois, a contribué à étendre leur emprise.

De l’exode rural à
l’exode sécuritaire

Le pouvoir algérien n’a pas mis un terme à la crise du logement héritée de la colonisation. A la veille de la guerre d’indépendance, cent vingt-cinq mille « Français musulmans » vivaient déjà dans des bidonvilles (4). Depuis, la situation a empiré, l’urbanisation rapide créant de fortes tensions sur le marché du logement. En quarante ans, la population d’Alger a triplé, par accroissement naturel mais aussi du fait de l’exode rural, auquel s’est ensuite ajouté un « exode sécuritaire ». Une décennie de violences (1991-2001) a en effet poussé nombre d’Algériens à chercher refuge dans la capitale.

Les années noires — et leur urbanisme de guerre civile — ont généralisé l’usage territorialisé du clientélisme. Le Front islamique du salut (FIS) et le FLN se sont livré un combat brutal pour le contrôle de la ville et de ses habitants, tentant de tirer un profit politique de l’augmentation soudaine de la demande de logements.

Elus triomphalement aux municipales de juin 1990, les représentants du FIS ont laissé sortir de terre des lotissements autoconstruits, sans acte de propriété et sans permis de construire. Ceux de Bab Ezzouar ont des allures de Far West : venelles balayées par des vents de sable ; rien, personne. Sinon une boulangerie et une mosquée en construction. Et de petits immeubles d’inspiration postmoderne mêlant couleurs ocres et pilastres grecs.

En 1992, après le coup d’arrêt porté au processus électoral, les délégués exécutifs communaux, des commis de l’Etat, reconduisent le système. Dans cette période marquée par la violence, ils continuent d’attribuer de nouveaux terrains à des habitants dont ils veulent s’assurer le soutien. Une condition de leur survie politique. Voire de leur survie tout court.

La manne urbaine attire
toutes les convoitises

Depuis la fin de la guerre civile, la question du logement se pose avec plus d’insistance. Certes, M. Abdelaziz Bouteflika a entonné à son tour la ritournelle politique de tous ses prédécesseurs. Lors de sa campagne électorale de 2009, il s’est engagé à construire un million de logements en cinq ans, présentant « l’éradication de l’habitat précaire » comme l’une de ses priorités (5). Le bidonville de Bab Ezzouar a bien été détruit en juillet 2010, après relogement de ses habitants dans des immeubles neufs en périphérie de la ville. Mais à l’ouest de la capitale, sur les hauteurs de Bologhine, un quartier aux allures de favela abrite toujours des milliers de personnes à flanc de colline. Pour elles, rien n’est prévu ; et le flot des nouveaux arrivants ne tarit pas.

Les révoltes qui éclatent régulièrement dans les quartiers pauvres sont l’indice d’un délitement du « pacte » national qui a longtemps lié la classe politique à la population. Pour Nordine Grim, journaliste à El Watan, la crise du logement résulterait moins d’une distorsion entre l’offre et la demande que de l’inconséquence du pouvoir. « En Algérie, explique-t-il, il y a sept millions deux cent mille logements pour trente-quatre millions d’habitants. La taille moyenne des ménages étant de cinq personnes, on devrait pouvoir loger tous les Algériens avec un taux d’occupation très convenable. La crise du logement n’est pas seulement un problème de disponibilité. C’est surtout un problème de répartition. La vraie question, ici, c’est le clientélisme et la corruption. »

Au sein de l’administration, des réseaux proches du pouvoir s’affrontent pour le contrôle de la rente urbaine. M. Mohamed Larbi Merhoum en a fait l’expérience. Prix national d’architecture, il concourt en 2007 pour la construction d’un pôle universitaire à Alger. Classé premier à l’examen technique, son projet est écarté lors d’un second tour portant sur les conditions financières. Or, il est trois fois moins cher que celui du lauréat, un cabinet tunisien. « La différence entre eux et moi, c’est qu’ils exigeaient d’être payés à 90 % en devises et à l’étranger, alors que je demandais des dinars, en Algérie. » Il est en effet beaucoup plus difficile de vérifier où va l’argent une fois qu’il est sorti du pays. Une partie des paiements serait ainsi détournée et transformée en rétrocommissions.

Ayant relevé l’absence d’agrément du cabinet gagnant en Tunisie, M. Merhoum put porter un recours devant la Commission nationale des marchés. Le concours fut relancé, mais il en fut exclu de facto. Et le projet fut finalement attribué en 2009 à un bureau d’études sud-coréen… pour un montant deux fois supérieur à celui de l’architecte algérien.

La manne urbaine attise toutes les convoitises. Elle donne lieu à une géopolitique interne d’autant plus difficile à démêler que les responsabilités en matière d’aménagement sont mal définies. « Il y a une triple tutelle en la matière, nous explique M. Merhoum : celle du ministère de l’aménagement du territoire, celle du ministère de l’urbanisme et celle de la wilaya, la préfecture. Les trajectoires des uns et des autres, leurs ambitions personnelles, leur capacité à mobiliser les réseaux dans lesquels ils s’intègrent ont une grande influence dans la conduite des projets engagés à Alger. » Les rivalités pour le contrôle d’un territoire qui assure pouvoir et profits sont telles qu’elles se traduisent par la paralysie de certains chantiers. Quant aux élus locaux, « exclus ou compromis dans des logiques occultes, ils ne constituent jamais un contre-pouvoir ».

Rue Larbi-Ben-M’hidi (anciennement rue d’Isly), entre la cinémathèque et le théâtre national, le bâtiment inachevé du Musée d’art moderne d’Alger (MAMA) offre une bonne illustration de la façon dont la classe dirigeante instrumentalise la politique urbaine au service de ses intérêts particuliers. Au début de l’année 2006, le gouvernement décide d’ouvrir un musée d’art moderne — le premier du genre en Algérie, le second en Afrique — dans les anciennes Galeries de France, immeuble néomauresque du début du XXe siècle. Un concours national est organisé pour en désigner l’architecte. L’Algérois Halim Faïdi, médaillé de l’Académie française d’architecture, le remporte. Quand Alger devient capitale de la culture arabe en 2007, le ministère de la culture commande à M. Faïdi, dans l’urgence, une structure provisoire. Le reste, promet-on, viendra plus tard. L’architecte s’attelle à la tâche et conserve dans ses cartons le projet portant sur l’ensemble du site.

Mais, passé l’inauguration, les travaux ne reprennent pas. « Actuellement, il n’y a même pas de bureau sur site pour le directeur ni de réserve pour stocker les œuvres. Les normes de sécurité ne sont pas respectées, que se passerait-il en cas d’incendie ? Dans de telles conditions, comment espérer accueillir des collections venant de musées étrangers ? Au ministère, on fait croire aux Algériens que le MAMA est un musée, alors qu’au mieux ça n’est qu’une galerie ! Tout ça n’est que de l’affichage, du trompe-l’œil ! »

Alger la Blanche est devenue la scène d’un théâtre d’ombres. Derrière le paravent immaculé de la révolution, l’oligarchie au pouvoir a tiré les fils d’un tissu urbain dont ne subsistent que des lambeaux décousus.



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