Algérie

Une vie humble au service des humbles


Une vie humble au service des humbles
Le professeur El Hadj Ben M'hel Bekada, appelé affectueusement Bekada par ses amis, vient de nous quitter sur la pointe des pieds, avec la discrétion qui l'a toujours caractérisé sa vie durant. Né à Mazouna, la ville de la sagesse et de l'érudition, dans une maison discrète et hospitalière, située en haut d'une colline, dans un site volcanique jouxtant le cimetière de la ville qui vous rappelle à chaque croisement du regard la véritable dimension de la vie.Je pense et je suis maintenant intimement convaincu, après l'avoir accompagné à sa dernière demeure, que c'est cela qui a forgé son caractère. Après des études primaires à Mazouna, secondaires à Tlemcen où nos chemins se sont croisés, puis supérieures à la faculté de médecine d'Alger (référence en la matière à l'époque tant au niveau du Maghreb que du Monde arabe) Il va à Paris avec son ami inséparable, Bouhlassa, pour parfaite brillamment ses études.De retour à Alger et malgré l'invitation de ses professeurs parisiens à rester à Paris, il se lança dans une carrière hospitalo-universitaire au seul service de l'université algérienne. Il est affecté à la CCA dirigée à l'époque par le regretté professeur Mentouri, homme affable, politicien éclairé et fin diplomate qui le prend sous sa coupe, et, la confiance s'installant définitivement entre les deux hommes, il finit par lui confier les clés du service. Pendant des années M. Mentouri a pu s'adonner en toute quiétude à sa passion : la politique.Alors, Bekada protégé des aléas du quotidien et de la médiocrité environnante pour s'épanouir librement dans son service. Il assure la prise en charge des démunis, des pauvres, des laissés-pour-compte, de ceux qui ne pouvaient rêver d'une prise en charge à l'étranger, monnaie courante à l'époque où des villageois, des paysannes tatouées n'avaient pas droit de cité dans certains services, de même que les vieux et vieilles sans ressources. Mentouri le laissait faire. Il l'encourageait ardemment dans cette voie car il retrouvait en lui une partie de sa jeunesse, de sa fougue et de son engagement au service de cette médecine-là, celle défendue par Hippocrate et honnie par les hypocrites. Mentouri était en fin rasséréné : un jour, il pourra quitter son service sans vague à l'âme ; il le laissera entre de bonnes mains.La traversée du désertMais la cruauté du destin étant ce qu'elle est, Mentouri fut ravi aux siens subrepticement au début de la gabegie politique. Il n'a pas eu le temps de faire ce qu'il devait faire. Le service était libre, les appétits étaient aiguisée et la voie était ouverte aux intrigues et aux marchandages. Ignorant tout des intrigues du sérail, obnubilé par ses malades, ne sachant à quel saint se vouer, Bekada dut se résoudre à confier son sort au destin. Rencontrant le ministre de la Santé au stade du 20 Août, je lui fis part de l'inquiétude qui régnait au sujet de la CCA.A ma grande surprise, il me fit la confidence suivante : «Tu sais entre Bekada homme intègre, compétent et engagé et la personne (qu'il citera et dont je ne citerai pas le nom) il n'y a aucune commune mesure. Mais quand une grille de notation pour le classement final donne la priorité à une nomination par décret sur les publications, les travaux de recherche, l'engagement sur le terrain, la prise en charge réelle et non fictive des malades, la compétence avérée pour une formation continue et un recyclage permanent dans le domaine, on ne peut que constater les dégâts. Tout ce que je peux t'affirmer c'est que dans cette affaire c'est Bekada qui a ma sympathie.» Informé par mes soins et après moult discussions, je finis par convaincre Bekada de marquer une pause.De prendre ses reliquats de congé (dix ans sans un jour de congé) sous forme d'année sabbatique pour terminer ce qu'il avait commencé à rédiger et qu'il n'avait pas eu le temps de finir. Profitant de ce répit qu'il n'avait pas connu depuis sa prise de fonction, il termina son livre, Les Mille et une questions à choix multiples, avant de revenir à la dure réalité. Se présentant à sa banque après une longue absence, il fut stupéfait d'apprendre que son salaire n'était plus versé et que son compte n'était plus alimenté. En effet, son salaire était bloqué par un intrigant, ami du prédateur. L'idée diabolique était claire : transformer le reliquat de congés en abandon de poste afin qu'il ne puisse pas concourir pour la chefferie de service.«Je le fais pour les étudiants ?»Alerté, le ministre de l'Enseignement supérieur de l'époque Amar Tou, le reçut immédiatement, s'informa de sa situation, fut surpris que son livre soit édité à compte d'auteur et mis sur le marché pour la modique somme de 500 DA, sois moins d'un dinar la page, c'est-à-dire cinq fois moins cher qu'une photocopie... «Je le fais pour les étudiants, Monsieur le ministre. Ils n'ont pas d'argent, c'est à nous à les aider.» Des instructions furent données au secrétaire général, le regretté El Hadj Azout, pour convoquer toute affaire cessante l'ignominieux afin qu'il rende compte de son infamie, et qu'il rétablisse immédiatement le professeur Bekada dans ses droits.«Qu'il vienne ici-même avec le chèque», lui dit-il. «Merci Monsieur Tou.» Commence alors la galère. Les coups tordus, les bassesses et en même temps les propositions mirobolantes des cliniques privées qui voulaient s'arracher ses services à n'importe quel prix. Elles avaient droit toujours à la même réponse, un refus poli mais ferme. L'embellie prit enfin le visage de son ami de toujours, le professeur Bouhlassa, un autre cas aussi qui se réveillera un jour de son long sommeil.En effet, ce dernier avait dormi depuis tellement longtemps sur ses lauriers mais sur ses malades, qu'en se réveillant, il se rendit compte que ses enfants avaient grandi et qu'ils n'arrivaient à se mouvoir dans son petit appartement des Asphodèles et que cette famille nombreuse allait encore s'agrandir et avait besoin de plus d'espace. Après avoir frappé à toutes les portes, Bekada se résolut enfin, lui l'irréductible, à quitter le secteur hospitalo-universitaire pour le secteur privé, non sans s'être assuré qu'il allait laisser son service entre les mains d'un autre irréductible du service public. Sitôt installé à Maillot, le professeur Bekada reprit son travail avec autant d'acharnement que de conviction. Point de temps à ménager : premier arrivé au service, dernier à en partir. Depuis la CCA il ne rentrait jamais chez lui après le ftour du Ramadhan ; il transitait toujours par l'hôpital pour s'assurer de la bonne prise en charge de ses opérés.D'ailleurs, cette habitude ne s'est estomper qu'après le transfert de sa confiance totale à son adjoint, le professeur Saïb, qui a dû, par une abnégation à toute épreuve, s'imprégner des mêmes valeurs. Bekada ne perdit jamais de vue la mission essentielle d'un vrai universitaire : la formation, la transmission de la compétence, l'érudition. Mais pour former, il fallait être formé soi-même ; pour transmettre une compétence il fallait être compétent soi-même ; quant à l'érudition, c'est tout un programme. Alors il prit une décision que peu de gens connaissent : célibataire, vertueux, n'ayant pas de grands besoins, vivant comme un spartiate, il décida de scinder son salaire en trois, un tiers destiné à ses parents de leur vivant malgré leur refus ; un tiers à un proche que je ne citerais parce qu'il m'en voudrait ; et surtout le dernier tiers réservé à sa proche remise à niveau, à son recyclage et sa propre formation continue.De cela je témoigne devant la postérité. D'ailleurs, pour illustrer cette ambition de toujours mieux faire, je citerais deux anecdotes à titre comparatif. La première : me trouvant hélas impliqué par mon bon vouloir dans le campagne présidentielle de 1999 auprès de qui vous devinez, je me suis trouvé en contact direct avec l'homme qui faisait et défaisait les carrières et tenait le destin de ce pays entre ses mains. Il me demanda pertinemment d'ailleurs d'assister à une entrevue avec une tierce personne venue exposer les doléances de sa «secte» en échange d'un soutien actif. Quelle fut ma surprise d'entendre ce personnage si puissant, si influent répondre avec un accent à couper au couteau : «Merci madame, on va essayer de vous avoir un rendez-vous avec le grand frère. Que nous allons aider à donner un peu de bonheur à la jeunesse.» C'est ce jour-là que j'ai perdu toute illusion quant à la capacité de ceux qui sont censés phosphorer pour nous guider.Changement de décor : invité par le professeur Bekada à assister à l'inauguration d'un colloque qu'il devait présider, et là ce n'est plus le «bonheur et la jeunesse» mais qu'elle surprise agréable et valorisante un discours inaugural d'une rare précision scientifique, dans un français impeccable, agrémenté d'anecdotes et, excusez du peu, sans aucune note. Ce n'était plus l'ami que j'avais en face de moi mais ce professeur émérite et qui mérite tous les égards, parce qu'il confirme qu'il y a des Algériens compétents, qualifiés, sobres, spartiates et qui ?uvrent dans l'ombre pour le bien de leur pays et surtout qui vous font honnir les goulus et les olibrius. Il était sévère, ombrageux, dur avec lui-même, avec des étudiants, avec ses collaborateurs diront certains...Mais la plus belle réponse vient du professeur Yacoubi, m'a opéré du fémur et dont j'ai sollicité l'indulgence pour l'un de ses assistants qui avait eu un écart de conduite sans conséquence : «C'est pardonné me dit-il, mais il faut que les étudiants comprennent qu'on n'a rien pour rien. Nous quand on avait cours chez le professeur Bekada, on mettait les protège-tibas parce qu'on savait à quoi s'en tenir de sa part. Il n'avait aucune concession, aucune faiblesse, mais ce n'est qu'une fois confronté, seul, à propres malades qu'on a compris toute la chance qu'on a eu d'avoir été ses étudiants. D'ailleurs vous l'avez constaté : quand on est devant lui: on redevient son éternel étudiant.»Parti comme il a vécu : discrètementBekada est parti discrètement, comme il a vécu, il est mort chez lui, dans sa véritable maison. Son service, au milieu de ses malades auxquels il a voué toute sa vie et entre les mains de ceux qu'il a formés et qu'il considérait comme ses enfants. On a pris la liberté d'appeler Monseigneur Duval Mohamed Duval pour son engagement indéfectible à la cause algérienne ; alors permettez-moi à son tour d'appeler Bekada «l'Abbé Bekada» pour la passion qu'il avait pour les démunis.Pour terminer et afin que Bekada ne m'en veuille pas de là où il est, je ne saurais finir sans rendre hommage à ses confrères et néanmoins amis qui font tous partie de la génération Belloumi de la médecine algérienne : Aït Benamara, Bouhlassa, Boudjemaâ, M'aoui, Djoudi, Zitouni, Labiedh, Touchene et tant d'autres qui me pardonneront de ne pas les avoir cités tous. Une décision, pour certains, qui aurait dû être plus pondérée et mieux réfléchie de s'éloigner des services qu'ils ont mis tant d'années et d'ardeur à mettre en place. L'alternance oui, la débandade non. Vous n'avez jamais triché avec vos malades à l'image de Bekada, vous avez été leur bouée de sauvetage dans un monde sans merci. Eux vous diront aujourd'hui merci, un grand merci et c'est ce qui comptera le plus pour vous. Adieu l'ami, adieu le frère. Repose en paix.


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