Le passé, c'est beau lorsqu'on sait grandeur lui garder. Lorsqu'on n'y plonge pas la main.Lorsqu'on ne sait pas regarder devant soi, c'est normal que l'on passe sa vie à lorgner en arrière. Ceux qui ne savent pas de quel côté se trouve l'avenir, fixent inéluctablement le passé et y puisent leur eau, leur nourriture et leur argent de poche. Souvent, à les croire, ils y trouvent même leur raison de vivre.Pourtant un passé, c'est un passé. C'est quelque chose qui n'est plus là. Qui ne le sera jamais d'ailleurs. Ce paradoxe qui veut que l'on cherche à regarder l'avenir tout en gardant les pieds et les yeux dans le passé, est une véritable maladie qui produit des séquelles définitives et irréversibles. Une bilocalisation, en quelque sorte, qui permet de mentir, à un endroit, sur le passé et de mentir, à un autre endroit, sur l'avenir. Or, si mentir sur le passé peut se faire sans trop déranger les morts, mentir sur l'avenir fait beaucoup de mal aux survivants, voire aux vivants. D'aucuns n'ont aucune attache particulière pour le lendemain. Ils ne veulent même pas savoir qu'il existe un présent. Ils sont si bien traités, ici et maintenant, que rien, absolument rien, ne leur semble plus important que ce qui les fait vivre: le passé.Hier et demainChaque fois que l'occasion se présente, ils nous racontent l'histoire que leur avaient racontée leurs pères qui, eux-mêmes la tiendraient de leurs propres grands-pères qui... et ainsi de suite. Ils ne l'ont pas vécue et pourtant ils savent que c'était quelque chose de formidable. De magnifique. Ils en connaissent les détails, même ceux qui n'y figuraient pas. Même ceux que leurs pères ne leur avaient jamais décrits. Ils vous en parleraient une vie durant sans se fatiguer, sans s'ennuyer et sans même se rendre compte qu'ils se répètent en boucle comme un disque rayé qu'on aurait oublié d'arrêter depuis un demi-millénaire.Tant que cette histoire leur permet de vivre à l'aise et de faire vivre, au-dessus de leurs moyens, leur progéniture, l'histoire est intéressante, elle est belle, elle est splendide. Elle peut même, dans la bouche de certains, devenir «éternellement vivante», devenir ce «quelque chose» qu'il faudrait raconter à l'humanité dans son ensemble pour qu'elle s'en inspire et prenne exemple. Mais l'humanité n'est plus là. Seuls les restes de l'humanité continuent à agoniser sur les bords d'une route anonyme et poussiéreuse que certains avaient cru rendre importante en y plantant une plaque «route nationale» avant de planter, à quelques mètres de là, une autre plaque «route internationale». L'Histoire n'a jamais emprunté les autoroutes.Jeter l'ancre de la réflexion dans les abysses du passé, c'est renier l'avenir, le soleil, l'horizon et c'est pour cette raison que ces gens-là ne regardent plus devant car, devant, il n'y a rien. Ni soleil, ni horizon. ni demain. Ni même devant. Il n'y a pas de devant. Les rayons ont été volés par des passagers inconnus, l'horizon descendu en lambeaux par des apprentis chasseurs et les oiseaux assassinés par de faux gardes champêtres. Depuis quelques siècles, l'humanité est condamnée à regarder en arrière. Il faut regarder loin, très loin. fixer le moment où la terre a été créée puis, par grossissements successifs, lents et réguliers, il faut passer d'abord au moment du big-bang, ensuite à celui de la création de l'homme pour arriver à celui de la création de la parole et ensuite, dit-on, il faut faire un zoom en arrière et reprendre depuis le big-bang. Sisyphe aurait donc trouvé une autre roche. La belle affaire!Si seulement, on pouvait s'arrêter de jouer au zoom et se mettre à compter combien ils étaient, les hommes, au temps de la création de l'homme et combien ils étaient devenus quelques années plus tard. Comment se fait-il qu'ils soient si nombreux aujourd'hui, malgré la mort, malgré la fin du monde' Et si seulement on pouvait s'interroger, puisqu'il y a eu création de la parole, pourquoi règne-t-il ce silence' Y aurait-il quelque chose que nous ne comprenions point' Y aurait-il quelque chose qui nous échapperait' Les censeurs n'aiment pas ces questions, mais tant pis, il va falloir qu'ils s'y habituent comme les autres se sont habitués aux ciseaux.Le passé n'est pas propre à une religion ou à une race. Il ne concerne pas un peuple ou un homme. Le passé c'est ce que nous partageons tous, depuis Adam à hier, à tout à l'heure et même à maintenant car, dans la conception dominante, «maintenant» ferait partie du passé. Vouloir accaparer le passé pour en faire une source privée, «interdite aux indigènes» comme aurait signalé une pancarte coloniale est un comportement qui n'a cessé d'étonner les uns et d'exciter les autres.Toute l'humanitéComment peut-on croire que les invocations du passé pourraient guérir d'une possession démoniaque' Comment peut-on penser, ne serait-ce qu'un instant, que le seul chemin pour exorciser l'avenir, c'est en lui substituant le passé' Toute l'humanité, à tous les points de la géographie de ce monde, raconte des histoires. Les grand-mères, les mères, les pères, même les grands frères et les grandes soeurs... tous racontent des histoires et à chacun de percevoir son monde, en fonction de ces histoires avalées une vie durant et en fonction de ses aptitudes personnelles.L'histoire, on le sait, est le récit des vainqueurs, mais l'avancée des hommes dépend de leur rapport à l'Histoire. Les nations se différencient selon ce critère. Il y a celles qui, tenant le passé par la main, sont résolument tournées vers les lendemains. Celles-là ont su se frayer un chemin vers les sommets. Elles ont, de temps en temps, un clin d'oeil pour le passé, mais elles gardent les deux yeux sur l'avenir. Elles ont une demi-jambe dans le passé et une jambe et demie dans le lendemain. Il y a celles qui, réservant seulement quelques pensées au passé, ont les deux mains agrippées au lendemain et les deux pieds dans l'avenir. Celles-là aussi sont allées loin. Les hommes y sont précurseurs des lendemains, explorateurs des ambitions. Ils sont toujours les premiers arrivés et les premiers à planter leur étendard sur les sommets les plus hauts de la vie et de l'humanité. Il y a, par contre, des sociétés qui assoient leur passé sur les genoux et, tout en le caressant, se mettent à le nourrir d'histoires pour qu'il grandisse. Raconter des histoires à l'Histoire, ce n'est pas facile, il faut le faire! Mais c'est ainsi dans ces sociétés-là! On parle, on raconte, on mène le monde avec le verbe. Pire, il y a, d'autres sociétés, celles qui soulèvent le manteau de leur passé pour s'y enfoncer et se blottir contre la poitrine regorgeant de mensonges, pour l'éternité, l'oreille tendue, avec l'espoir que leur proviennent, avec le vent, quelques histoires pour dormir.Chasseurs d'histoiresMais, au fond, les sociétés ne faisant rien qui ne soit fait par les hommes, ce sont ces derniers qu'il faut blâmer ou applaudir. Bien sûr, entre ceux qui ont un calendrier dans la tête, dans lequel ils prennent le soin d'encercler, au crayon rouge, toutes les dates auxquelles ils doivent apparaître et ceux qui, violant leur âme, accrochent des défis sur la paroi de leurs vaisseaux sanguins, il y a tout un monde. Toute une Histoire devrions-nous dire.Les premiers parlent beaucoup. Ils ont un texte pour chaque occasion, qu'ils relisent ou font republier par des amis chaque année, au même jour. A la même heure. En plus, ils s'arrangent toujours pour tricher sur les dates et sur l'Histoire. Ils veulent en rajouter pour avoir, eux-mêmes, plus de visibilité, qui sait, peut-être qu'un jour ils pourraient revenir à l'abreuvoir où ils plongeaient la gueule et le coeur. Pour eux, l'histoire est importante, le passé aussi, car ils y puisent leur nourriture et leur raison de vivre. Les seconds sont tout le temps absents puisqu'ils sont ailleurs. Ils ont élu domicile dans les lointains lendemains pour y préparer l'arrivée des prochaines générations, de leurs propres enfants ainsi que des nôtres. Pour ces gens-là, le passé est plus important encore et plus magnifique car ils le prennent par le bon côté. Celui de l'accumulation des connaissances, celui de l'amélioration de la vie de l'espèce, celui du bien-être. Ils n'ont le temps ni pour les discours creux à répétition, ni pour les mots insensés rassemblés en guise d'hommage à l'histoire ni, encore moins, pour laper dans l'assiette du passé comme le font certains prétendus chasseurs de dates.Il ne fait pas de doute que ceux qui ne savent affronter l'avenir se réfugient dans le passé. Mais est-ce pour autant que tout le monde doit y aller chercher un semblant de satisfaction' Un passé, c'est du passé. Il peut être tout, absolument tout sauf, une raison de vivre. Ce qui peut l'être cependant c'est ce qui est à venir.Le passé, c'est beau lorsqu'on sait grandeur lui garder. Lorsqu'on n'y plonge pas la main.
Posté Le : 19/10/2014
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Aissa HIRECHE
Source : www.lexpressiondz.com